La mise en commun des soins aux enfants comme vecteur de changement politique | Manuela Zechner
Le soin et l’attention ne sont pas synonymes de bonté ou de bienveillance, mais plutôt un champ de pratique et de tension. Prendre soin n'est pas quelque chose que nous choisissons simplement, comme un article dans un panier ou un style de vie, c'est quelque chose pour lequel nous luttons. Chaque jour, de multiples façons. Cela concerne notre capacité à nous laisser affecter par la souffrance d'autrui, une question incarnée non seulement parce qu'elle peut nous faire trembler, transpirer, pleurer ou ne pas dormir, mais aussi parce qu'elle peut construire des ponts concrets, corporels et matériels entre des mondes. Comment nos soins peuvent-ils devenir une source de pouvoir collectif ? Nous avons plus de questions que de réponses à ce sujet, et ce n'est pas grave si nous continuons à les poser. Une chose est claire : le soin-avec se doit d'être pratique, et pas seulement mental.
Manuela Zechner est chercheuse et travaille sur la micropolitique, les soins, la migration et le municipalisme. Elle a fait son doctorat à l'Université Queen Mary de Londres (2013) sur l'intersection entre les soins et la précarité dans les mouvements sociaux espagnols et britanniques. Plus récemment, elle a obtenu une bourse Leverhulme pour travailler sur la précarité et la migration de crise à l'Institut berlinois de recherche sur les migrations de l'Université Humboldt (2016). Elle coordonne le projet Future Archive depuis 2005 et a coanimé l'émission de radio Sounds of Movement (2013-16) ainsi que le projet Radical Collective Care Practices. En 2021 elle a publié Commoning Care & Collective Power : Childcare Commons and the Micropolitics of Municipalism in Barcelona.
Le texte qui suit est composé d’extraits de l’ouvrage de Manuela Zechner, Commoning Care & Collective Power : Childcare Commons and the Micropolitics of Municipalism in Barcelona paru en 2021 chez transversal texts, et disponible gratuitement en Epub et Pdf sur leur site
· Cet article fait partie de notre dossier Communisme du soin du 21 mai 2023 ·
Ce livre est, à bien des égards, un livre sur comment nous soignons. Comment nous luttons pour les soins : pour que les besoins soient satisfaits, pour que le travail de soins soit reconnu et rémunéré, pour nos infrastructures de soins. Comment nous luttons pour prendre soin : pour la reconnaissance des besoins, pour l'établissement de relations et de liens, pour des manières de dépendre les un·es des autres. Certain·es diront que les luttes pour les soins sont des luttes politiques, tandis que les luttes pour prendre soin sont des luttes éthiques : c'est possible. Mais avant tout, ces luttes sont enchevêtrées et elles sont à la fois individuelles et collectives. Dans ce livre, les luttes pour prendre soin sont incarnées par des récits de gardes d'enfants auto-organisées à Barcelone (partie II), tandis que les luttes pour le soin sont racontées à travers le prisme des nouvelles politiques municipalistes (partie III). Toutes deux visent à relier l'autonomie et l'interdépendance d'une nouvelle manière, en partant des subversions féministes des communs (partie I).
Couvrant la période 2015-2020 à Barcelone et dans d'autres villes municipalistes d'Espagne, mon récit relate une période de changement puissant dans les dynamiques institutionnelles ainsi que dans les tissus et les luttes de quartier. Son horizon transformateur des communs porte la signature et les fruits des nouveaux féminismes espagnols, des luttes pour l'aide sociale en Europe du Sud et des luttes pour les communs en Amérique latine, ainsi que des mouvements féministes mondiaux et des grèves pour le soin. Ce livre retrace les généalogies d'expériences qui tirent leur force des réseaux de soins, d'entraide et d'apprentissage collectif. Pour ce faire, il se penche sur le quartier et le niveau municipal, à travers différents registres de communauté et de politique.
Les villes et les quartiers dont il est question ici, imbriqués les uns dans les autres, ont vu l'émergence d'une myriade d'initiatives, de réseaux et d'infrastructures interconnectés au cours de la décennie après 2010. Groupes de crèches auto-organisés, réseaux d'entraide féministes, centres sociaux communs et plateformes municipalistes sont les principaux dont traite cet ouvrage. Mon récit est basé sur la complicité, la camaraderie et la convivialité, en tant que personne qui a cotoyé ces luttes à la fois de loin, en essayant de rapporter et de traduire leurs inventions dans d'autres contextes de mouvement à l'étranger, et de près, en étant basée dans le barrio Poble Sec de Barcelone en tant que mère et féministe pendant de nombreuses années. Mon analyse du municipalisme est basée sur les expériences des groupes de travail de Barcelona en Comús à Poble Sec et au niveau de la ville (les commissions migratoires et internationales en particulier). J'écris ce livre par désir de comprendre et dans l'espoir de générer des connaissances utiles pour les luttes.
Le récit que je fais ici reflète ma position, ma situation et mon enchevêtrement, tout en s'intéressant aux sujets et aux réflexions collectives. Le "nous" dont parle et depuis lequel pense ce livre est celui des mouvements et des groupes, de ceux qui cherchent à saisir ce qui nous arrive au fur et à mesure que nous avançons. Qui est, qui était et qui est devenu le(s) sujet(s) de notre politique - et comment cela s'est reflété dans la pratique à la base comme au niveau institutionnel. Le "nous" est toujours aussi une question, liée à "la possibilité de continuer à trouver nos propres lumières, qui nous permettront de tracer les contours de notre corps collectif" (Carrillo Vidal & Manzi Araneda 2020 : 95, ma traduction de l'espagnol).
Le soin [care] et la micropolitique sont des termes clés qui servent de point d'ancrage à ce récit. Ils permettent de comprendre les manières de devenir, d'apprendre, d'entrer en relation, d'organiser, de soutenir, d'incarner et de former la subjectivité. Comme ils offrent deux perspectives différentes sur la reproduction et l'organisation collectives, le soin et la micropolitique créent un champ de tension dynamique. Leur croisement et leur articulation donnent naissance et profondeur à des notions telles que les communs reproductifs, la mise en commun des soins, le féminisme d'arrière-garde, les écologies de mouvement, les institutions des communs, la citoyenneté-soignante, les partenariats public-commun, les tissages communautaires, les luttes transversales, les municipalismes des communs, les villes de jeu, les écoles de soins, le pouvoir-avec, le soin-avec, et ainsi de suite.
Prendre soin comme nous aimerions le faire
Dans mon exposé, il y a nécessairement une interaction entre les notions de "reproduction" et de "soins". Cette interaction découle de la rencontre entre les féminismes de la reproduction sociale et les différents féminismes du soin [care]. La "reproduction" désigne l'aspect systémique du maintien de la vie en termes individuels et collectifs, tandis que les "soins" renvoient souvent aux dimensions plus intimes, relationnelles et éthiques du maintien de la vie. Nous ne pouvons pas nous pencher sur la manière dont nous prenons soin des autres sans comprendre comment nos vies sont reproduites, et vice versa.
Le néolibéralisme fonctionne par une astuce qui consiste à nous inviter à "résoudre" les problèmes systémiques par des stratégies personnelles, à penser les soins sans penser la reproduction. Pour ce faire, il mobilise et dépolitise l'éthique et élude la logique systémique. Cela conduit à une individualisation des problèmes collectifs et à une perpétuation de l'injustice systémique. En ce sens, le terme "care" est devenu un mot à la mode dans la publicité et dans les arguments qui dépolitisent les questions collectives. À l'instar de sa fonction passée de légitimation des politiques paternalistes de l'Église et de la charité, le care est aujourd'hui au cœur des politiques néolibérales de choix et de consommation. Pour retrouver sa puissance, nous devons replacer le soin [care] dans une perspective de reproduction sociale.
Cette réappropriation est en jeu dans les redéfinitions féministes de l'économie, dans les formulations des politiques de soins (Molinier & Laugier 2009) et dans l'idée de placer la vie au centre de notre politique. Elle part d'un sujet politique interdépendant et vulnérable, et non de l'idéal masculin et blanc d'indépendance, et ouvre sur une vie en commun. S'opposant aux formulations dépolitisantes du soin, les féministes ont insisté sur le fait que le soin doit être pensé en relation avec le pouvoir, les privilèges et la politique, sachant qu'il importe non seulement pour nos chances de transformation collective, mais aussi pour la vie et la survie collectives, non seulement pour les êtres humains, mais aussi pour la manière dont nous sommes en relation avec toutes les formes de vie sur terre. Dans cette optique, le soin et l’attention ne sont pas synonymes de bonté ou de bienveillance, mais plutôt un champ de pratique et de tension. Prendre soin n'est pas quelque chose que nous choisissons simplement, comme un article dans un panier ou un style de vie, c'est quelque chose pour lequel nous luttons. Chaque jour, de multiples façons.
Pour appréhender les soins dans leurs dimensions politiques et éthiques propres, nous devons faire la distinction entre leurs nombreuses modalités et expressions. Les cinq phases de soins de Joan Tronto nous guident dans cette démarche, en établissant une distinction entre.. :
1. « la sollicitude » : la dimension de l'attention, de l'inquiétude et de la préoccupation (dans les soins aux enfants, souvent également appelée "charge mentale").
2. La « prestation de soin » comme dimension des gestes et des tâches de soins.
3. Le « prendre soin » comme activité continue, dévouée et laborieuse qui consiste à s'occuper de quelqu'un.
4. La "réception des soins" en tant qu'être qui reçoit, un rôle largement mystifié comme étant exceptionnel et "faible", bien que crucial et inévitable pour toute vie (Tronto 1993).
5. Et enfin, comme Tronto l'a ajouté plus tard, le "soin-avec", qui est plus proche de la solidarité et probablement aussi du soin commun (Tronto 2009a ; 2013).
Tronto signale que, dans l'idéal, ces éléments s'imbriquent les uns dans les autres, en tant que phases de processus plus vastes. Pourtant, dans nos sociétés, elles tendent à être de plus en plus séparées. Cette différenciation des phases ou des modalités sous-tend une grande partie de ma réflexion ici, alors que je me penche sur les formes transversales de soins et de lutte.
L'impasse du soin
Dans les sociétés contemporaines, celles du Nord en particulier, la sollicitude semble omniprésente. Elle prend la forme d'inquiétudes et de préoccupations liées aux crises, aux catastrophes et aux injustices. Les réseaux sociaux sont souvent le théâtre et le marché de ce soin virtuel (Zechner et Rübner Hansen 2020) : il est facile de faire tourner en boucle l'inquiétude, la colère et l'anxiété, lorsque tout ce que nous semblons pouvoir faire à propos d'un problème urgent est d'aimer, de partager, de commenter, de lire. Cela fait partie de l'impasse du soin que j'aborde dans ce livre : une situation dans laquelle beaucoup d'entre nous sont amené·es à s'inquiéter sans parvenir à appréhender le sens du soin en tant que travail, force collective, force de reproduction.
Notre impasse en matière de soins se caractérise par la difficulté de créer des passages et des liens d'une phase/forme de soins à une autre. Le fait de se soucier des autres ne se traduit pas nécessairement par une prise en charge, par une action. L'action collective en particulier, comme s'organiser et faire campagne, protester et faire grève, boycotter et saboter, n'est pas facile à mettre en œuvre dans des contextes d'individualisation. Ce qui vient facilement, sans cesse, ce sont les choix et les gestes commercialisés comme des actions : achetez ceci ou cela, signez ici, utilisez ceci au lieu de cela, portez ceci, postez un selfie avec cela. Le problème n'est évidemment pas l'existence de petits actes - au contraire - mais leur capacité à déboucher sur une subjectivation et une action collectives. Ainsi, lorsque nous restons isolé·es dans notre prise en charge, dans nos actions et nos gestes, alimentant uniquement des communautés abstraites (comme certaines de celles qui nous interpellent en ligne, mais aussi comme celles de la nation ou de l'État), nous ne construisons généralement pas d'agentivité collective et de puissance incarnée.
Mais la collectivité et l'incarnation sont très importantes. Toujours en suivant les phases de Tronto, c'est là que les soins entrent en jeu : en tant que travail et pratique durables. Le travail de soins est éternellement assigné aux femmes en tant que mères, épouses, bonnes et infirmières, et de plus en plus externalisé vers les migrant·es et les femmes pauvres via les chaînes transnationales d'extraction de valeur. Placées aux extrémités opposées des chaînes de soins, les femmes sont souvent aliénées les unes des autres et empêchées de s'occuper de ce qu'elles aimeraient le plus, si elles pouvaient le faire en toute autonomie : leurs communautés et leurs familles, leurs maisons et leurs territoires. Les femmes qui emploient des nounous pour exercer un travail salarié afin d'améliorer leur revenu ou leur carrière, les femmes qui émigrent pour travailler comme nounous et gagner de l'argent à envoyer à leur famille restée au pays : leurs décisions ne sont jamais des choix simples (ou, pire encore, des choix moraux). Il est peut-être préférable de les comprendre comme des luttes complexes pour prendre soin, conditionnées par des facteurs hétéropatriarcaux, capitalistes et postcoloniaux, par le manque de soutien de la part des hommes et des systèmes sociaux. Car même si, en tant que femmes, nous nous occupons beaucoup de nos corps et de nos esprits, nous ne le faisons pas nécessairement comme nous le voudrions. C'est ce genre de luttes que ce livre tente de cartographier, en relation avec le soin des enfants ainsi qu'avec des lieux improbables tels que les institutions.
L'impasse dans laquelle nous nous trouvons en matière de soins est également liée à la manière dont nous traitons la vulnérabilité. Elle concerne celleux d'entre nous - nous toustes - qui reçoivent des soins. Les enfants, les malades et les personnes âgées peuvent venir à l'esprit, mais ne vous y trompez pas : c'est nous toustes, la plupart du temps, qui recevons des soins. Si nous ne voyons pas les soins que nous recevons, c'est souvent parce que nous n'avons pas regardé assez attentivement, séduit·es par l'idée de notre indépendance. Le fait de recevoir des soins est dévalorisé et considéré comme tabou ou honteux, en raison de l'idée que la vulnérabilité et la précarité sont des exceptions. Nous continuons à penser que seul·es certain·es en ont besoin, ou que certain·es en ont plus besoin que d'autres. Ce n'est pas vrai : c'est simplement que les besoins de certain·es sont mieux pris en compte que ceux d'autres. Cette incapacité ou, au mieux, cette maladresse à prendre en compte les besoins est un grave problème pour nos capacités à engager une prise en charge collective.
Cela nous conduit au soin-avec comme ce qui pourrait nous permettre de combler une partie de notre aliénation et de nos distances, comme une forme de solidarité. Cette cinquième phase du soin concerne notre capacité à nous laisser affecter par la souffrance d'autrui, une question incarnée non seulement parce qu'elle peut nous faire trembler, transpirer, pleurer ou ne pas dormir, mais aussi parce qu'elle peut construire des ponts concrets, corporels et matériels entre les mondes. Dans le capitalisme mondial, nous sommes très éloigné·es des personnes qui nous fournissent nos biens de base, et coupé·es par des murs et des clôtures de celleux qui reproduisent nos vies à côté (qu'il s'agisse des murs des cuisines, des clôtures autour des champs et des abattoirs, des murs autour des dépôts de déchets ou des prisons). Comment nos soins peuvent-ils devenir une source de pouvoir collectif ? Nous avons plus de questions que de réponses à ce sujet, et ce n'est pas grave si nous continuons à les poser. Une chose est claire : le soin-avec se doit d'être pratique, et pas seulement mental.
Les façons dont nous sommes empêché·es de soigner, à un niveau ou à un autre, ne sont pas seulement éthiques, mais aussi politiques. Soigner comme nous le voudrions, là où nous le voudrions, n'est pas seulement une question de (bonne) volonté, mais aussi de conditions matérielles et sociales. Les soins sont stratifiés en fonction du genre, de la classe, de la race, des capacités, de l'âge, etc. Pour de nombreuses personnes, l'impasse des soins ne leur permet que de donner et de recevoir des soins, car elles sont objectivées en tant que travailleur·euses du secteur des soins ou personnes ayant besoin de soins. Dans ce contexte, lutter pour les soins signifie lutter pour des conditions, des infrastructures, une visibilité et des droits dignes : des luttes pour les soins. Dans le même temps, nous sommes toustes confronté·es à des difficultés d'accès aux soins, en tant que luttes pour l'accès à l'autre, pour récupérer nos interdépendances. Sortir de l'impasse des soins implique de travailler sur les deux fronts, d'apprendre à entrelacer nos luttes. Il est utile d'envisager les soins et la reproduction en tandem.
Ces pages s'intéressent à la manière dont les gens inventent des modes dynamiques et ouverts de passage entre différentes phases et différents registres de soins, en nourrissant des cultures de soins transversales. Elles mettent en dialogue et en tension différentes luttes pour les soins et pour prendre soin, en montrant les types de conflits et de contradictions qu'elles peuvent impliquer, mais aussi les types d'intelligences et de pouvoirs collectifs qui en découlent. La mise en commun des services de garde d'enfants et la micropolitique municipaliste impliquent des luttes et des modalités de prise en charge très différentes, chacune allant de l'incarnation à l'abstraction. Pourtant, elles sont animées par le même désir de construire de nouvelles formes d'interdépendance, de subvertir les politiques d'indépendance et de souveraineté en faveur d'un soin et d'une reproduction autonomes.
Dans les deux premières parties de ce livre, j'examine le mouvement 15M et le présent municipaliste sous l'angle des soins aux enfants, et des éléments intéressants apparaissent. La prise en charge des enfants est un aspect de la politique féministe souvent considéré comme sans rapport - ou pire, sans pertinence - avec les mouvements sociaux ou même la politique institutionnelle. En tant qu'exemple concret de soins, la garde d'enfants apparaît ici comme un kaléidoscope qui nous permet de voir les dynamiques du pouvoir collectif, des communs et de la micropolitique sous de nouvelles couleurs et de nouveaux aspects. En tant que condition clé, défi incarné et contrainte habilitante, les soins aux enfants sont tout sauf anecdotique pour la politique - non seulement pour les programmes politiques, mais aussi pour la pratique politique elle-même. Dans cette histoire, les voix des femmes, la solidarité féministe et les chants des réseaux familiaux étendus et queer donnent le ton de la pratique politique d'une nouvelle manière, comme un murmure qui peut se transformer en rugissement.
Les liens entre le soin des enfants et le municipalisme se révèlent également très concrets. Au-delà de la question de l'inclusion des enfants dans les espaces politiques et organisationnels, une question fortement abordée dans le municipalisme de Barcelona en Comú, ces liens concernent les relations d'interdépendance vécues au sein et entre les corps, les quartiers, les mouvements sociaux, les partis et les institutions. Elles ouvrent sur la question de savoir qui peut faire de la politique, qui peut être présent·e. Des enfants aux femmes enceintes, des personnes malades aux personnes en bonne santé, des personnes fragiles aux personnes seules, des personnes surchargées de travail aux personnes handicapées, en passant par toutes sortes d'autres corps, toustes jouent un rôle dans la configuration de la nouvelle politique de soins, dans laquelle le féminisme et le municipalisme s'alignent en refusant d'ignorer les corps. La politique ne peut pas être réservée à celleux qui n'ont pas de responsabilités en matière de soins, ou qui peuvent se permettre de ne pas faire connaître leurs besoins : la politique ne peut pas être le jeu de celleux qui ne s'intéressent à rien d’autre.
Soins, communs et pouvoir collectif
Tout cela soulève des questions sur la construction d'un pouvoir collectif ainsi que sur la mise en commun du pouvoir. La construction du pouvoir collectif se fait dans, et à travers, de nombreuses échelles différentes. Dans ces pages, et en particulier dans la dernière section de ce livre, je reprends une analyse des manières transversales de construire le pouvoir que nous avons développée avec Bue Rübner Hansen en 2015 (Zechner et Rübner Hansen 2015), dans le contexte de l'escalade des crises de reproduction sociale et des nouveaux électoralismes de gauche. Je m'en inspire pour déterminer non seulement comment le pouvoir du municipalisme s'est construit dans les mouvements, mais aussi comment les mouvements construisent le pouvoir. Le pouvoir collectif a de nombreuses dimensions : incarnation, relation, habitation, organisation, représentation, médiation... et il n'y a pas qu'une seule façon de les articuler, mais plusieurs. Construire le pouvoir de manière transversale signifie toujours construire des voies et des connexions singulières. L'intelligence et la sensibilité collectives, plutôt que les rôles ou les règles, sont importantes pour la construction du pouvoir collectif, que ce soit dans les moments de "cette puissance négative qui nous permet d'aller et d'approfondir les ouvertures historiques" (Carrillo Vidal & Manzi Araneda 2020:93, ma traduction de l'espagnol) que nous trouvons aujourd'hui dans l'opposition féministe massive aux violences patriarcales et dans ses grèves, ou dans les luttes avec les cultures institutionnelles que les féministes ont prises en charge. Si ce livre se concentre davantage sur les moments instituants, le destituant est toujours présent en arrière-plan, en tant que force de base.
En arrière-plan, le féminisme et le municipalisme s'inspirent et sont également remis en question par les mouvements antiracistes et écologistes, qui poussent eux-mêmes à l'adoption de notions radicales de soins et à la révision de la définition des sujets légitimes de la politique. Cette influence, avec toutes ses tensions, en vient à définir le cycle politique vibrant et fructueux raconté dans ce livre. Toutes les histoires ne sont pas des réussites, mais il est tout aussi important de tirer les leçons des absences et des échecs que de rechercher les moments positifs, ou les "meilleures pratiques", comme on les appelle dans le jargon politique. Les histoires et les études sur les communs et le municipalisme se sont trop souvent concentrées sur les seconds tout en évitant les premiers, souvent par manque de perspectives féministes et de patience. En tant que tel, le pouvoir des communs est une question d'essais et d'erreurs, d'apprentissage.
Cet ouvrage part du principe qu'il faut penser en tandem la mise en commun des soins et la mise en commun du pouvoir. L'une des façons d'y parvenir est de construire simultanément l'interdépendance et l'autonomie, en travaillant sur les tensions plutôt que sur les oppositions. Cela signifie qu'il faut tenir compte des généalogies autonomistes-féministes des communs et de la manière dont les revendications d'auto-organisation et d'autoconstitution peuvent s'articuler avec, et être subverties par, es revendications de soins. Dans leur forme la plus belle et la plus puissante, les communs tiennent ensemble la sollicitude, la prestation de soin, prendre soin, le soin de recevoir et le soin-avec. Ils peuvent le faire en tant que communs de soins (en rapport avec la reproduction des vies quotidiennes, des corps) ou en tant que communs qui prennent soin, quel que soit l'objet de leur pratique (le logement, la culture, la ville...). Il est certain que la création de tels communs est une tâche majeure à toute échelle dans les sociétés qui privilégient l'individualisme, les familles nucléaires et l'externalisation des soins.
Mais construire des communs qui soignent est aussi une tâche très prometteuse à mon sens, puisque la mise en commun concerne la (re)production de la subjectivité. Lorsque nous " situons la reproduction comme le site stratégique à partir duquel construire et maintenir le pouvoir " (De Angelis 2019 : 220), nous considérons au moins deux dimensions : d'une part, la génération d'intérêts collectifs et de liens mutuels, liés à la possibilité de reproduire ses propres conditions et moyens de survie, et comme un moyen de se détacher de la mesure des choses par le capital, de ses valeurs, de sa ligne de commandement. D'autre part, nous examinons les modes de soins collectifs, de désir, d'imagination, de relation et de mémoire qui peuvent ancrer les communs, leur permettre de durer, ou d'émerger et d'échouer à travers des processus d'apprentissage. Je reviens sans cesse à la question de la subjectivité dans ces pages, en tant que condition préalable à un changement significatif et durable.
La tension entre l'autonomie et l'hétéronomie dans les communs fonctionne comme un va et vient entre la dépendance à l'égard des autres et la revendication de l'autoconstitution. L'autonomie ne doit pas être confondue avec l'indépendance : dans la pensée politique libérale, l'indépendance est essentielle, car elle implique de ne pas avoir besoin des autres, enracinée dans la souveraineté masculiniste. Dans la politique des communs dont il est question ici, en revanche, c'est l'autonomie qui fonde la pensée et la pratique, c'est-à-dire l'autoconstitution et l'autogouvernement. Les luttes féministes que je retrace ici s'efforcent d'éloigner l'autonomie de l'indépendance, ce qui nous permet de la réclamer à partir d'un nouvel endroit, où les soins, l'interdépendance et la vie elle-même sont au centre de la politique.
Malheureusement, la pensée démocratique s'attarde encore sur le lien indépendance/autonomie sans avoir beaucoup intégré l'interdépendance et le soin. Si nous savions valoriser notre interdépendance autant que notre autonomie, nous serions aujourd'hui dans une situation très différente vis-à-vis des communautés et des écosystèmes dont nous faisons partie. Une telle valorisation impliquerait de puissants changements alterontologiques, ainsi que l'abandon des idées de citoyenneté au profit d'imaginaires de "citoyenneté-soignante". Celleux qui soutiennent et sauvegardent la vie, plutôt que celleux qui accumulent, seraient les sujets centraux de notre politique, et démocratiser signifierait avant tout impliquer tout le monde dans cette prise en charge, plutôt que simplement dans la prise de décision. Ces questions ne seraient plus négociées comme des questions purement humaines ou sociales. De nouvelles articulations de l'écologie et du soin deviennent ainsi possibles.
La ville est un lieu important pour ces redéfinitions de la subjectivité politique, car c'est le site où d'autres façons d'habiter, de communiquer, de se reproduire et de décider sont le plus cruellement nécessaires. Mais passer à une politique de soins signifie également décentrer la ville en tant qu'espace politique et renouer, de manière non extractiviste, avec la terre, les forêts, la campagne, les différents écosystèmes, avec les forces de reproduction. Il s'agirait d'engager une justice réparatrice dans tout ce qui relie le rural et l'urbain, des champs aux fermes, en passant par les mines, les barrages, les usines, les autoroutes, les aéroports et les prisons, et de construire de nouvelles modalités de reproduction et de soins à travers ces réalités. Cette nouvelle conscience écologique est en train de germer dans des villes comme Barcelone et peut ouvrir des horizons prometteurs, si ses racines radicales sont cultivées. La conclusion de ce livre (partie IV) propose un exercice de cartographie pour tracer et imaginer de telles articulations de soins et de reproduction, les liens qui nous unissent aux autres et à l'ailleurs, pour un usage personnel ou collectif.
[...]
La mise en commun des soins aux enfants comme vecteur de changement politique
Le groupe de discussion des mères est plus rapide que le service d'assistance téléphonique pour les soins de santé" - sagesse urbaine locale à Poble Sec.
Définir le soin et les soins aux enfants
Qu'est-ce que le soin des enfants ? Juste avant et après la naissance, les soins aux enfants consistent à apprendre à s'occuper de petits êtres humains, et les groupes de soins aux enfants ont pour objectif le soutien mutuel et le conseil, car les bébés sont fortement attachés aux personnes qui s'occupent d'eux en premier lieu (la plupart du temps les mères). Au fur et à mesure que les bébés grandissent, la garde d'enfants se réfère également aux soins qu'une autre personne ou un autre groupe peut apporter à un bébé lorsque les parents (principalement les mères) vont exercer un travail reproductif ou salarié. Ces deux aspects du soin aux enfants sont préservés dans les réseaux de mères et les grupos de crianza de Poble Sec : leur objectif est de tenir ensemble les questions pratiques, éthiques, pédagogiques et organisationnelles du soin, dans la mesure du possible et du désirable. Ils visent à maintenir le cycle des soins, tel que Joan Tronto le décrit, ensemble : pour éviter les séparations aliénantes entre le fait de s'occuper de, de prendre soin de, de donner des soins, de recevoir des soins, et en fait aussi de prendre soin avec (Tronto 1993, 2009).
Mais les différents aspects ou phases des soins ne sont ni répartis ni valorisés de manière égale dans nos sociétés. Dans l'éducation des enfants, les aspects émotionnels et organisationnels des soins - en tant que "sollicitude" - sont principalement laissés à la charge mentale des mères (planification des repas, des fêtes d'anniversaire et des cadeaux, visites chez le médecin, rendez-vous de jeux, observation du bien-être, surveillance et maintien des relations, etc.) Ce travail mental, émotionnel et relationnel est très intensif et nécessite des mouvements continus de prise en charge. Troisièmement, l'aspect très matériel, physique et le contact peau à peau des soins, prendre soin, est également invisibilisé et sous-évalué alors qu'il est principalement effectué par des femmes et même des migrant·es (principalement des femmes migrantes en tant que nounous).
Lorsqu'elles sont continues et naturalisées, ces phases cruciales de soins, qu'il s'agisse d'enfants ou d'autres êtres, restent sous-estimées, contrairement aux déclarations ou gestes sporadiques et publics de soins qui peuvent émaner de personnes (souvent des hommes, souvent des personnes blanches) détenant le pouvoir. Pensez à la visibilité de la personne qui "s'occupe du vin" lors d'un dîner par rapport au travail peu spectaculaire de la personne qui cuisine, à la générosité attribuée à la personne qui achète un cadeau d'anniversaire sophistiqué par rapport au respect de la personne qui organise la fête, ou à l'admiration pour le père qui promène son enfant par rapport à l'attitude publique à l'égard des mères qui se promènent avec des poussettes.
La politique, l'éthique et l'organisation des soins, dans ses différentes phases et manifestations, est donc le marqueur auquel nous nous référerons pour analyser la mise en commun des soins aux enfants. La description que fait Tronto des cycles de soins est très importante pour déterminer le potentiel subversif et durable des modèles collectifs de mise en place de soins (aux enfants), car elle nous permet de détecter les inégalités de pouvoir et les divisions du travail, de la visibilité et de la valorisation. L'accent qu'elle met sur les soins reçus et les soins avec, en tant que moments de vulnérabilité et de solidarité souvent ignorés lorsqu'on parle de soins, nous incite à prendre également en considération l'autre (les autres) dans les soins, ajoutant ainsi une dimension éthique cruciale. Parallèlement aux analyses des chaînes de soins mondiales (par exemple celles de Hochschild, Lutz, Gil et Pérez Orozco), de l'économie féministe (par exemple Pérez-Orozco, Vega Solis, Knittler et Haidinger) et des communs des femmes (par exemple Federici, Mies), l'éthique des soins fournit une puissante boîte à outils féministe pour l'analyse.
Les soins aux enfants dans, contre et au-delà du néolibéralisme
Les communs contemporains en matière de soins aux enfants émergent et existent dans le contexte de l'organisation sociale et économique néolibérale. Les conditions qui en découlent sont très différentes de celles auxquelles étaient confrontées, par exemple, les mères de l'après-guerre ou du baby-boom. Comme le note Carolina del Olmo (2013), les générations de femmes qui ont grandi dans des économies néolibérales et qui élèvent aujourd'hui des enfants sont bien conscientes de la triple charge à laquelle elles sont confrontées : les tâches ménagères, le travail salarié et l'éducation des enfants en même temps. Elles sont également conscientes de leurs faibles chances d'obtenir un emploi stable dans les économies actuelles où règne la précarité, en particulier en tant que femmes et mères. S'engager dans la maternité et l'éducation des enfants par le biais de réseaux de soutien mutuel est un acte politique qui reflète également un refus du travail précaire et de l'exploitation à triple charge, ainsi qu'un désir collectif d'inventer et de défendre d'autres façons de prendre soin et de vivre. Del Olmo explique comment les nouvelles formes de maternité ("nuevas maternidades") remettent en question les récits qui assimilent le travail salarié à l'autonomisation et qualifient de régressif le fait de "rester à la maison" pour s'occuper des enfants :
Certaines rentrent chez elles pour prendre soin des autres, d'autres choisissent des professions moins prestigieuses et moins rémunérées qui leur laissent plus de temps libre. [...] il est certain qu'il faut se demander pourquoi certaines font ceci et d'autres cela, mais il ne suffit pas de poser cette question en prenant pour acquis que celles d'ici gagnent et que celles de là-bas perdent, que celles d'ici sont soumises tandis que les autres choisissent (Del Olmo, 2014 ; ma traduction de l'espagnol).
Remettre en question les discours sur le choix concernant le soin des enfants dans le contexte néolibéral est une tâche importante qui est laissée à la charge des féministes (Barbagallo 2016). Les mères sont trop facilement traitées avec condescendance et sous-estimées. L'approche du travail reproductif et salarié qu'Olmo décrit ci-dessus partage beaucoup d'affinités avec certaines théories et économies des communs, privilégiant la création de circuits autonomes, et interdépendants, de génération de valeur par rapport à l'intégration dans les marchés du travail ou financiers existants. L'autonomisme fait l'objet d'une révision féministe dans ces sphères de pratique et de théorisation, en tant que défenseur de modèles organisationnels qui transcendent l'État et le marché tout en étant solidement fondés sur des affirmations de dépendance mutuelle et de vulnérabilité (Gil 2011).
La mise en commun des soins aux enfants émerge donc dans le contexte d'une nouvelle vague de féminisme fondée sur des affirmations d'interdépendance, de soins, de diversité et d'imaginaires post-travail qui renvoient à des réseaux d'entraide et de défense (Ni una Menos, voir Mason-Deese 2018), à la communauté et aux communs (voir par exemple Guiterrez Aguilar, Federici, Vega Solis), à de nouveaux droits sociaux (revenu de base, revenu de soins1) et à l'économie féministe (par exemple Pérez-Orozco 2014). Ces éléments ont donné lieu à de nouvelles politisations du soin, des soins aux enfants et de la maternité féministe (par exemple, Del Olmo 2013 ; León 2017 ; Llopis 2015 ; Merino 2017 ; Vivas 2019). Le centre politique passe ainsi du travail à la vie, de l'intégration des femmes dans les systèmes existants à la redéfinition de ces systèmes, et de l'État en général aux institutions municipales et régionales en particulier. Comme nous le verrons dans les exemples des grupos de crianza, cela permet de surmonter certaines apories en matière de soins, ce qui ouvre la voie à de nouvelles contradictions et à de nouveaux défis.
[...]
Lignes de front d'arrière-garde
Dans toute l'Espagne, un mouvement d'arrière-garde féministe ou retaguardia (Fernández, Malo & León 2012) s'agite, politisant la vie et animant la politique. La mise en commun du soin des enfants est l'un de ses puissants véhicules, ressemblant initialement à un " non-mouvement social " (Bayat 2010) mais s'avérant rapidement articuler une nouvelle politique féministe du maternage. Celle-ci émerge en réponse à la précarisation des femmes, à la solitude de la famille nucléaire et de la parentalité solitaire, et à la fragmentation néolibérale des soins, de l'espace et du temps (voir Del Olmo 2013).
Silencieuse et peu visible aux yeux du public, comme la plupart des mouvements de mise en commun des soins et de la reproduction, cette nouvelle vague de mise en commun des soins aux enfants est bien consciente d'elle-même et des difficultés qu'elle s'efforce de surmonter. Les débats sur les réseaux de mères du Poble Sec sont souvent ouvertement politiques, et toujours féministes. Ils intègrent régulièrement de nouveaux membres, prolongeant ainsi la politisation de la maternité. Des phénomènes économiques, matériels, sociaux et subjectifs aux lacunes de l'orientation du féminisme de la deuxième vague vers les salaires et l'intégration au marché du travail, ce mouvement de mères veut construire d'autres relations et scénarios de reproduction.
Comment faire la révolution à partir de l'arrière-garde ? Les mères seules. Traversées par la crise, par le pillage généralisé de tout ce qui est public, mais aussi par un réveil social chaque fois plus pressant (Fernández, Malo et León 2012 ; ma traduction de l'espagnol).
La lutte pour les infrastructures et les institutions publiques fait tout autant partie de ces nouveaux féminismes que l'invention de nouveaux modes de mise en commun des soins. Avec les nouveaux gouvernements municipalistes en Espagne, les actrices féministes introduisent également ces luttes anti-néolibérales dans les institutions publiques, comme nous le verrons plus loin. Pour l'instant, nous allons nous pencher sur les communs de soins aux enfants plus formellement organisés qui émergent des réseaux de mères, avec une attention particulière pour les grupos de crianza compartida (groupes de soins partagés).
Laboratoires d'interdépendance : Les crèches auto-organisées
Les groupes de garde d'enfants de Poble Sec sont d'abord nés de l'essor de l'auto-organisation des quartiers et des féministes qui a suivi le mouvement du 15M en 2011. Dans le contexte de la crise économique après 2008, le taux de chômage élevé a laissé plus de temps aux gens pour s'organiser, s'occuper et expérimenter. Dans le même temps, des mesures d'austérité sévères ont affecté l'accessibilité et la qualité des crèches publiques. L'austérité et la précarité ont donc engendré une demande, une capacité et un désir croissants pour des projets de garde d'enfants autogérés qui puissent fournir des réseaux de soutien et des formes d'éducation alternatifs. Pour éviter que la garde des enfants ne retombe sur les mères, les isolant et renforçant les structures familiales nucléaires, des alternatives communautaires étaient nécessaires.
[...]
Le double pouvoir des quartiers en matière de soins
Les groupes de soins aux enfants à Poble Sec sont nés du double pouvoir des politiques féministes de quartier, combinant le niveau des mouvements populaires et celui des acteurs institutionnels. Au niveau populaire, ce sont les débats féministes de l'assemblée de quartier de Poble Sec du 15M qui ont conduit à l'organisation d'un atelier de discussion sur les groupes de partage des soins aux enfants en 2011. Cela a conduit à la formation du "réseau d'éducation communautaire de Poble Sec" (xarxa de crianza compartida Poble Sec) qui a cherché à fédérer différentes initiatives de soins collectifs aux enfants. Il a donné naissance à deux crèches collectives : l'une basée sur un modèle plus familial (Babàlia), l'autre sur un modèle plus éducatif (Petit Molinet), inspirant une nouvelle génération de groupes de garde d'enfants.
Au niveau institutionnel, c'est le travail de la sage-femme et éducatrice Pepi Dominguez qui a ouvert la voie aux grupos de crianza. Dominguez travaille au centre de santé publique local de Poble Sec (CAP Hortes) et y dispense des cours pré/post-partum, tout en faisant partie d'une coopérative féministe de sages-femmes. Grâce à son initiative, le centre de santé publique propose des cours pré/post-partum qui constituent un espace ouvert et engageant de rencontre et de formulation d'intérêts collectifs. Elle joue un rôle clé dans la création de réseaux de mères. Il est important que l'origine des alternatives de crèches communes se trouve aussi dans le système public : comme beaucoup d'autres, Pepi encourage la fluidité plutôt que l'opposition entre l'organisation communale et l'organisation publique. En effet, elle contribue à ce que le centre de soins public fonctionne également comme un commun.
Avec les grupos de crianza, un nouveau processus générationnel de politisation des soins a été inauguré. Poble Sec est passé de 1 ou 2 projets de crèches gérées par les parents après 2007, à environ 5 après 2011, environ 7 en 2016, et à nouveau 5 ou 6 en 2019. Certains groupes vont et viennent, d'autres restent stables, traversés par des processus sociaux, économiques et politiques complexes dans le quartier. En 2017, reprenant l'esprit de la xarxa de crianza face aux nouvelles expérimentations municipalistes, la majorité des projets communs de garde d'enfants existants ont formé ensemble la plateforme PEPI, un nouveau réseau pour s'apporter un soutien mutuel et gagner en influence politique vis-à-vis des politiques locales de Barcelona en Comú.
En 2017, cela faisait deux ans que le nouveau gouvernement municipal était en place. De nombreux activistes locale·aux à Poble Sec (ainsi qu'ailleurs à Barcelone) s'étaient impliqué·es dans les campagnes électorales de Barcelona en Comú en 2015 et continuaient à être complices et observateur·ices des gouvernements municipalistes.8 Beaucoup avaient de jeunes enfants et faisaient partie de grupos de crianza, désireux de mettre les communs de soins aux enfants à l'ordre du jour institutionnel, également, pour défendre et revendiquer des espaces et de nouveaux modèles de soins et d'éducation.
Le nom PEPI est un jeu de mots en référence à Pepi Dominguez et signifie "Plate-forme pour l'éducation et la participation des jeunes enfants". Le rôle de Pepi en tant que "méta-mère" et facilitatrice des soins aux enfants et des communs des mères est d'une importance capitale et est largement reconnu dans le quartier. Pepi tisse des relations et des liens transversaux entre les institutions, la vie privée des familles et les initiatives de mise en commun : une forme de leadership féminin qui a également inspiré les municipalités, comme la conseillère Carolina López, dont nous parlerons plus loin. En tant que traductrices, trafiquantes de connaissances et de ressources, entremetteuses ou médiatrices, ces femmes jouent un rôle important dans un écosystème social tel que celui décrit ici.
Créer de la fluidité entre le public et les communs est un art, mais il ne se pratique pas de manière isolée. Elle dépend de la force, des revendications et de la résilience des initiatives auto-organisées (telles que le PEPI et les grupos de crianza), qui permettent aux agents publics d'ouvrir les espaces et les ressources à la mise en commun. Les biens communs des soins aux enfants dont il est question ici défendent le lien entre les systèmes publics et les systèmes de mise en commun, en tant qu'exercice politique nécessitant une négociation permanente. Le municipalisme radical a donné l'occasion d'annuler la contraposition des récits de type "ou bien, ou bien" et a permis de trouver des moyens de valoriser et d'encourager les systèmes publics et communalistes à s'enrichir l'un l'autre.
Dans, contre et au-delà de l'économie du capital
Les dynamiques micro et macropolitiques de soins aux enfants interagissent également en relation avec des dynamiques néolibérales spécifiques, ayant un impact sur le quartier. Entre les crises économiques de 2008 et 2020, les loyers n'ont cessé d'augmenter - et avec eux, de nombreuses familles ont dû quitter le quartier. Conjugué au raccourcissement de la durée obligatoire des contrats de location, ce phénomène a entraîné une forte dynamique de déplacement dans le quartier de Poble Sec, ainsi qu'une puissante lutte contre les expulsions et la spéculation immobilière : via le syndicat de quartier [Sindicat de Barri], la PAH et le syndicat des locataires [Sindicat de Llogaters].
La spéculation immobilière a rendu difficile la recherche et l'accès à des espaces appropriés (devantures de magasins à louer) pour les groupes de soins aux enfants. Certes, l'augmentation des loyers a également entraîné un afflux plus important de familles disposant d'un revenu disponible plus élevé dans le quartier, qui se joignent parfois aux grupos de crianza et peuvent provoquer des dynamiques complexes. Les familles moins précaires de la classe moyenne sont en mesure de payer des frais plus élevés, ce qui signifie qu'elles peuvent rémunérer les éducateur·ices de manière plus équitable, tout en faisant en sorte que les augmentations générales des frais semblent plus légitimes, et en rendant la démographie des groupes plus privilégiée du point de vue de leur composition de classe. Entre 2014 et 2020, le chômage a baissé en Catalogne et le Poble Sequis a trouvé plus de travail salarié, ce qui a réduit le temps disponible pour l'auto-organisation.
C'est l'un des facteurs les plus importants pour déterminer le degré d'auto-organisation et de transversalité des grupos de crianza : le niveau d'emploi et de revenu des familles, ainsi que le type d'emploi. Les travailleur·euses du secteur public ont tendance à s'engager davantage dans les politiques de mise en commun des soins aux enfants que les travailleur·euses habitué·es aux hiérarchies et à l'éthique du secteur privé. La situation des familles, ainsi que la composition des groupes de soins aux enfants, peuvent changer en peu de temps et reconfigurer les groupes de manière radicale. Comme les grupos de crianza sont entièrement autofinancés par les cotisations, ils sont très sensibles à ces changements. Devraient-ils bénéficier d'un financement public pour devenir plus durables, plus équitables et plus accessibles ?
Au-delà du public et du commun
Il y a parfois un conflit entre les temporalités de la reproduction humaine et des soins, celles de l'organisation des quartiers et de la formation des communautés, et celles des institutions. Là encore, un regard rythmo-temporel et générationnel est crucial. Un enfant passe par des phases et des besoins très différents au cours de ses premières années de vie ; un contrat de location dure entre 3 et 5 ans à Barcelone ; une législature dure 4 ans ; ces phases et ces besoins peuvent se croiser et se chevaucher de diverses manières. Les familles qui ont été les premières à mettre en place des infrastructures collectives radicales de soins aux enfants après 2011 s'organisent maintenant autour des écoles primaires. Les parents qui ont construit et approfondi le débat politico-institutionnel pendant le mandat 2014-19 de Barcelona en Comú passent maintenant à d'autres phases, certain·es sont forcé·es de quitter Poble Sec en raison de l'augmentation des loyers. Il y a un défi autour de la transmission transgénérationnelle des communs de soins aux enfants et leurs connaissances pratiques, qui nécessitent des structures comme le PEPI ainsi que des espaces continus comme ceux des actuels grupos de crianza compartida.
Mais réduire le débat sur les soins aux enfants auto-organisés à une polarité entre privé et public, c'est passer à côté de beaucoup de choses. Premièrement, comme le note Javier Rodrigo, les grupos de crianza sont des espaces d'apprentissage et d'expérimentation démocratiques, et leur "gouvernance directe est très efficace, avec des commissions, de la démocratie : c'est une école pour les mères et les pères" (Colloque Comunes y Crianza 2018 ; ma traduction de l'espagnol). Deuxièmement, les pratiques et les connaissances produites dans ces groupes se répandent et traversent le système public, influençant leurs politiques démocratiques avec des méthodes d'autogestion populaires. La plupart des enfants passent des grupos de crianza au système scolaire public après 3 ou, dans de rares cas, 5 ans, apportant avec elleux des habitudes, des attentes, des alliances et des connaissances qui transforment également les écoles publiques.
Pour appréhender l'auto-organisation en tant que matière collective, nous devons essayer de comprendre et de réimaginer les relations écosystémiques entre les communs, les sphères publiques et privées.
Publication originale (10/2021) :
transversal
· Cet article fait partie de notre dossier Communisme du soin du 21 mai 2023 ·