Le Covid-19 est une maladie professionnelle qui se propage au travail | Justin Feldman
Les responsables politiques ont largement ignoré, voire complètement nié, le rôle central que joue la transmission sur les lieux de travail dans l'augmentation des taux de contamination au COVID-19. Dans tout le pays, les travailleur·euses ont organisé des grèves et d'autres actions syndicales depuis le début de la pandémie. Nombre d'entre elleux ont réclamé des mesures de protection plus strictes contre le COVID. Cependant, le succès de ces protestations s'est limité à un petit nombre de lieux de travail et, comme le déplorait Mike Davis, les États-Unis n'ont pas encore connu de mouvement de protestation national pour exiger une réponse plus forte à la pandémie.
Justin Feldman, épidémiologiste, il mène des recherches sur le racisme et la santé, en mettant l'accent sur les inégalités économiques et les violences policières. Il est membre du Centre FXB de Harvard pour la santé et les droits de l'homme.
· Cet article fait partie de notre dossier Travail du 12 février 2023 ·
Quel sont les contextes qui entraînent le plus de transmission du Covid ? De nombreu·ses dirigeant·es pensent avoir la réponse à cette question. Dans des conférences de presse et déclarations publiques, iels affirment que la transmission se produit principalement lors de rencontres sociales avec des ami·es et de la famille.
Le risque est particulièrement élevé, selon ces dirigeant·es politiques, lorsque les réunions n'ont pas lieu dans des espaces qui génèrent des profits ou qui remplissent des fonctions institutionnelles importantes. En revanche, les responsables politiques ont largement ignoré, voire complètement nié, le rôle central que joue la transmission sur les lieux de travail dans l'augmentation des taux de contamination par le coronavirus dans le pays.
Mettre la charge sur les rassemblements sociaux présente des avantages politiques, cela ne requiert aucune restriction du pouvoir des propriétaires d'entreprises. En revanche, reconnaître que le coronavirus est une maladie professionnelle souligne la nécessité d'interventions de santé publique qui coûteraient cher à celleux qui sont au pouvoir.
Capitalisme et contagion
Tout au long de l'histoire du capitalisme, les intérêts commerciaux ont influé sur les analyses de la propagation des maladies. La pratique médiévale de la quarantaine est tombée en disgrâce parmi les puissances européennes au cours de la première moitié du XIXe siècle. L'Angleterre et la Hollande ont assoupli leurs lois de quarantaine en 1825, la France en 1828 et l'Autriche en 1841. D'éminents médecins soutenaient que la restriction des voyages et l'immobilisation des navires ne permettaient guère de lutter contre le choléra, la fièvre jaune et les autres épidémies qui sévissaient en Europe.
Au cours de débats publics animés, ces scientifiques ont fait valoir que la plupart des maladies ne se propageaient pas par contagion, c'est-à-dire par des poisons inanimés transmis par un contact étroit avec un voyageur malade, mais plutôt par les miasmes, c'est-à-dire l'air nocif émanant de la saleté des taudis urbains. Selon des anti-contagionistes réputés comme Edwin Chadwick, auteur des tristement célèbres Poor Laws en Angleterre, c'est l'assainissement, et non la quarantaine, qui éloignerait les maladies.
Mais le débat contagion vs miasme avait aussi une dimension économique. La quarantaine est coûteuse. L'application des quarantaines ralentissait le commerce et reposait sur un État régulateur puissant, qui entrait en conflit avec les objectifs d'une classe capitaliste nouvellement en position de force. À la lumière de ces considérations économiques et politiques, l'abandon des quarantaines apparait presque prédéterminé.
Depuis, la science a progressé à un rythme tel qu'elle serait à peine reconnaissable pour un anti-contagioniste du XIXe siècle. Des virologues chinois·es ont séquencé le génome d'un nouveau coronavirus et l'ont partagé avec le monde entier un mois seulement après la première épidémie à Wuhan. Il a été récupéré par des scientifiques américain·es, qui ont ensuite créé la structure d'un vaccin efficace en deux jours à peine, même s'il a fallu presque toute l'année suivante pour le tester.
Les chercheur·euses sont également parvenu·es à un consensus sur le fait que les particules respiratoires, transportées par l'air, étaient responsables de la plus grande partie des transmissions de coronavirus. Ce dernier point constitue un inconvénient majeur pour les êtres humains qui aiment et doivent souvent être physiquement proches les un·es des autres.
Malgré l'évolution rapide des sciences biomédicales, la manière dont le coronavirus se déplace au sein des populations, c'est-à-dire les environnements et les activités qui contribuent le plus à sa propagation globale, demeure obscurcie par un brouillard miasmatique. Aux États-Unis, la plupart des infections par coronavirus ne sont jamais confirmées par des tests, et la plupart des tests positifs ne permettent jamais de remonter à la source probable. Des enquêtes détaillées sur les flambées épidémiques qui aboutissent à des conclusions définitives sont extrêmement rares.
Pour cartographier la dynamique de la propagation virale, il faut disposer d'une infrastructure de santé publique solide, qui n'existe pas aux États-Unis. Même les pays qui ont investi davantage de ressources dans la surveillance des maladies ne peuvent pas suivre lorsque l'infection est généralisée, car les sources potentielles d'infection sont trop nombreuses. Le plus important est peut-être que, pour étudier correctement les modes de propagation du coronavirus, il faut aussi que les personnes au pouvoir veuillent connaître la réponse.
Les dirigeants ne veulent pas savoir
Dans ce contexte d'incertitude, les gouverneur·es de tout le pays ont attribué la pandémie aux rencontres sociales tout en minimisant le rôle des autres lieux. Le gouverneur de l'Arizona, Doug Ducey, a par exemple déclaré à la presse : "La plupart des cas de contamination que nous observons ne peuvent pas être attribués à des restaurants ou à de petites entreprises... La plupart des cas sont liés à de petites réunions de famille et d'amis, comme les vacances de Thanksgiving qui ont eu lieu il y a deux semaines."
La gouverneure de Rhode Island, Gina Raimondo, s'est fait l'écho de ce discours : "Nous savons que la propagation se fait dans ces contextes sociaux informels", a-t-elle écrit dans un communiqué. En revanche, Raimondo a déclaré que la contamination ne se produisait pas dans des environnements plus vastes mais plus structurés, comme les bureaux, les bus et les écoles.
Dans le Massachusetts, le gouverneur Charlie Baker a décidé d'assouplir les restrictions imposées aux entreprises, expliquant que "nombre de nos clusters sont le résultat de rencontres informelles." Baker poursuit : "Le travail, dans de nombreux cas, n'est pas le lieu où la propagation se développe parce que les gens au travail se conforment aux règles et aux directives et les respectent."
Mais il n'y a peut-être pas de plus fervent partisan de l'hypothèse des rencontres sociales qu'Andrew Cuomo. Lors d'une conférence de presse en novembre, le gouverneur de New York a rejeté la responsabilité de la propagation virale sur la seule irresponsabilité personnelle.
"Si vous mainteniez des distances sociales, si vous portiez un masque et si vous étiez intelligent, rien de tout cela ne serait un problème. Tout est auto-imposé." Il a poursuivi : "Si vous ne mangiez pas de cheesecake, vous n'auriez pas de problème de poids."
Cuomo a ensuite lancé une campagne publicitaire mettant en garde les New-Yorkais·es contre l'organisation de rencontres sociales chez eux. L'affirmation centrale de la campagne, à savoir que plus de 70 % de la transmission du coronavirus peut être attribuée à la "propagation dans les salons", était fondée sur une analyse inhabituelle des données de recherche des contacts.
Comme on pouvait s'y attendre, ce chiffre de 70 % englobe la transmission entre ami·es qui décident de se retrouver pour une fête d'anniversaire (une réunion sociale), mais il inclut également les infections entre membres d'une même famille qui vivent ensemble (transmission au sein du foyer). Les données provenant d'autres États suggèrent que la transmission au sein du foyer est probablement à l'origine de la quasi-totalité de la "propagation dans le salon", mais l'on peut également se demander comment le virus est entré dans le foyer en premier lieu.
Il est certain que les rencontres sociales jouent un rôle important dans la transmission du coronavirus. La recherche a montré, par exemple, que les interdictions nationales des rencontres sociales sont l'une des interventions les plus efficaces pour limiter la propagation du virus. Les rencontres sociales peuvent également expliquer pourquoi, dans certains endroits, les transmissions augmentent après les grandes fêtes.
Mais l'hypothèse des rencontres sociales ne suffit pas à expliquer de nombreuses observations significatives. La principale d'entre elles est l'extrême inégalité raciale des taux d'infection. Aux États-Unis, les Blan·ches semblent être les plus susceptibles de participer à des rassemblements sociaux pendant la pandémie, mais iels sont parmi les moins susceptibles de contracter le coronavirus.
Si les rencontres sociales ont dominé les messages de santé publique , le rôle de l'infection sur le lieu de travail a été largement ignoré. Les principales exceptions se sont produites au début de la première vague de la pandémie. Tout d'abord, une pénurie de masques et d'autres équipements de protection individuelle a occupé quelques cycles d'information, les médecins et les infirmières traitant des patient·es atteint·es de coronavirus protestant contre des conditions de travail dangereuses. Ces pénuries n'ont pas été entièrement résolues, mais la question ne suscite guère plus l'attention du public.
Deuxièmement, l'apparition de foyers importants dans les usines de conditionnement de viande - où des milliers de travailleur·euses triment dans un espace restreint - a fait planer le spectre d'une pénurie alimentaire nationale. Le président Trump a invoqué le Defense Production Act à la fin du mois d'avril pour obliger les usines de conditionnement de viande à rester ouvertes, alors même que ces usines avaient été identifiées comme des sites de propagation à grande échelle susceptibles d'augmenter les taux de virus dans les communautés environnantes.
Le sort des travailleur·euses du secteur de la transformation de la viande n'a pas non plus retenu l'attention nationale, à l'exception d'une action en justice largement médiatisée en novembre : selon les plaignants, les responsables d'une usine de transformation de porc de l'Iowa ont parié en espèces sur le nombre de travailleur·euses qui contracteraient le virus.
Si les usines de conditionnement de viande sont uniques par leur taille et leur rôle central dans la chaîne de distribution alimentaire, on trouve également des conditions de promiscuité et de mauvaise ventilation comparables dans les usines, les cuisines de restaurants, les entrepôts et les chantiers de construction. Les caissier·es, les coiffeur·euses, les prestataires de soins à domicile et les serveur·euses sont exposé·es à des risques supplémentaires liés à l'interaction avec de nombreu·ses client·es. Malgré cela, les données des services de santé sur la transmission des coronavirus sur les lieux de travail tendent à être rares et peu fiables.
Une restauratrice de Little Rock, en Arkansas, a été atterrée de constater que l'État n'a jamais enquêté sur un foyer d'infection parmi dix employé·es de son restaurant et n'a jamais inclus cet incident - ou tout autre foyer d'infection dans un restaurant - dans ses rapports publics sur les clusters. "Je pense qu'il y a probablement beaucoup plus de clusters dans les restaurants que ce que l'on veut bien admettre", a-t-elle déploré.
Même les quelques États qui collectent des données sur la profession des patients atteints de coronavirus le font mal. Le Massachusetts, par exemple, exige légalement la déclaration des catégories d'emploi, mais, dans la pratique, ces données manquent pour 84 % des tests positifs.
Le virus se propage au travail
Bien que peu nombreuses, les recherches sur l'exposition sur les lieux de travail donnent l'impression que le coronavirus est une maladie professionnelle préoccupante qui contribue largement à la propagation dans les communautés. Une étude menée dans un grand supermarché de la région de Boston a établi que les employé·es en contact avec la clientèle étaient environ cinq fois plus susceptibles de présenter des anticorps au coronavirus que les employé·es occupant d'autres fonctions.
D'autres études ont attribué les taux élevés d'infection à des expositions sur les lieux de travail dans l'agriculture et la construction. Dans une enquête menée auprès de travailleur·euses des services, 41 % ont répondu qu'iels n'étaient pas en mesure de maintenir une distance physique constante avec les autres au travail.
L'exposition sur les lieux de travail offre également une explication convaincante à une grande partie des inégalités raciales qui ont caractérisé la pandémie. Les Noir·es, les Latinx-Américain·es et les autochtones sont non seulement plus susceptibles de mourir du coronavirus que les Blan·ches, mais tout indique qu'iels sont également plus susceptibles d'être exposé·es et infecté·es.
Les personnes de couleur représentent une part importante des travailleur·euses "essentiel·les" dans les industries à haut risque et sont plus souvent concernées par la transmission sur leur lieu de travail que les employé·es blan·ches. Les données relatives à la mobilité obtenues à partir de téléphones portables montrent que, pendant la pandémie, la seule différence dans les habitudes de déplacement entre les habitant·es des quartiers riches (qui sont généralement blancs) et les habitant·es des quartiers défavorisés (où vivent de nombreuses personnes de couleur) est que les habitant·es des quartiers défavorisés passent beaucoup plus de temps au travail.
Le bilan particulièrement dévastateur de la pandémie pour les communautés latinos met également en évidence le caractère central de l'exposition sur les lieux de travail. Les travailleur·euses latinxs sont concentré·es dans certains des secteurs les plus à risque, tels que la transformation des aliments, la restauration, la construction et le travail agricole. Au cours d'une année normale, le taux de mortalité global des Latinxs est inférieur à celui des Blan·ches. Il n'était donc pas évident que le virus tue les Latinxs à des taux exceptionnellement élevés.
Mais entre janvier et octobre 2020, les Latinxs ont connu la plus forte surmortalité de tous les groupes raciaux, mourant à un taux 50 % supérieur à leur taux normal, contre une augmentation de seulement 10 % pour les Blan·ches et d'environ 30 % pour les autres races. L'augmentation du taux de mortalité a été particulièrement frappante pour les hommes latinos en âge de travailler.
Si le fait d'éviter les rencontres sociales est en grande partie une question de choix personnel, éviter l'exposition sur les lieux de travail nécessite un changement dans l'équilibre du pouvoir économique. Aux États-Unis, les travailleur·euses ne sont pas en bonne position pour se protéger de l'exposition professionnelle au coronavirus, mais iels se battent. Dans tout le pays, les travailleur·euses ont organisé des grèves et d'autres actions syndicales depuis le début de la pandémie.
Nombre d'entre elleux ont réclamé des mesures de protection plus strictes contre le coronavirus. Cependant, le succès de ces protestations s'est limité à un petit nombre de lieux de travail et, comme le déplore Mike Davis, les États-Unis n'ont pas encore connu de mouvement de protestation national pour exiger une réponse plus forte à la pandémie.
Parallèlement aux mouvements d'organisation, des milliers de travailleur·euses ont également passé des appels téléphoniques à l'Administration de la sécurité et de la santé au travail (OSHA), en particulier lorsque la première vague d'infections a atteint son point culminant. Ces appels sont toutefois restés largement sans réponse. Avant la pandémie, l'OSHA fonctionnait comme une agence de réglementation sous-financée aux pouvoirs d'application limités. Sous la direction du secrétaire d'État au travail Eugene Scalia, l'OSHA a été particulièrement paralysée par le refus de l'administration de publier un règlement qui protégerait spécifiquement contre l'exposition au coronavirus.
Toujours dans le feu de l'action
L'autorisation d'urgence de deux vaccins par la Food and Drug Administration semble offrir une issue à la crise des infections par le coronavirus sur les lieux de travail. Un groupe consultatif du Center for Disease Control a recommandé de vacciner en priorité les vingt-et-un millions de professionnel·les de la santé (ainsi que les résident·es des maisons de santé) dans un premier temps, et trente millions d'autres travailleur·euses de "première ligne" à haut risque (ainsi que tous les Américain·es âgé·es de plus de soixante-quinze ans) dans un second temps.
Mais le processus de vaccination s'est déroulé lentement en raison des limites de la production et de l'inefficacité de la distribution. De nombreu·ses travailleur·euses de la santé employé·es par des agences de recrutement ou des contrats indépendants se sont retrouvé·es totalement exclu·es des plans de vaccination.
Un certain nombre d'États, dont la Floride et le Texas, ont refusé d'inclure les travailleur·euses de première ligne dans les catégories prioritaires de vaccination. Même les États qui ont donné la priorité aux travailleur·euses de première ligne n'ont pas de plans de distribution bien conçus, et il n'est pas certain qu'ils mettront en place des consultations sur les lieux de travail pour permettre la vaccination des personnes qui en ont le plus besoin.
Le gouverneur du Nebraska est allé jusqu'à déclarer que les immigrant·es sans papiers - dont beaucoup travaillent dans les usines de conditionnement de viande de l'État - seront exclu·es du groupe prioritaire des travailleur·euses de première ligne. Plus important encore, la capacité des vaccins à empêcher la propagation asymptomatique de la maladie des travailleurs à leurs ami·es et à leur famille non vaccinés reste une question ouverte. Même dans le scénario le plus optimiste, en l'absence d'interventions rapides en matière de santé publique, les États-Unis risquent de connaître un nombre dévastateur de décès supplémentaires avant que la vaccination ne soit généralisée.
Il existe une série d'interventions de santé publique que les gouverneurs peuvent mettre en œuvre assez rapidement pour éviter un nombre de décès bien plus élevé : payer des millions de travailleur·euses pour qu'iels restent à la maison tout en fermant temporairement et en soumettant à des restrictions les entreprises, les universités et autres institutions. C'est la ligne de conduite privilégiée par la plupart des Américain·es, qui soutiennent à deux contre un la fermeture des entreprises non essentielles. De nombreuses villes et États ont fermé des entreprises au printemps 2020, ce qui a permis de faire baisser la transmission virale.
Alors que les restrictions économiques ont créé un chômage généralisé, une grande majorité des travailleur·euses nouvellement licencié·es ont en fait gagné plus avec le supplément hebdomadaire de 600 dollars de l'assurance chômage - payé par le financement fédéral de la loi CARES - qu'iels ne gagnaient au travail. Combinées aux paiements forfaitaires de relance, les interventions économiques ont eu pour effet net de ramener temporairement le taux de pauvreté aux États-Unis en dessous des niveaux pré-pandémiques, tout en permettant aux gens d'éviter d’être exposés au travail.
Lorsque les lieux de travail ont rouvert, certain·es travailleur·euses ont refusé de travailler dans des conditions dangereuses pour un salaire modique. Mais les propriétaires d'entreprises pouvaient empêcher les travailleur·euses qui ne revenaient pas de toucher des allocations en les signalant au bureau du chômage de l'État. Dans un acte de défi, un·e hacktiviste anonyme a inondé le site Web du chômage de l'État de l'Ohio de milliers de faux rapports pour le rendre inopérant.
À la fin de l'automne 2020, alors que les taux de coronavirus augmentaient à travers les États-Unis, les 2 200 milliards de dollars de financement de la loi CARES étaient depuis longtemps épuisés. Le Congrès a débloqué des fonds supplémentaires à la fin du mois de décembre, mais ces fonds, d'un montant dérisoire de 900 milliards de dollars et assortis d'un supplément pour le chômage deux fois moins important que celui du printemps, n'étaient pas entièrement à la hauteur pour amortir les chocs de nouvelles restrictions économiques.
Alors que le nombre de mort·es augmente au cours de l'hiver, les maires et les gouverneurs hésitent à imposer de nouvelles interventions économiques. Début janvier, seuls quatre États américains ont totalement interdit les repas en salle dans les restaurants, et de nombreux gymnases, instituts et magasins de détail restent ouverts.
Andrew Cuomo a succinctement exprimé l'opposition générale des dirigeant·es politiques aux interventions économiques : "Le coût est trop élevé", a-t-il déclaré, et d'ici à ce que la pandémie s'atténue, "nous n'aurons plus rien à ouvrir".
Comme pour la quarantaine du XIXe siècle, les interventions économiques qui protègent les travailleur·euses de l'exposition aux coronavirus sont coûteuses et nécessitent un État régulateur fort. Mais contrairement aux anti-contagionistes d'il y a deux cents ans - et contrairement aux gouverneurs américains en 2021 - presque aucun·e scientifique éminent·e ne s'oppose vocalement aux restrictions économiques ou ne nie leur efficacité.
Pourtant, dans leurs déclarations publiques, les scientifiques américain·es ont complètement ignoré la question des interventions économiques et se sont plutôt fait l'écho des messages des dirigeant·es locaux et nationaux, exhortant les individus à modifier leur comportement en portant des masques, en évitant les rassemblements sociaux et en se faisant vacciner quand c'est possible. Plutôt que d'essayer de dessiner les contours d'une réponse à la pandémie, les scientifiques se contentent en grande partie du fantasme bien connu qu'iels opèrent dans un cadre étroit et prédéterminé de possibilités politiques.
Il en résulte une occasion manquée, en particulier à la lumière du contrôle imminent de la présidence et des deux chambres du Congrès par les démocrates. Un ensemble de financements de plusieurs milliards de dollars qui encouragerait et permettrait aux États de fermer des entreprises et des institutions n'est même pas sur le radar politique parce que - contrairement à leurs homologues du Royaume-Uni et du Canada - les scientifiques américain·es ne l'ont pas considéré comme un objectif souhaitable.
En l'absence d'indications claires sur ce pour quoi se battre, les progressistes ont exigé des chèques de relance plus importants et l'annulation des prêts étudiants, ce qui, tout en apportant un soulagement économique à de nombreuses personnes dans le besoin, ne contribuerait guère à réduire le nombre sans cesse croissant de maladies et de décès.
En fin de compte, cependant, la raison pour laquelle les dirigeant·es politiques américain·es ont laissé le coronavirus se propager presque sans relâche se résume à la question de savoir qui est lésé et qui a le pouvoir. Au cours de la première année de la pandémie, les milliardaires américains ont amassé 4 000 milliards de dollars de richesse supplémentaire. Mais ce ne sont pas seulement les quelques personnes au sommet de l'échelle qui se sont enrichies : la valeur nette combinée des ménages américains est la plus élevée de l'histoire du pays, grâce aux bonnes performances des marchés boursiers et immobiliers.
Au milieu des files d'attente interminables devant les magasins d'alimentation, les taux d'emploi pour le tiers des emplois les mieux rémunérés se sont pleinement rétablis. En outre, les mêmes populations qui restent économiquement indemnes ont également été protégées des pires effets du coronavirus sur leur santé - elles sont les moins susceptibles d'être infectées ou de mourir de la maladie.
Si les dirigeant·es politiques continuent sur la même voie, des centaines de milliers de personnes supplémentaires mourront de façon évitable avant que la pandémie ne s'atténue. Les pires effets du virus continueront à se concentrer sur les travailleur·euses et les membres âgé·es de leur famille.
En décrivant les bidonvilles industriels de Manchester au XIXe siècle, Friedrich Engels a introduit un terme qui décrit bien les actions de la classe dirigeante aujourd'hui : le meurtre social.
Publication originale (19/01/2021) :
Jacobin
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