La Société Malade | Kathryn Olivarius, Malcolm Harris
L'immunocapitalisme est un système de domination de classe dans lequel les élites de la Nouvelle-Orléans ont utilisé la fièvre jaune et les destructions qu'elle a entraînées pour diviser et soumettre les masses, tant noires que blanches. Ainsi, les personnes qui contrôlent la sphère commerciale et citoyenne, les riches planteurs blancs, les marchands, les politiciens, en sont venues à considérer la maladie non pas nécessairement comme une malédiction, mais comme une sorte de bénédiction.
Malcolm Harris est journaliste, critique et essayiste américain. Il écrit pour The New Inquiry et a participé au mouvement Occupy Wall Street. Il vient de publier Palo Alto: A History of California, Capitalism, and the World.
Kathryn Olivarius est une historienne reconnue de l'esclavage, de la médecine et de la maladie, dont les écrits et les recherches ont été publiés dans le New York Times, le Scientific American et le Washington Post. Elle est professeur adjoint d'histoire à l'université de Stanford.
· Cet article fait partie de notre dossier Dans le miroir du passé du 21 mars 2023 ·
Quand l'historienne Kathryn Olivarius a publié en 2019 son article intitulé "Immunity, Capital, and Power in Antebellum New Orleans" dans l'American Historical Review, elle ne savait pas à quel point son étude des ramifications sociales des maladies épidémiques dans la société de classe serait pertinente. Lorsqu'elle a publié son livre sur le même sujet, Necropolis : Disease, Power, and Capitalism in the Cotton Kingdom, trois ans plus tard, Olivarius a eu besoin d’une courte préface pour aborder l'éléphant dans la pièce mal ventilée.
Necropolis raconte l'histoire d'une classe dirigeante régionale qui a conclu un pacte diabolique avec la maladie, allant au-delà de la négligence pour cultiver des épidémies semestrielles de fièvre jaune. Capitale commerciale du nouveau système mondial du XIXe siècle, la Nouvelle-Orléans pouvait compter sur un flux constant de nouvelle·aux arrivant·es, libres et en esclavage, pour alimenter la maladie personnifiée sous le nom de "Yellow Jack". Plutôt que de se moderniser pour apprivoiser la mort, les "immunocapitalistes" de la ville, comme les appelle Olivarius, ont élaboré des justifications idéologiques et des coutumes sociales élaborées autour de la maladie, l'utilisant pour soutenir le régime moribond de l'esclavage. Avec sa Nouvelle-Orléans nécrotique, Olivarius dresse le portrait d'une société malade, un tableau qui à la lumière d'aujourd'hui semble étrangement familier. - Malcolm Harris
Malcolm Harris : Pouvez-vous me parler du rôle inhabituel joué par la Nouvelle-Orléans dans l'économie nationale et mondiale au cours de la période couverte par votre livre ?
Kathryn Olivarius : La Nouvelle-Orléans est vraiment la ville du XIXe siècle aux États-Unis, surtout avant la guerre de Sécession. Fondée en 1718 par les Français, elle a alterné entre le contrôle français et le contrôle espagnol au cours du 18ème siècle. Elle a toujours été une ville qui ne devrait pas exister, car elle se trouve dans un marécage. Mais elle se situe à la base même du fleuve Mississippi, qui est l'artère du continent nord-américain, et il faut qu'il y ait une ville pour traiter toutes les marchandises qui sortent de la vallée du Mississippi. La Nouvelle-Orléans a été fondée sur ce large coude du fleuve, et la majeure partie de la ville se trouve à environ un pied au-dessus du niveau de la mer. Elle est très, très proche de la nappe phréatique.
Dans les années 1790, la Nouvelle-Orléans se transforme rapidement grâce à deux produits de base : le coton et le sucre. Ces deux produits étaient la source d'immenses richesses pour les différents empires du monde atlantique. Le sucre a été granulé pour la première fois en Louisiane en 1795, et l’invention de la machine à égrener le coton a rapidement augmenté la production de coton. C'est donc de cet endroit, au bord d'une révolution des matières premières, que l'Amérique a hérité lors de l'achat de la Louisiane en 1803. La Nouvelle-Orléans est devenue la première ville exportatrice de coton pendant la période antebellum. Et comme ces produits étaient cultivés à plus grande échelle - le coton se répandait dans la vallée du Mississippi - la Nouvelle-Orléans devint le principal fournisseur de coton du marché européen autour des années 1840.
Au fil des décennies, de plus en plus de coton transite par la Nouvelle-Orléans vers les ports du monde entier. Cela amène à son tour beaucoup de richesses et de capitaux à la Nouvelle-Orléans, ainsi que des gens qui veulent investir dans les industries du coton et du sucre. Et bien sûr, il y a aussi l'industrie de l'esclavage. Avec l'interdiction de la traite transatlantique, la Nouvelle-Orléans devient le plus grand marché d'esclaves des États-Unis et le centre exclusif du commerce intérieur d'esclaves.
MH : En tant que plaque tournante du commerce mondial, la ville devient également un centre de maladies et de propagation des maladies. Nous considérons traditionnellement les vagues de maladies comme des problèmes publics auxquels il faut faire face, ou du moins c'était le cas auparavant. Mais vous décrivez une situation à la Nouvelle-Orléans où la fièvre jaune devient non seulement endémique d'un point de vue épidémiologique, mais aussi d'un point de vue social. Comment cette société se structure-t-elle autour de la maladie ?
KO : La fièvre jaune a radicalement transformé la vie de millions d'Américain·es avant le XXe siècle. La maladie a besoin de trois éléments : un climat chaud et humide, une population importante de moustiques femelles Ae. aegypti et une grande population de personnes non immunisées vivant à proximité les unes des autres. À la Nouvelle-Orléans, à cette époque, des épidémies apparaissent tous les deux ou trois ans en été.
Après l'achat de la Louisiane, des milliers de personnes affluent dans la région parce qu'elles veulent participer à la révolution des matières premières, ou parce qu'elles veulent un de ces bons emplois gouvernementaux qu'elles considèrent comme un tremplin vers la propriété d'esclaves et de terres. Et plus les gens arrivent, plus les bateaux arrivent aussi, transportant ces moustiques en provenance des Caraïbes.
Dans les années 1810, les épidémies étaient si fréquentes qu'elles ont façonné le calendrier de la ville. Les épidémies se produisaient généralement de juin ou juillet à novembre, lorsque les premières gelées tueuses de moustiques arrivaient. Cela représente trois ou quatre mois de fièvre, ce qui a évidemment eu un impact sur la vie des gens à ce moment-là, mais aussi tout au long de l'année. Elle a fortement influencé le calendrier du marché du coton. En janvier, les industries du coton, du sucre et de l'esclavage étaient en pleine effervescence, mais un jour, fin juin ou début juillet, un cas de fièvre jaune était signalé ou faisait l'objet d'une rumeur, et il finissait par y avoir un point de basculement, lorsqu'un nombre suffisant de cas étaient signalés, et toute la vie de la ville s'en trouvait bouleversée.
Les personnes riches et blanches, dont beaucoup possédaient des esclaves et des plantations à la campagne, pouvaient partir. Vous montiez dans une calèche avec votre famille, ou peut-être avec des esclaves qui vous appartenaient, et vous vous rendiez dans votre plantation de campagne. Ou bien vous alliez dans le nord, vous alliez au théâtre et vous faisiez des affaires à New York. Certain·es allaient à Londres ou à Paris pour y faire leurs tournées d'été. Mais cela ne concerne que les personnes les plus riches, et beaucoup n'ont pas d'autre choix que de rester en ville pendant les épidémies parce qu'iels n'ont pas les moyens financiers ou la liberté de partir. Et si vous restiez en ville, la vie était misérable. Vous passiez trois mois à craindre de mourir. On s'efforçait de continuer à travailler sous peine d'être licencié·e, d'abandonner son poste dans l'épicerie, chez le grossiste ou dans la maison du commerçant. Si vous tombiez malade, vous dépensiez tout l'argent que vous aviez au monde, et même un peu plus, en médecins et en infirmières pour essayer de vous faire passer le cap de l'acclimatation en toute sécurité. Si vous survivez, vous serez connu·e comme citoyen·ne acclimaté·e ; si vous mourez, vous serez un·e pauvre et malheureu·se étranger·e non acclimaté·e. Au XIXe siècle, vous aviez environ 50 % de chances de survivre ou de mourir de cette maladie.
Et puis, quand le gel arrive, comme tant de gens le décrivent dans leurs lettres et journaux intimes, la Nouvelle-Orléans reprend du poil de la bête du jour au lendemain. Soudain, les rues se remplissent de monde, les magasins rouvrent, les écoles aussi. Si vous avez vécu cela pendant de nombreuses années, vous vous êtes habitué·e à cette sorte de danse macabre, à ce schéma semestriel qui dicte le rythme mais aussi les émotions de votre vie.
MH : Cela me rappelle quelque chose. J'ai été frappé par le fait que l'économie de la Nouvelle-Orléans ressemblait davantage aux plantations sucrières esclavagistes des Caraïbes qu'aux plantations de production d'esclaves du Haut-Sud.
KO : Même aujourd'hui, la Nouvelle-Orléans ne semble pas particulièrement américaine. Il y a deux siècles, les gens s'accordaient à dire qu'elle ressemblait beaucoup plus à La Havane qu'à Philadelphie ou à Richmond, ce qui a contribué à justifier l'esclavage. Les théoriciens de l'époque affirmaient que les Noir·es pouvaient mieux résister au climat et aux maladies du monde tropical et qu'il s'agissait là d'un signe de Dieu, mais aussi de l'environnement, selon lequel l'esclavage des Noir·es serait naturel, voire humanitaire, parce qu'il isolait les Blanc·hes des lieux et des travaux qui les auraient tué·es. Cette idée a existé pendant des centaines d'années dans le monde atlantique et a été affinée par les médecins en poste dans l'armée ou la marine britannique, dans ces campagnes des Caraïbes. Cette idée s'est imposée à la Nouvelle-Orléans, contre toute évidence.
Très rapidement après l'achat de la Louisiane, l'idée s'est imposée que la Louisiane était un endroit trop chaud et trop malsain pour que les Blanc·hes puissent y effectuer la majeure partie du travail. Seul l'esclavage des Noir·es, disait-on, pouvait transformer les marécages en plantations rentables de sucre et de coton. C'est ainsi que l'on a prétendu très tôt que les Noir·es présentaient, sinon une immunité totale contre la fièvre jaune, du moins une résistance extrême à la maladie. Ce n'est pas vrai, ce n'est qu'une histoire. Les Noir·es pouvaient mourir de la fièvre jaune et en sont mort·es, comme le prouvent toutes sortes d'ouvrages, de journaux intimes et de livres de gestion des plantations. Et pourtant, cette mythologie perdure. Cette histoire devient un élément déterminant de la logique de l'esclavage sur la côte du Golfe.
MH : Vous écrivez que la proportion de personnes en esclavage das la ville est passée de 50 % en 1806 à 8 % en 1860.
KO : Oui, la Nouvelle-Orléans a été une ville majoritairement noire pendant une grande partie du 18e siècle et au début du 19e siècle, mais la population esclave a chuté de manière significative. Cela s'explique en partie par le fait que les esclavagistes de la Nouvelle-Orléans se disaient : "Pourquoi mettre en danger mes biens de valeur ici ? Cette personne pourrait être utilisée à bien meilleur escient dans ma plantation du Mississippi, qui est bien plus sûre que la Nouvelle-Orléans en temps d'épidémie".
MH : Pouvez-vous nous parler du concept d'"immunocapital", votre terme pour désigner le système par lequel la fièvre jaune interagit avec ce marché du travail hétérogène ?
KO : L'immunocapitalisme est un système de domination de classe dans lequel les élites de la Nouvelle-Orléans ont utilisé la fièvre jaune et les destructions qu'elle a entraînées pour diviser et soumettre les masses, tant noires que blanches. Ainsi, les personnes qui contrôlent la sphère commerciale et citoyenne, les riches planteurs blancs, les marchands, les politiciens (qui, soit dit en passant, sont très souvent les trois à la fois), en sont venues à considérer la maladie non pas nécessairement comme une malédiction, mais comme une sorte de bénédiction. En effet, la maladie a accompli beaucoup de travail pour eux.
Dans les autres villes américaines de l'époque, lorsqu'il y a une maladie, les gens essaient de la soulager ou de la guérir. Ce n'est pas ce qu'a fait l'élite de la Nouvelle-Orléans. Au contraire, elle semble encourager la propagation de la fièvre jaune, profitant de la mort massive pour consolider son pouvoir sur le marché du coton. Peu après l'achat de la Louisiane, les élites ont déclaré : Il n'y a rien que nous puissions faire pour arrêter la fièvre jaune. Il n'y a pas de remède. Il n'y a pas d'inoculation. Nous ne savons pas comment elle se propage. Nous n'avons aucun moyen de savoir qui va vivre ou mourir. Et les quarantaines et autres mesures de santé publique, qui peuvent fonctionner à New York, ne fonctionneront pas ici parce que nous sommes dans un marécage. Les deux "solutions" qu'ils ont trouvées sont les notions d'immunité des esclaves Noir·es et d'acclimatation des Blanc·hes.
Avec le temps, la population blanche de la ville s'est stratifiée en fonction de celleux qui possédaient une immunité contre la fièvre jaune, c'est-à-dire les "citoyen·nes acclimaté·es". Les personnes acclimatées vivaient dans de meilleurs endroits, avaient de meilleurs emplois, étaient plus facilement promues. Iels étaient en mesure d'entretenir des relations sociales et de se mêler aux cercles supérieurs. Iels pouvaient même se marier plus facilement, de nombreux pères interdisaient à leurs filles de parler à des hommes non acclimatés.
MH : Parce qu'ils étaient susceptibles de mourir à vos côtés ?
KO : Oui. Et l'acclimatation est liée à la richesse parce qu'elle ouvre les portes à de meilleurs emplois, de meilleures relations, de meilleures lignes de crédit, etc. Ces catégories sont donc très importantes, tant sur le plan professionnel que social.
MH : Il semble que l'acclimatation soit, d'un point de vue conceptuel, analogue à certains types d'éducation ou de compétences, comme le fait d'avoir un diplôme universitaire ou de savoir coder. J'ai essayé d'imaginer comment les gens s'adapteraient à ce type de situation sur le marché du travail.
KO : J'utilise délibérément le terme "capital" ici parce que les gens de l'époque décrivaient leur immunité comme une forme de capital au sens où l'entend Pierre Bourdieu. Iels la considéraient comme un titre qui leur donnait accès à d'autres choses, tout comme un diplôme universitaire. Il ne peut être transmis ni échangé, mais vous y avez consacré du temps et vous avez risqué votre vie, et c'est votre récompense.
MH : Vous écrivez sur un régime de travail divisé, où un grand pourcentage des travailleur·euses sont des esclaves, vous les appelez "capital incorporé". Vous utilisez la notion de capital à la fois dans la tradition de Bourdieu et dans celle de Marx, en les fusionnant dans ce concept d'immunocapital, qui met en évidence la disjonction entre le travail libre et le travail en esclavage. Cela vous a-t-il posé des problèmes ?
KO : Lorsque je parle de personnes en esclavage, le capital est beaucoup plus au sens marxien du terme. C'est beaucoup moins métaphorique.
MH : On peut le mesurer.
KO : On peut le mesurer et l'évaluer en termes de prix.
Mais c'est l'un des aspects les plus frustrants de l'histoire du Sud et de l'esclavage : nous disposons de très peu de sources du point de vue des personnes esclaves qui ne soient pas médiatisées par des Blanc·hes. Même les récits d'esclaves ont été écrits, réécrits et rédigés pour un public blanc dans le Nord. Il y a donc très peu de sources qui parlent de ce que je veux exprimer ici, à savoir : comment les personnes en esclavage se sentaient-elles par rapport à leur immunité ? Comment leur perception d'elleux-mêmes a-t-elle changé s'iels se sont acclimatés ? Est-ce analogue à ce que ressentaient les travailleur·euses salarié·es blanc·hes ?
Nous pouvons en partie le deviner, je pense qu'il est juste de dire que les personnes réduites en esclavage étaient terrifiées par la fièvre jaune, comme n'importe qui d'autre. Iels étaient évidemment ravi·es d'être acclimaté·es, s'iels l'étaient, parce qu'avant tout, cela leur sauverait la vie et leur éviterait de mourir lors de futures épidémies. Mais j'ai trouvé très, très peu de sources qui expliquent comment l'acclimatation a changé la façon dont les personnes en esclavage pensaient à elles-mêmes et à leur position dans le monde par rapport aux autres.
Les travailleur·euses immigré·es blanc·hes le criait sur tous les toits lorsqu'iels été acclimaté·es. Iels y voyaient un tremplin vers un emploi de bureau. Vous n'auriez plus à emprunter les canaux, vous n'auriez plus à comprimer le coton pour le charger dans les bateaux à vapeur. On pouvait devenir employé de bureau ou comptable. Et un jour, posséder sa propre usine de coton, acheter des terres, acheter des gens. C'était comme obtenir un diplôme universitaire, et soudain, le monde s'ouvrait à vous.
MH : D'une certaine manière, cela semble être un pont vers la modernité pour certaines personnes, pour les travailleur·euses libres qui deviennent acclimatés. C'est un pont vers une période historique différente de celle d'où iels viennent.
KO : Oui, la Nouvelle-Orléans était la deuxième destination d'immigration la plus populaire du pays, après New York, pendant la période d'avant-guerre. Et beaucoup de ces gens sont passés par là parce qu'il n'y avait pas de contrôle sanitaire.
MH : Je ne veux pas confondre l'immunité et la position de classe, car elles sont distinctes au sens bourdieusien du terme. Mais l'immunocapitalisme produit cette sorte de surclasse immunisée qui développe un ensemble de positions politiques incluant une antipathie pour les mesures de santé publique. Une attitude insouciante à l'égard de la fièvre jaune est-elle devenue un critère déterminant des conservateurs en faveur d'une politique esclavagiste ?
KO : Au cours de cette période, la Nouvelle-Orléans dépense beaucoup, beaucoup moins pour la santé publique que n'importe quelle autre ville américaine comparable. Je parle de 2 cents par personne et par an pour la santé publique, contre 69 cents à Boston. C'est de loin la ville la plus meurtrière d'Amérique, avec un taux de mortalité trois fois supérieur à la moyenne nationale. Et tout le monde la tourne en dérision en la qualifiant de Nécropole, de Siège de la Pestilence, de Grand Charnier ou de Ville de la Mort…
MH: Mon dieu.
KO : L'un des aspects les plus intéressants de mes recherches est que j'en suis venu à considérer l'indifférence officielle à l'égard de la santé publique non pas comme un problème, mais comme une caractéristique de cette société. Les élites rejetaient systématiquement la quarantaine et dépensaient très peu d'argent pour l'assainissement, ce qui était un problème majeur, d'autant plus qu'à l'époque, beaucoup pensaient que la maladie se propageait par les miasmes. Les habitant·es de la Nouvelle-Orléans en sont venu·es à soupçonner les autorités municipales de vouloir littéralement les faire mourir.
La question est donc de savoir pourquoi les élites de la Nouvelle-Orléans ont agi si différemment de celles des autres villes. C'est en partie parce qu'elles ont poussé à l'extrême la position conservatrice anti-impôts. Ils pensaient sincèrement que toute intervention en matière de santé publique serait inefficace et constituerait un gaspillage d'argent.
Mais ils se sont heurtés à des résistances, surtout après les grandes épidémies. En 1853, une épidémie dévastatrice, qui reste l'une des pires catastrophes naturelles de l'histoire américaine, a entraîné la mort de 12 000 personnes en l'espace de deux mois et demi ou trois mois. Cela représente un dixième de la population de la ville et un cinquième de la population d'origine irlandaise. Un nombre considérable de morts, plus que ce que la ville peut supporter. Le conseil municipal se réunit en juin, parle brièvement de la fièvre jaune, affecte de nouveaux fonds pour y faire face, puis tous partent dans leurs plantations et y restent jusqu'en octobre. Cela entraîna des réactions négatives.
Mais ils s'opposent à ces réactions essentiellement en niant la maladie, à la fois en tant que réalité épidémiologique et en tant que réalité sociale. Dans les années 1850, on voit de plus en plus de gens dire que la fièvre jaune n'est pas un si gros problème. Ce n'est pas une maladie si grave, et toute personne tempérée, bien élevée, courageuse et virile y survivra. Elle ne tue que les immorale·aux, les ivrognes et les malheureu·ses. Votre cousin de Philadelphie ou votre nièce de Sligo qui considèrent la Nouvelle-Orléans comme une "nécropole" ne savent pas de quoi iels parlent, ces critiques venues du Nord de la situation sanitaire de la Nouvelle-Orléans sont présentées comme un moyen pour les abolitionnistes de s'attaquer à l'esclavage.
MH : Que s'est-il passé lorsque la Nouvelle-Orléans a été occupée par l'armée ? Quelles étaient les attentes et quelle a été la réalité ?
KO : La Nouvelle-Orléans était évidemment une ville importante de la Confédération, et lorsque la Louisiane a fait sécession, la Nouvelle-Orléans a fait de même. Mais elle a été reprise assez tôt dans la guerre. Lorsque l'armée de l'Union a occupé la Nouvelle-Orléans, les habitant·es de la ville s'attendaient à ce que l'on attende le mois d'août. Parce qu'alors, tous ces soldats de l'Union non acclimatés allaient mourir, et ils verraient que la fièvre jaune était aux côtés du Sud. Quand tous ces garçons mourront, cela nous donnera raison, à nous et à notre système.
Benjamin Butler, le général chargé de l'occupation, était très préoccupé par les maladies et, comme tout le monde en Amérique, il avait entendu les récits de la Nouvelle-Orléans. Il était parfaitement conscient que la plupart des hommes de son armée n'étaient jamais allés aussi loin dans le sud, qu'ils n'étaient absolument pas acclimatés et qu'ils étaient vulnérables à cette maladie. Il a donc mis en place une quarantaine stricte. Il ne laissait pas les navires entrer ou sortir sans une inspection minutieuse. Il a doublé le salaire de l'agent de quarantaine, il a nettoyé les rues, il a renvoyé les personnes qui semblaient être les laquais des bureaucrates de la Nouvelle-Orléans. Il a mis en place tout un programme d'assainissement.
Et cela a marché. Seuls quelques cas de fièvre jaune ont été signalés pendant les années de guerre, alors que des centaines de milliers de personnes entraient et sortaient de la ville chaque année. C'est une démonstration miraculeuse de l'efficacité de la loi martiale dans la lutte contre les maladies et de l'efficacité de la quarantaine lorsqu'elle est correctement instituée et rigoureusement respectée.
Mais juste après la guerre, lorsque l'armée de l'Union s'est retirée, les mêmes personnes qui contrôlaient la Nouvelle-Orléans avant la guerre ont repris leurs anciennes positions et sont revenues à leurs anciennes habitudes. Ils ont dit : "Peu importe ce qui s'est passé pendant la guerre, oublions cela". Benjamin Butler était détesté et considéré comme un tyran par les Blanc·hes de la Nouvelle-Orléans, qui associaient la quarantaine à lui et non à l'amélioration de la santé. Et tout de suite, les problèmes de santé sont réapparus. Une grave épidémie s'est à nouveau déclarée en 1867, suivie d'épidémies périodiques tout au long des années 60 et 70, pour culminer avec l'épidémie de 1878, juste après la fin de la Reconstruction. Cette épidémie a été la pire de toute une génération ; 5 000 ou 10 000 personnes sont mortes rien qu'à la Nouvelle-Orléans, 25 000 personnes sont mortes dans tout le sud du golfe du Mexique. L'épidémie s'est étendue jusqu'à Memphis, qui n'avait jamais connu de fièvre jaune auparavant.
Mais une fois de plus, au milieu de cette épidémie dévastatrice, il y avait cette attitude péremptoires parmi l'élite commerciale et citoyenne, qui disait : "Les quarantaines ne marchent pas ici". Ils disaient cela alors qu'ils avaient la preuve que cela avait fonctionné pendant la guerre. Ce n'est que lorsque l'immigration s'est brusquement tarie après la guerre, et que le coton est parti ailleurs, que la Nouvelle-Orléans a pu s'affranchir de cette attitude.
MH : C'est un indice très évocateur des échecs de la Reconstruction. Pendant la guerre de Sécession, l'occupation met fin à l'esclavage et à la fièvre jaune en même temps, puis les autorités abandonnent cette position, ce qui a un effet désastreux. Lorsque vous avez commencé ce projet, il n'y avait pas de pandémie...
KO : Oui, je ne recommande pas d'écrire un livre sur une maladie pendant une pandémie mondiale. C'était un peu trop de l'art imitant la vie.
Mais il était intéressant, choquant et un peu effrayant, surtout dans les premiers mois de la pandémie, de voir combien il y avait d'échos de la vie à la Nouvelle-Orléans il y a deux cents ans. Le COVID est une maladie beaucoup moins mortelle que ne l'était la fièvre jaune. Mais je pense que nous avons eu un petit aperçu de ce que pouvait être la vie de personnes vivant des années entières au rythme d'un virus. L'une des choses qui m'a le plus impressionné, c'est à quel point il est épuisant d'avoir peur, et aussi à quel point c'est ennuyeux. Il s'agit d'une combinaison vraiment étrange d'anxiété et de peur intenses et d'une sorte d'ennui extrême. Pour moi, c'est la définition de la pandémie. Cela me donne beaucoup de sympathie pour la façon dont les gens du passé ont dû vivre cette situation.
Certains hommes politiques, comme Donald Trump, Greg Abbott et d'autres, s'en sont tenus à la même ligne de conduite : nous ne pouvons pas confiner le pays parce que ce n'est pas la chose à faire par patriotisme. "Retournez au travail, car nous devons faire tourner l'économie." Il y a une photo, quand Trump a eu le COVID en 2020, de lui enlevant son masque sur le balcon de la Maison Blanche. Je pense toujours à cette photo comme à l'image du premier immunocapitaliste du XXIe siècle. Voilà un homme qui essaie d'afficher sa virilité, son courage, son patriotisme, son affiliation politique, le tout en une seule image très puissante. Le symbole qu'il est de votre devoir patriotique d'assumer les risques liés à la maladie.
MH : À la fin du livre, je n'ai pu m'empêcher de penser que l'Amérique contemporaine est comme une grande Nouvelle-Orléans, en termes de COVID, bien sûr, mais encore plus en ce qui concerne le changement climatique. Nous avons ce système de production archaïque basé sur les émissions de carbone et la croissance incessante, et une élite dont l'intérêt immédiat est de maintenir les choses en l'état.
KO : Il s'agit d'une élite solidement implantée, limitée dans son imagination et attachée à un système de production qui est en train de nous détruire tous·tes. Mais ce système est très rentable pour eux à court terme, et il est contraire à leurs intérêts de changer quoi que ce soit. Et parce qu'il est si vaste et si effrayant, les élites utilisent sa portée, son échelle et sa complexité pour nous détourner du fait qu'elles pourraient limiter les émissions de carbone. C'est également le cas des immunocapitalistes de la Nouvelle-Orléans. Ils ne cessent de dire : "Oh, c'est un problème trop important, qu'attendez-vous de nous ? » Mais ils ne s'attaquent pas aux personnes et aux systèmes qui rendent notre monde plus chaud et moins hospitalier. Nous savons ce qu'il faut faire, nous avons une idée de la manière dont il faut s'y prendre.
Publication originale (02/09/2022) :
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