La pandémie de grippe de 1918 a fait des millions de morts. Pourquoi son empreinte culturelle semble-t-elle si ténue ? | Elizabeth Outka, Rebecca Onion
En combinant l'analyse littéraire avec l'histoire de la grippe et les écrits des survivant·es, Elizabeth Outka montre clairement que cette pandémie n'a pas été "oubliée", mais qu'elle est simplement passée dans la clandestinité.
Elizabeth Outka est professeure d'anglais à l'université de Richmond. Elle est l'auteur de Consuming Traditions : Modernity, Modernism, and the Commodified Authentic (2009) et de Viral Modernism,The Influenza Pandemic and Interwar Literature (2019).
Rebecca Onion est journaliste à Slate et autrice de Innocent Experiments, Childhood and the Culture of Popular Science in the United States.
· Cet article fait partie de notre dossier Dans le miroir du passé du 21 mars 2023 ·
L'année dernière, j'ai écrit un article anniversaire consacré à la pandémie de grippe "oubliée" de 1918-19, en m'appuyant sur les travaux d'historien·nes qui se sont demandé pourquoi un événement d'une telle ampleur avait eu si peu d'effet sur la culture, la politique et la mémoire publique au cours des décennies qui ont suivi la disparition de cette souche mortelle de la grippe, qui a laissé derrière elle entre 50 et 100 millions de morts. Cette année, alors que le SRAS-CoV-2 a plongé le monde entier dans une réalité alternative terrifiante et déprimante, j'ai encore plus de mal à comprendre ce phénomène historique. Comment une telle expérience, qui bouleverse les esprits et la société, a-t-elle pu être passée sous silence ?
C'est ici qu'intervient Elizabeth Outka, chercheuse en littérature, dont l'ouvrage Viral Modernism : The Influenza Pandemic and Interwar Literature (Modernisme viral : la pandémie de grippe et la littérature de l'entre-deux-guerres). Ce livre se consacre au petit groupe d'auteur·ices qui ont abordé la pandémie de front dans leurs œuvres, mais il montre également que les œuvres de certain·es grand·es auteur·ices - T.S. Eliot, Virginia Woolf, William Butler Yeats - ont été profondément affectées par la grippe, d'une manière qui n'est pas aussi immédiatement perceptible. En combinant l'analyse littéraire avec l'histoire de la grippe et les écrits des survivant·es, Outka montre clairement que cette pandémie n'a pas été "oubliée", mais qu'elle est simplement passée dans la clandestinité.
Nous avons récemment discuté des impossibilités narratives des virus, des problèmes de santé mentale des survivant·es de la grippe et de l'omniprésence de ce qu'Outka appelle la "culpabilité de la contagion". Notre conversation a été remaniée et condensée pour plus de clarté.
Rebecca Onion : Il y a cette idée que la pandémie de 1918-19 n'a pas eu d'impact, que ce truc énorme qui a tué tant de gens était, en quelque sorte, un néant culturel. Votre livre adopte une approche différente. Parfois, vous soulignez l'impact évident de la pandémie, dans le cas d'auteur·ices comme William Maxwell ou Katherine Anne Porter, et parfois vous identifiez quelque chose d'un peu plus nébuleux ou souterrain, l'influence obscure de la pandémie sur l'œuvre d'écrivain·es modernistes célèbres. Comment vous est venue l'idée d'aborder la mémoire de la grippe de cette manière ?
Elizabeth Outka : Par nécessité, en fait. Les maladies sont mémorisées différemment par notre esprit que quelque chose comme une guerre. Par leur nature, les maladies sont très individuelles. Même dans une situation de pandémie, vous menez votre propre combat interne contre le virus, et ce combat vous est propre. Dans une situation de pandémie, de très nombreuses personnes peuvent mener le même combat, mais celui-ci est étrangement à la fois individuel et massif.
L'impact énorme d'une pandémie n'est pas nécessairement enregistré de la manière dont on s'attend à ce que l'histoire soit enregistrée. On peut enregistrer les pertes économiques ; on peut compter les corps, même si cela peut être difficile. On peut étudier la science du virus, mais il y a une difficulté à rendre les pertes visibles.
Bien sûr, c'est l'une des raisons pour lesquelles nous érigeons des monuments à la mémoire des personnes mortes à la guerre : il s'agit de prendre quelque chose qui n'est pas tout à fait tangible et de le transformer en quelque chose que les gens peuvent voir. Je pense qu'avec les maladies, cela peut être difficile à faire. Les maladies ont souvent un impact sur les corps d'une manière difficile à cerner. Les virus sont invisibles, la contagion peut souvent être suivie de manière générale, mais pas de manière spécifique. Je pense que tous ces éléments entrent en ligne de compte.
Il est difficile de commémorer une pandémie, parce que la maladie donne aux gens un sentiment d'impuissance et qu'il y a très peu de choses que nous puissions faire pour lui donner un sens. En ce qui concerne la guerre, même si l'on s’y oppose, on peut au moins se demander si la mort en valait la peine. Ce sacrifice a-t-il permis à la famille du soldat d'être plus en sécurité ? Dans le cas d'une maladie infectieuse, si vous mourez, votre famille risque davantage de mourir. Il n'y a pas de structure sacrificielle à construire autour d'une telle perte. Il s'agit simplement d'une tragédie.
Ma spécialité est la littérature, et la littérature est particulièrement apte à capturer ces éléments de la maladie qui sont difficiles à représenter. La perception du monde par notre corps dépend de la santé du corps et des expériences de ce corps. Il existe une sorte de conversation invisible et étrange entre le corps et l'esprit. La littérature peut en rendre compte.
La littérature peut également rendre compte de la manière dont la perte d'un être cher se perpétue dans de très petits gestes... vous vous retournez et personne n'est là lorsque vous vous brossez les dents, toutes ces petites pertes terribles, mais largement invisibles, sauf pour l'individu.
Je voudrais poser une question sur le chevauchement entre la pandémie de grippe et la Première Guerre mondiale. Je pense que c'est l'une des réponses courantes à la question de savoir pourquoi la pandémie de grippe a été "oubliée" : "Nous étions en guerre". Mais votre livre montre clairement que les gens ont vécu ces deux tragédies comme des catastrophes imbriquées l'une dans l'autre. Iels comprenaient que quelque chose de grave se produisait au loin et l'attention portée à la guerre les empêchait d'assimiler le fait que quelque chose d'autre de terrible se produisait également, plus près.
Je pense qu’il y a réellement un étonnement, en tant qu'êtres humains, face au fait choses terribles ne se produisent pas isolément. J'aimerais qu'il y ait une loi : "Il ne peut y avoir qu'une seule grande tragédie par an, ou par siècle !" Mais bien sûr, ce n'est pas le cas. Il y a ce sentiment d'incrédulité, d'accablement et d'injustice. "N'en avons-nous pas assez ?"
La guerre était une histoire bien rodée. Les gens connaissaient les personnages, iels connaissaient l'intrigue. Il a juste fallu un certain temps pour que les gens se fassent à l'idée qu'il y avait cet autre événement terrible de mort de masse qui se déroulait, à la maison et sur les lignes de front, partout.
Le livre présente un certain nombre de personnes qui sont des artistes et des écrivain·es modernistes connu·es, de grands noms comme T.S. Eliot, Virginia Woolf et W.B. Yeats, dont les expériences de la grippe ont été, selon vous, fondamentales pour certaines des œuvres qu'iels ont créées par la suite. Pouvez-vous nous parler un peu de la façon dont cela s'est passé pour ces personnes ?
Ces personnes ont été intimement liées à la grippe et à la pandémie, de différentes manières. J'ai examiné de près les œuvres qu'iels ont produites et qui ont été publiées immédiatement après, et j'ai commencé à voir que la grippe avait eu une influence sur l'atmosphère et le climat sensoriels et émotionnels de ces œuvres.
Une œuvre littéraire vraiment importante, de grande envergure, traitera toujours de beaucoup de choses. « The Wasteland », Mrs. Dalloway, « The Second Coming »... Je ne prétends pas que ces œuvres ne parlent secrètement que de la pandémie. Je dis que, comme toutes les grandes œuvres, elles canalisent le zeitgeist du moment. Les éléments de la pandémie, l'expérience immédiate du corps, ses conséquences, la façon dont le corps a été épuisé, les œuvres en parlent.
Par exemple, le poème de Yeats "The Second Coming" [c'est celui qui commence par : " Turning and turning in the widening gyre/ The falcon cannot hear the falconer " (Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.)]. C'est un poème canonique. Il l'a écrit en 1919, et il a été lu, à juste titre, comme une sorte de poème qui capture les terribles conséquences de la guerre mondiale, et toutes les révolutions qui se déroulaient à l'époque, la violence politique en Irlande, les Black-and-Tans ... toute cette violence.
Mais dans les semaines qui ont précédé la rédaction du poème, sa femme George, qui était enceinte, a attrapé le virus et a frôlé la mort. Les taux de mortalité les plus élevés de la pandémie de 1918-19 ont été enregistrés chez les femmes enceintes, dans certaines régions, le taux de mortalité de ces femmes a atteint jusqu'à 70 %. C'était vraiment terrible. Pendant que sa femme était en convalescence, il s'est assis et a écrit "The Second Coming"*.
Lorsqu'on le lit à travers le prisme de la pandémie, cet autre poème commence à émerger. On peut imaginer qu'un tel poème puisse trouver un écho chez les personnes qui ont vécu cette pandémie. Cette atmosphère - Tout se disloque. Le centre ne peut tenir. - une atmosphère d' "anarchie se déchaîne sur le monde".
La menace dans cette première strophe est à la voix passive, n'est-ce pas ? "Comme une mer noircie de sang" ; "On noie les saints élans de l’innocence.". Cette menace amorphe se condense en une sorte de bête prête à bondir à la fin. C'est une description formidable d'une pandémie.
Puis des images spécifiques comme la "mer noircie de sang", lorsque l'un des effets les plus fréquents de cette grippe était des saignements du nez, de la bouche et des oreilles. Des flots de sang. Et puis, la façon dont les gens se noyaient dans leur lit, leurs poumons se remplissant de liquide... et il a une phrase - "On noie les saints élans de l’innocence", alors que c'est sa femme et son bébé à naître qui étaient en train de se noyer de la sorte.
Yeats avait-il cette idée en tête lorsqu'il a écrit ce poème ? Nous ne savons pas, mais il est certain que ce poème rend compte de cette horreur et de ce désespoir.
Il y a aussi Virginia Woolf, qui a eu la grippe à plusieurs reprises pendant son adolescence et les années 20, y compris aux alentours de 1918-19 - elle a donc peut-être eu la souche qui a causé la pandémie, mais nous n'en savons rien. Son essai de 1926 intitulé "On Being Ill", que vous commentez en regard de Mrs. Dalloway (1925), présente d'excellentes observations sur le fait qu'être malade, qui pourrait être un sujet idéal pour la littérature, est une expérience tellement individuelle qu'elle en est presque indescriptible.
Oui, et nous ne pouvons pas le savoir sans faire de recherches scientifiques, mais la grippe que Woolf a attrapée en 1919 aurait endommagé son cœur, ce qui concorde, puisque c'était l'un des effets secondaires courants de cette souche particulière.
Je n'y avais pas pensé avant de lire votre livre, mais Mrs. Dalloway est une bonne exploration des séquelles du virus de la grippe chez une personne qui a survécu. C'est une chose très difficile à représenter pour l'histoire, une rencontre avec cette souche de grippe a brisé des gens pendant des années, physiquement et émotionnellement, mais ces dégâts sont très difficiles à quantifier au niveau social.
Dans Mrs. Dalloway, Woolf montre toutes les manières subtiles dont la grippe affecte encore Clarissa Dalloway, alors qu'elle se promène dans Londres des années plus tard. Elle l'affecte de manière visible pour l'œil de la romancière, mais pas nécessairement pour les autres. D'autres personnes perçoivent son état, mais je pense que ce que Woolf saisit si bien, c'est le sentiment d'isolement qui fait partie des conséquences de la maladie. Vous êtes hanté·e par l'isolement que vous avez pu subir pendant la maladie, mais aussi par la façon dont l'expérience vous rend "plus jamais la même". De l'avis de nombreux·ses survivant·es, la grippe crée cet avant et cet après dans la vie d'une personne. Votre perspective et votre corps ont changé d'une manière qu'il est difficile de saisir, mais peut-être pas si difficile, si vous êtes Virginia Woolf !
Vous incluez des statistiques sur le nombre de suicides qui pourraient être attribués à l'expérience de la grippe, mais il est très difficile de compter l'impact sur la santé neurologique et mentale, l'impact traumatique d'une telle expérience. À l'époque, les gens reconnaissaient que les survivant·es de la grippe étaient enclin·es à la "mélancolie", mais comment savoir combien de suicides il y a eu, ou comment les attribuer ? J'ai beaucoup réfléchi à cette question en entendant parler des effets possibles sur la santé mentale des personnes survivantes d'un épisode aigue sévère de COVID-19.
Oui, il est vraiment difficile de savoir ce qui est à l'origine de quoi, de faire la part des choses. D'une certaine manière, il était tout à fait approprié d'être déprimé l'année suivant la pandémie, n'est-ce pas ? Il était tout à fait compréhensible que les gens soient déprimés et même suicidaires, compte tenu des coûts à tous les niveaux.
Le livre de William Maxwell They Came Like Swallows (1937)(Comme un vol d'hirondelles), qui est une description directe, réaliste et complètement déchirante de ce qui arrive à une famille lorsque la grippe tue la mère, soulève un autre aspect de l'expérience de la pandémie que vous appelez la "culpabilité de la contagion". Dans ce livre, chaque membre survivant de la famille s'accuse, d'une manière ou d'une autre, d'être responsable de la mort de la mère. C'est un aspect de notre situation et de la leur qui me brise le cœur : l'idée que l'on puisse tuer un être cher sans le savoir.
Oui, il y a deux niveaux. D'abord, cette sorte de sentiment obsédant que vous avez peut-être transmis une maladie mortelle à un être cher. Ensuite, il y a le fait que vous n'en serez jamais sûr. Je pense à ces merveilleux petits films d'animation qui rendent un virus visible, vous pouvez voir le petit nuage vert qui passe de la main à l'épaule, puis de l'épaule au pull-over, à la cuillère et à la personne, qui se répand dans l'air. On se dit alors : "Voilà comment c'est arrivé". Mais dans la vie réelle, on ne peut pas le savoir. Cette incapacité implique qu'il est très difficile de faire face à ce type de culpabilité.
Imaginez que vous ayez tué quelqu'un·e dans une guerre, alors que vous aviez l'intention de le faire... c'est déjà une chose horrible à affronter, mais là, où vous ne pouvez pas être sûr·e... où vous ne vouliez pas que cela se produise, et où vous ne saurez jamais vraiment si cela s'est produit ou non... cela rend les choses très difficiles à gérer ou à affronter. Nous le ressentons tous·tes, en ce moment, de manière anticipée : Que se passerait-il si j'allais voir ma mère âgée et que je lui transmettais ce virus sans le vouloir ? Et si j'allais à l'épicerie pour acheter quelque chose dont je n'ai pas vraiment besoin, mais que j'aimerais avoir, et que je le transmettais à quelqu'un·e ?
Les modernistes sont notoirement hanté·es par un sentiment d'anxiété et de culpabilité. Le livre de Maxwell en est un bon exemple, mais aussi, dans Pale Horse, Pale Rider (Cavalier d'ombre) de Katherine Anne Porter, elle est hantée dans ses rêves. Son petit ami la soigne pendant la grippe et meurt, et dans ses rêves, elle le voit assailli par des flèches, encore et encore... Ce rêve est un excellent exemple de la façon dont la culpabilité peut habiter l'esprit de quelqu'un·e, non pas sous la forme d'une peur claire et directe, mais sous la forme d'une bulle qui surgit dans les rêves et les cauchemars. Le silence qui règne à la fin de cette histoire rend bien compte de ce sentiment de culpabilité et de la prise de conscience qu'il n'y a pas d'endroit où le mettre.
En lisant les lettres des survivant·es de la pandémie de grippe, l'une des choses qui me frappe encore et encore, et qui est si émouvante, c'est que presque chacun·e d'entre elleux dit : "Je n'ai jamais oublié ; je n'ai jamais oublié ; je n'ai jamais oublié". [Lors de mes recherches pour le livre] j'ai interviewé une femme de 105 ans qui avait eu la grippe à Richmond, à l'âge de 8 ans, et je lui ai dit, d'un ton enjoué : "Pourquoi pensez-vous que les gens ont oublié la grippe ?" Elle m'a regardée comme si j'étais folle. "Nous n'avons pas oublié ! Nous ne l'avons pas ignorée ! Nous n'avons pas oublié." Elle a 105 ans, non ? Et elle m'a dit : "Ça ne s'est jamais estompé, pas pour nous."
Publication originale (03/05/2020)
Slate
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