La main, la tête et le cœur : une épistémologie féministe | Hilary Rose
Le projet théorique émancipateur de Sohn Rethel se situe toujours dans le cadre de la production de marchandises. Il cherche l'unité de la main et de la tête mais exclu le cœur. Une reconnaissance théorique du travail de soins reproductifs féminin est nécessaire pour toute analyse matérialiste adéquate de la science et est une condition préalable cruciale pour une épistémologie et une méthode alternatives. La relation dialectique entre ces deux systèmes de production - production de choses et production de personnes - explique non seulement pourquoi il y a si peu de femmes dans les sciences, mais aussi, et surtout, pourquoi la connaissance produite par la science est si abstraite et dépersonnalisée. Une épistémologie féministe implique la création d'une pratique du sentir, de la pensée et de l'écriture qui s'oppose à l'abstraction de la pensée scientifique masculine et bourgeoise.
Hilary Rose est une sociologue britannique. Elle a publié de nombreux ouvrages sur la sociologie des sciences dans une perspective féministe - dont Love, Power, and Knowledge: Towards a Feminist Transformation of the Sciences en 1994 - et a occupé de nombreux postes au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Australie, en Autriche, en Norvège, en Finlande et au Collegium for the Advanced Study of the Social Science de Suède. Elle a été titulaire de la chaire de physique Gresham entre 1999 et 2002. En 1997, elle a reçu un doctorat honorifique de la faculté des sciences sociales de l'université d'Uppsala, en Suède, pour sa contribution à la sociologie féministe des sciences. Elle a également publié, en collaboration avec Steven Rose, Science and Society (1969), Alas, Poor Darwin: Escaping Evolutionary Psychology (2000), et Genes, Cells and Brains: The Promethean Promises of the New Biology (2013).
· Cet article fait partie de notre dossier Science du 12 septembre 2022 ·
La science, semble-t-il, n'est pas dépourvue de genre ; elle est un homme, un père, et corrompue aussi. Virginia Woolf, Trois Guinées
Cet article part du constat que les attitudes dominantes au sein de la science et de la technologie doivent être transformées, car leur telos est l'annihilation nucléaire. Il examine tout d'abord les avancées réalisées au cours des années 1970 par cell·eux qui ont cherché à analyser et à critiquer les formes et les systèmes de connaissance existants de la science capitaliste, il défend ensuit l'idée que leurs critiques (qui peuvent très bien avoir été développées avec une opposition consciente au sexisme) sont théoriquement aveugles au genre. Leur analyse de la division du travail s'arrête à la distinction entre le travail manuel et intellectuel associé à la production. Indifférente au second système de production - la reproduction - l'analyse exclut la relation de la science au patriarcat, à la division sexuelle du travail dans laquelle le travail de soin est principalement attribué aux femmes dans le travail non rémunéré et rémunéré. La transformation de cette division du travail établie entre la main, le cerveau et le cœur rend possible une nouvelle connaissance scientifique et une nouvelle technologie qui devrait permettre à l'humanité de vivre en harmonie plutôt qu'en opposition avec la nature, y compris la nature humaine. La nécessité et l'ampleur de la tâche doivent être reconnues.
La nécessité d'une nouvelle science
Au cours des douze dernières années, la critique de la science et de la technologie s'est concentrée sur les façons dont la science et la technologie existantes sont imbriquées dans le capitalisme et l'impérialisme en tant que système de domination. Cette critique a eu deux conséquences. Négativement, elle a facilité la croissance d'une antipathie envers la science qui rejette toute investigation scientifique menée dans n'importe quelles conditions et à n'importe quel moment historique. De manière plus positive, elle s'est fixé la tâche difficile de construire, de manière préfigurative, à la fois les formes et le contenu d'une science différente, alternative - une science qui anticipe les sciences et les technologies possibles dans une nouvelle société et, en même temps, contribue par des pratiques novatrices à faire advenir cette société. Cet article se rattache à une telle entreprise, tout en reconnaissant qu'avec ses faux départs et ses véritables réalisations, son équilibre périlleux entre l'activisme athéorique et le théoricisme abstrait, le projet n'est pas exempt de contradictions et de difficultés. Le féminisme commence à peine à saisir toute la force d’intuition de Virginia Woolf : la science, semble-t-il - pour la reformuler - n'est ni sans genre ni sans classe ; c'est un homme, un bourgeois, et corrompu aussi.
Le problème des sciences et des technologies d'un point de vue féministe réside dans leur pleine appartenance non seulement à un système de domination capitaliste mais aussi à un système de domination patriarcale ; or, il est particulièrement difficile d'essayer de discuter des sciences dans le cadre de ces deux systèmes de domination. Historiquement, ce sont des femmes extérieures à la science, comme la romancière et essayiste Virginia Woolf, ou l'ex-scientifique devenue écrivaine Ruth Wallsgrove, ou la sociologue Liliane Stehelin, qui ont osé parler de la science comme étant masculine, comme faisant partie d'une culture phallocentrique. Pour les femmes à l'intérieur de la science, la contestation a été beaucoup plus difficile. Elles sont peu nombreuses et le développement d'un réseau parmi ces femmes isolées est un travail difficile. Pourtant, à l'aube des années quatre-vingt, un collège invisible de scientifiques féministes commence à se constituer. L'une des nouvelles voix qui se fait entendre au sein du laboratoire est celle de Rita Arditti, qui, après avoir travaillé dans le monde compétitif et machiste de la génétique, s'est radicalisée à travers le mouvement anti-guerre. Elle est devenue féministe grâce à cette expérience et affirme aujourd'hui que ce n'est rien moins qu'un nouvelle science qu'il nous faut.
À l'exception d'une poignée d'entre elles qui ont écrit des articles pionniers, les féministes des premiers jours du mouvement ont évité le débat sur la science, se retranchant souvent dans un rejet total de la science comme ennemi monolithique. Faire de la science est devenu une activité dans laquelle aucune féministe sérieuse ne voulait s'engager. Mais une menace politique croissante est apparue lorsque, dans les années 1970, une nouvelle vague de déterminisme biologique a cherché à renaturaliser les femmes. Celle-ci a exigé des femmes biologistes - ou des femmes qui entreront sur le terrain de la connaissance biologique - qu'elles contestent ses allégations. Faire de la biologie n'est donc plus considéré comme hostile mais comme utile aux intérêts des femmes, et il est de plus en plus possible de passer de cet objectif essentiellement défensif à celui, beaucoup plus positif, de chercher à montrer comment une connaissance féministe du monde naturel ouvre la porte à une science émancipatrice plutôt qu'exterminatrice. Le développement d'une critique féministe de la science existante et l'élaboration progressive d'une science de la nature féministe qui n'existe pas encore sont des tâches à la fois plus difficiles et plus passionnante que l'activité de recherche respectable consistant à rédiger des rapports descriptifs sur la place des femmes dans la science.
Il y a un fossé entre les travaux réalisés dans une perspective transformatrice du destin des femmes et les projets façonnés selon les principales variantes du fonctionnalisme structurel en vigueur. Car l'analyse féministe, à la différence de la théorie marxiste développée - bien que semblable au marxisme primitif - exige une interprétation constamment mise à l'épreuve non pas simplement par rapport aux exigences de la théorie, mais toujours et sans cesse par rapport à l'expérience de l'oppression spécifique des femmes.
Je vais d'abord exposer brièvement les succès théoriques de la critique radicale de la science, en mettant en évidence les faiblesses qui découlent de son matérialisme unilatéral. Ensuite, en m'appuyant sur l'analyse féministe en plein essor des liens entre le travail rémunéré et non rémunéré des femmes, je suggérerai non seulement pourquoi les femmes sont généralement exclues de la science, mais aussi quel type de science cette exclusion produit. Enfin, et c'est là une tentative, j'évoquerai certains des exemples de nouvelle science qui ont été développés par le mouvement féministe.
La critique radicale de la science
La critique de la science s'est répandue dans la pratique et s'est transformée en théorie au cours du mouvement radical de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Les nombreuses questions contenues dans les luttes sociales et de classe du mouvement ont souvent été réduites et contraintes lorsque les théoriciens ont filtré la richesse de l'expérience vécue à travers les catégories abstraites de la théorie. À partir d'une rhétorique initiale qui s'attaquait avec une certaine égalité à la société de classe, à l'impérialisme, au racisme et au sexisme (les Noir·es, les colonisé·es et les femmes ont pu avoir des doutes quant à leur égale priorité dans la pratique comme dans les discours), les théoriciens ont développé deux lignes d'analyse principales. La première portait sur l'économie politique de la science, la seconde sur la relation entre la science et l'idéologie. Si les deux sont liés en de nombreux points, le travail sur l'économie politique a été développé de manière plus cohérente ; le travail sur le débat entre science et idéologie était et reste plus problématique. La nécessité de répondre immédiatement aux attaques idéologiques d'une science raciste ou sexiste s'est accélérée à mesure que la crise s'approfondissait ; il était difficile de résister simultanément à l'attaque et d'analyser les problèmes. En effet, l'hostilité à l'égard de la science au sein du mouvement a tellement confondu science et idéologie qu'elle a favorisé le développement d'attitudes qui rejetaient totalement la science.
La tradition socialiste, du moins jusqu'aux années soixante, pensait que les progrès de la science allaient automatiquement créer des problèmes que la société capitaliste ne pourrait pas résoudre ; par conséquent, d'une certaine manière, la science était au moins "neutre", au mieux alliée à ceux qui œuvraient à une société nouvelle et socialement juste. Cette science neutre était considérée comme non influencée par la classe, la race, le sexe, la nationalité ou la politique ; elle était l'accumulation abstraite de connaissances - faits, théories et techniques - qui pouvaient être "utilisées" ou "utilisées à mauvais escient" par la société. Les expériences des années soixante et soixante-dix ont bouleversé ces notions de la science. Ce que les radicaux des années 60 ont découvert dans leurs campagnes contre une science abusive, militarisée et polluante, c'est que les responsables de la science neutre étaient en grande majorité des hommes blancs, privilégiés et occupant des postes importants dans la société industrielle avancée. Les technologies antihumaines générées par la science étaient utilisées pour le profit de certains et la souffrance de beaucoup. Ainsi, la politique de l'expérience a amené les positions envers la science du mouvement radical à une confrontation avec l'analyse marxiste orthodoxe de la science.
Ce dernier avait affirmé qu'il existait une contradiction inévitable entre les forces productives libérées par la science et l'ordre capitaliste. Par conséquent, la science ne pouvait pas être utilisée à son plein potentiel créatif au sein du capitalisme, et les tentatives de contrôler les forces de l'innovation technologique conduiraient finalement à la destruction du capital. Incarnée dans le bernalisme (bien que peut-être exagérée par rapport à ce que l'on trouve strictement dans l'œuvre de John Desmond Bernal), cette vieille croyance de la gauche selon laquelle la science, la technologie et le socialisme ont une relation nécessaire a été, avec le temps, abandonnée, mais aucune alternative critique à la science bourgeoise n'a été élaborée à sa place. Cet espoir est resté enfoui dans les archives de l'affaire Lysenko, et l'élaboration d'une critique de la science s'est faite dans un isolement relatif par rapport au courant principal de la recherche marxiste.
L'affaire Lysenko incarne la période des années 1930 à 1940 en Union soviétique, durant laquelle on a tenté de développer une interprétation spécifiquement prolétarienne de toute la culture, y compris des sciences naturelles. Contre les vues plus prudentes des généticiens, Trofim Lysenko a avancé la thèse selon laquelle les caractéristiques acquises sont héritées. Il opposait ses origines sociales de paysan (et donc ses connaissances expérientielles) aux origines aristocratiques (et donc aux connaissances abstraites) de son principal adversaire, Nikolai I. Vavilov. Le débat a été résolu par les statistiques falsifiées de Lysenko sur les quantités de céréales produites selon sa théorie et cette résolution a été soutenue par la mise en place de la terreur stalinienne. En 1940, Vavilov a été arrêté et Lysenko a pris sa place en tant que directeur de l'Institut de génétique.
Les chercheurs marxistes ont évité d'analyser les circonstances et les implications de cette révolution culturelle ratée et se sont repliés sur la position selon laquelle il n'y a qu'une seule science - implicitement, la science bourgeoise. Ainsi, lorsque le mouvement radical s'est tourné vers l'analyse marxiste des sciences naturelles, il n'a entendu que des silences embarrassés. Le mouvement n'a pas non plus été aidé par le statut spécial de la science au sein du marxisme en tant que corpus de pensée - des revendications de Marx et Engels pour un socialisme scientifique, à l'enthousiasme de Lénine pour l'application par Frederick Taylor de méthodes scientifiques au processus de production, au projet influent de Louis Althusser de dépersonnaliser l'analyse marxiste afin de la rendre véritablement scientifique.
Le mythe de la neutralité de la science
Bien que je me sois délibérément concentrée ici sur les écrits de ceux qui ont été influents au sein du mouvement de la science radicale, on a également assisté, au cours de la dernière décennie environ, à un changement spectaculaire dans l'histoire, la philosophie et la sociologie des sciences. Une forme sophistiquée d'externalisme soutenant la position selon laquelle toute connaissance scientifique est structurée par sa genèse sociale est devenue commune à ces trois disciplines, de sorte que la recherche vise à démontrer comment des intérêts particuliers façonnent la connaissance . Ainsi, alors que les travaux de Thomas Kuhn ont marqué le début du dégel d'une époque qui semblait figée à jamais dans les certitudes intemporelles du positivisme et du cercle de Vienne, c'est un mathématicien, historien des sciences, et radical politique - Jérôme Ravetz - qui a posé la question de savoir pourquoi et comment la science est un problème social.9 Pour répondre à cette question, Ravetz a examiné les conditions dans lesquelles les scientifiques produisent effectivement des connaissances scientifiques. Abandonnant la théorie poppérienne ampoulée et très abstraite des "conjectures audacieuses et réfutations", il s'est demandé : Que font réellement les scientifiques ? En examinant la production de la science du XVIIe au XIXe siècle, il a fait valoir que si, au début, la science était considérée comme un artisanat, elle a de plus en plus adopté des méthodes de production industrialisées à l'aube du XXe siècle. Alors que l'artisan travaillait seul ou avec quelques apprentis, le nouveau système exigeait un capital important, un grand groupe de scientifiques, une division claire du travail entre eux et des objectifs communs fixés et gérés par un directeur scientifique.
Selon Ravetz, cette industrialisation de la science aurait produit son caractère non critique. Proposant une réponse politique essentiellement romantique et libertaire, il a appelé à la désinstitutionnalisation de la science. Lorsqu'elle est liée à l'État et à l'industrie, la science perd inévitablement son potentiel critique et devient un facteur d'oppression. Si une véritable science doit atteindre le rôle libérateur qu'elle avait à l'époque de Galilée, par exemple, elle doit, comme Galilée, s'opposer à la science institutionnalisée. Elle doit devenir critique. Le problème avec la position de Ravetz est qu'elle est idéaliste dans les deux sens du terme. Bien que nous ayons assisté au développement bienvenu d'une poignée d'entreprises scientifiques désinstitutionnalisées, il serait irréaliste de considérer leur contribution comme un signe de la restructuration de la science, puisque leur accès aux moyens de production scientifique est minime.
Moins attiré·es que Ravetz par les alternatives extérieures à la science, et plus orienté·es vers la contestation de la science existante, d'autres membres du mouvement de science radicale poursuivaient néanmoins les mêmes considérations théoriques. Iels étaient révolté·es par la science génocidaire employée par les États-Unis dans la guerre en Asie du Sud-Est et par l'expansion des nouvelles technologies de répression urbaine dans leur pays. Iels se demandaient comment la science pouvait prétendre être idéologiquement pure, sans valeur et surtout neutre, alors que même un texte réputé intitulé La méthode scientifique offre comme exemple de développement scientifique la fabrication et l'essai de napalm sur un stade universitaire, sans aucune référence aux questions éthiques ou politiques. Après avoir abandonné le modèle du " use and abuse ", dans lequel la science demeurait fondamentale, basique et pure, bien qu'elle puisse être utilisée à mauvais escient par d'autres politiques, la nouvelle gauche - avec l'égale préoccupation de l'establishment scientifique et de l'ancienne gauche - a assiégé le mythe de la neutralité de la science elle-même.
Une nouvelle économie politique de la science, associée aux physiciens marxistes Marcello Cini, Michelangelo de Maria et Giovanni Cicotti, devait soutenir que l'intégration de la science dans le mode de production capitaliste signifiait que la connaissance elle-même, en tant que produit du travail scientifique, était devenue une marchandise. Dans cette analyse, la connaissance scientifique n'est plus atemporelle mais n'a de valeur qu'à un moment et en un lieu donnés. Pour l'industrie, les lois sur les brevets, qui s'appliquent déjà à la physique et à la chimie et qui s'étendent actuellement au domaine en plein essor des biotechnologies, sont conçues pour contrôler les modèles de propriété. Pour les sciences fondamentales, les bénéfices vont à cell·eux qui publient les connaissances en premier. Le processus même de diffusion réduit la valeur de la connaissance (généralement produite dans les institutions d'élite des pays métropolitains) au moment où elle est transmise aux institutions périphériques, extérieures aux cercles élitistes. La valeur de la connaissance lorsqu'elle passe du centre de production à la périphérie décline aussi sûrement que celle d'une voiture lorsqu'elle passe de la deuxième à la troisième main.
Le changement du mode de production scientifique, sa perte de criticité et sa soumission aux lois de la production marchande sont les caractéristiques des sciences les plus étroitement intégrées à la reproduction du pouvoir social et économique. Les sciences physiques, et surtout la physique elle-même, sont à la fois les plus obscures et les plus profondément impliquées dans le système de domination capitaliste. Dans le même temps, les sciences physiques excluent avec plus ou moins de succès bien plus qu’un petit nombre de femmes. Ces sciences industrialisées semblent très résistantes à une recomposition féministe, notamment parce que le succès de la théorie féministe se situe dans des domaines tels que l'histoire, la philosophie et la sociologie - tous caractérisés par un faible équipement en capital par travailleur·euse et par des méthodes de production artisanales.
Les origines sociales de la science en tant que connaissance aliénée
Alors que de nombreux·ses membres du mouvement scientifique radical ont été influencé·es par les écrits de l'école de Francfort, c'est Alfred Sohn Rethel, dans le cadre de cette tradition, qui a cherché à expliquer les origines sociales des aspects hautement abstraits et aliénés de la connaissance scientifique. S'appuyant sur des données historiques, il suggère que l'abstraction naît de la circulation de l'argent ; mais il poursuit en affirmant que le caractère aliéné et abstrait de la connaissance scientifique trouve ses racines dans une profonde division du travail intellectuel et manuel qui fait partie intégrante de la formation sociale capitaliste. La connaissance scientifique et son système de production sont à l'image du travail abstrait et aliéné du mode de production capitaliste lui-même. La Révolution culturelle, avec son projet de transcender la division du travail mental et du travail manuel, était considérée par Sohn Rethel et, en fait, par beaucoup ou la plupart des membres de la Nouvelle Gauche comme offrant un modèle d'une immense portée historique. Iels voyaient dans ce mouvement non seulement la possibilité de dépasser les relations sociales hiérarchiques et antagonistes, mais aussi les moyens de créer une nouvelle science et une nouvelle technologie qui ne soient pas tournées vers la domination de la nature ou de l'humanité en tant que partie de la nature. A l'heure actuelle, où l'évaluation de l'expérience de la Révolution culturelle s'avère problématique, il est d'autant plus important d'affirmer notre besoin du projet qu'elle a entrepris.
Dans un monde où l'aliénation de la science et de la technologie nous confronte à la pollution des mers, des villes, des campagnes - et à la peur de l'holocauste nucléaire - un tel désir ne peut être considéré comme un simple fantasme. Sa réalisation pourrait plutôt être le garant de notre survie. Il est certain que les travailleur·euses de l'aérospatiale en Grande-Bretagne - qui ne sont pas facilement assimilables à des intellectuel·les idéalistes - sont arrivé·es dans leur pratique à des conclusions très similaires à celles de Sohn Rethel. Partant de leur opposition à une menace de licenciement et de leur dégoût moral d'être si profondément impliqué·es dans la fabrication d'une technologie de guerre, les travailleur·euses ont conçu et, dans certains cas, fabriqué des technologies socialement utiles telles que le bus rail-route. En cela, iels ont simultanément contesté la division du travail mental et manuel dans la production de la technologie et, grâce à l'unité de la main et de la tête, ont entamé une longue lutte pour transformer la marchandise elle-même.
Le deuxième système de domination
Malgré les progrès réalisés par la critique de la science au cours des années 1970, cette critique est, au sens théorique, insensible au genre. Ce n'est pas que les critiques aient été indifférent·es aux problèmes du sexisme et du racisme ; beaucoup d'entre ell·eux ont honorablement essayé de les contester. C'est plutôt que les catégories théoriques les empêchaient d'expliquer pourquoi la science est non seulement bourgeoise mais aussi masculine. Car il est clair et net que l'élite de la science - ses gestionnaires et les constructeurs de son idéologie - sont des hommes. Dans la science, comme dans tous les autres aspects de la production, les femmes occupent des positions subordonnées, et les femmes exceptionnelles qui réussissent dans ce monde d'hommes ne font que confirmer la règle. Pourtant, cette exclusion de la moitié de l'humanité signifie que les critiques de la science des années 1970, tout en s'attaquant à la structuration de la science et de la technologie par le capitalisme, n'ont pas réussi à saisir l'importance - ni même à reconnaître - la structuration par le patriarcat, ce second système de domination omniprésent. En effet, le mouvement scientifique radical lui-même devait refléter dans sa pratique une grande partie du sexisme de l'ordre social auquel il s'opposait. Néanmoins, la critique a réussi à mettre en échec les affirmations selon lesquelles la science et la technologie transcenderaient l'histoire, et a également mis en évidence la dimension de classe que la science revêt dans une structure sociale capitaliste. La science en tant qu'abstraction a été analysée comme une idéologie ayant un développement historique spécifique dans la construction du capitalisme. La démystification de la science a mis à nu les mythes qui avaient servi à intégrer la science et à masquer ses contradictions internes et ses fonctions externes.
Pourtant, au sein de la critique radicale de la science, une disjonction subsiste entre la lutte réelle, d'une part, et la théorisation, d'autre part. En regardant les écrits des années soixante et du début des années soixante-dix, il est difficile de ne pas avoir le sentiment qu'à mesure que le travail critique devenait plus théorique, plus élaboré, les femmes et les intérêts des femmes reculaient. Ainsi, ces écrits ne donnent aucune explication systématique de la division du travail entre les sexes au sein de la science et, malgré leur dénonciation du sexisme scientifique, ils n'expliquent pas pourquoi la science fonctionne si souvent au profit des hommes. En attribuant l'exclusion des femmes à l'idéologie, ils ignorent la possibilité qu'il y ait une explication matérialiste, ne se hasardant nulle part à suggérer qu'il est dans l'intérêt des hommes de subordonner les femmes à l'intérieur, comme à l'extérieur, du système de production de la science. Il est considéré comme acquis que la relation de domination/subordination, d'oppresseur/opprimé entre les hommes et les femmes est soit sans importance, soit expliquée par le processus de production.
Le féminisme est un matérialisme
Pourtant, cette priorité accordée au processus de production ignore l'autre nécessité matérialiste de l'histoire - la reproduction. La préoccupation pour la production en tant que processus social avec une division sociale du travail correspondante et la négligence de la reproduction en tant que processus analogue avec sa division du travail perpétuent un matérialisme unilatéral. Il ne peut pas nous aider à comprendre nos circonstances, et encore moins à les dépasser.
Entre-temps, la reproduction a été au centre des préoccupations du mouvement féministe, tant dans la lutte sociale pragmatique que dans l'explication théorique. Ce n'est pas par hasard que le mouvement s'est intéressé à l'avortement, au contrôle des naissances, à la sexualité, aux tâches ménagères, à la garde des enfants - en fait, à toutes ces questions qui avaient été insignifiantes et passées sous silence au cours de la longue période qui a suivi la vague précédente de féminisme. Même si aujourd'hui la plupart des revues de gauche trouvent occasionnellement ou même régulièrement de la place pour des articles féministes, l'exercice reste relativement symbolique, car les articles "importants" traitant de la crise actuelle montrent peu de signes d'intégration de la théorie féministe. Plus que jamais, les féministes doivent insister sur la signification de la division du travail et empêcher la "renaturalisation" du travail des femmes. Les pressions économiques, politiques et idéologiques peuvent faire croire qu'il est juste de redonner les femmes à leur place "naturelle". La science, en tant que grand légitimateur, offre, comme d'habitude, ses services.
Le travail de l'amour
Pour comprendre le fonctionnement d'une science privée de l'apport des expériences des femmes, les féministes doivent revenir à la division sexuelle du travail au sein du foyer, qui, dans la science comme ailleurs, trouve un écho ironique dans le travail rémunéré. Le travail des femmes est d'un type particulier - qu'il soit subalterne ou qu'il exige des compétences sophistiquées comme dans le cas des soins aux enfants, il implique toujours un service aux personnes. Peut-être que pour faire comprendre la nature de ce travail attentionné, intime et émotionnellement exigeant, nous devrions utiliser le terme "amour", chargé idéologiquement. Car sans amour, sans relations personnelles étroites, les êtres humains, et plus particulièrement les petits êtres humains, ne peuvent survivre. Ce travail émotionnellement exigeant nécessite que les femmes donnent quelque chose d'elles-mêmes aux enfants, aux hommes. La production de personnes est donc qualitativement différente de la production de choses. Elle exige un travail de soins - le travail de l'amour.
Si nous revenons au projet émancipateur de Sohn Rethel de surmonter la division entre le travail mental et le travail manuel, l'importance du travail de soin des femmes pour la production de la science devient claire. Il a vu la division du travail qui existe entre les hommes, mais a considéré comme allant de soi l'attribution du travail de soin aux femmes. En effet, alors que le travail intellectuel est attribué à une minorité d'hommes, la majorité d'entre eux se voit attribuer un travail manuel, hautement routinier. Pour les femmes, la division du travail est structurée différemment : même les rares personnes qui deviennent des intellectuelles sont, en premier lieu, affectées à un travail domestique dans lequel la sollicitude informe chaque acte. Tant le projet théorique émancipateur de Sohn Rethel que la pratique émancipatrice des travailleur·euses de l'aérospatiale cherchent à surmonter la division du travail et appellent de leurs vœux une nouvelle science et une nouvelle technologie ; néanmoins, leurs projets se situent toujours dans le cadre de la production de marchandises. Ils cherchent l'unité de la main et de la tête mais excluent le cœur. Une reconnaissance théorique du travail de soins comme critique de la production de personnes est nécessaire pour toute analyse matérialiste adéquate de la science et est une condition préalable cruciale pour une épistémologie et une méthode alternatives qui nous aideront à construire une nouvelle science et une nouvelle technologie. Ainsi, alors que la proposition de Sohn Rethel cherche à surmonter les relations sociales capitalistes, elle laisse intactes les relations patriarcales entre les genres. Dans la production de la connaissance, cette limitation porte en elle l'implication que, même si la connaissance ainsi produite était moins abstraite et sa réification dépassée, elle ne refléterait toujours que la préoccupation historiquement masculine de la production. La préoccupation historiquement féminine de la reproduction resterait exclue.
Le peu d'attention que porte Sohn Rethel au travail de soin des femmes indique que le théoricien du dépassement de la division du travail s'est implicitement associé au programme loin d'être émancipateur de la sociobiologie, qui soutient que le destin des femmes est inscrit dans leurs gènes. La thèse sociobiologique selon laquelle les femmes sont génétiquement programmées pour les relations hétérosexuelles monogames et la maternité reçoit une approbation tacite à travers la préoccupation androcentrique de la pensée marxiste. Si nous revenons à la vision de Marx de la société postrévolutionnaire - où nous pêchons et chassons avant le dîner et faisons de la critique sociale après le dîner - il est clair que Sohn Rethel, comme Marx, a fait l'hypothèse tacite que c'est toujours la même travailleuse invisible qui prépare le repas.
Il ne suffit pas non plus d'ajouter une dimension féminine à un argumentaire fondamentalement productiviste en faisant apparaître la contribution des femmes aux soins. Un tel processus additif risque de nier la genèse sociale des compétences de soins des femmes, qui leur sont arrachées par les hommes, principalement au sein du foyer mais aussi sur les lieux de travail. Il mène à une pensée essentialiste selon laquelle les femmes sont "naturellement" pré-disposées, et plus douées pour les soins. Le problème pour les matérialistes est d'admettre la biologie - c'est-à-dire un essentialisme contraint - tout en donnant la priorité à la construction sociale, sans conclure en même temps que les êtres humains sont malléables à l'infini. La relation dialectique entre ces deux systèmes de production - production de choses et production de personnes - explique non seulement pourquoi il y a si peu de femmes dans les sciences, mais aussi, et surtout, pourquoi la connaissance produite par la science est si abstraite et dépersonnalisée.
Mais à ce stade, il est nécessaire d'explorer brièvement la structure d'un marché du travail caractérisé par la division des genres. Il ne s'agit pas de dresser de longues listes des divisions genrées du travail dans l'économie générale ou spécifiquement dans la science, mais plutôt de chercher des explications sur la manière dont le marché du travail différencié est apparu historiquement et d'examiner les liens entre les tâches rémunérées et non rémunérées des femmes.
Les origines sociales de la division du marché du travail
En examinant ce problème au sein de la société capitaliste, les féministes soulignent la pratique centrale consistant à verser un "salaire familial" à l'homme soutien de famille, qui reçoit ainsi du capital un revenu suffisant pour reproduire non seulement sa propre force de travail, mais aussi celle de sa femme et des personnes à sa charge. Il est indéniable que le salaire familial, tel qu'il est apparu au XIXe siècle dans les secteurs les plus syndiqués et les mieux rémunérés de l'économie, a servi à améliorer les conditions de toute une fraction de la classe - mais au prix du renforcement de la dépendance des femmes et des enfants vis-à-vis des hommes. La législation protectrice excluant les femmes et les enfants de certains types et conditions de travail (ostensiblement pour leur bien) a conduit à leur exclusion systématique des principaux secteurs de l'économie où les soutiens de famille (masculins) organisés et le capital pouvaient se battre ensemble pour obtenir des niveaux de salaire plus élevés. Au cours du XIXe siècle, bien que de nombreuses femmes aient été, en fait, des soutiens de famille (notamment en raison des taux élevés de veuvage, sans parler du grand nombre de femmes célibataires), elles ont été idéologiquement marginalisées dans leurs revendications pour une participation égale et un salaire égal sur le marché du travail. Aujourd'hui, malgré l'augmentation évidente des familles monoparentales, le salaire familial conserve sa prégnance idéologique. En effet, dans un monde en crise où le chômage augmente rapidement, l'idéologie du salaire familial et la nécessité de défendre l'homme soutien de famille semblent faire un retour en force. La science et la technologie en tant que marché du travail suivent précisément les schémas de cette forme générale de ségrégation. De même, malgré quelques avancées ici et là, la réforme de l'enseignement, la législation sur l'égalité des chances et des salaires, l'invocation rituelle de Marie Curie ou les photos d'une demi-douzaine d'étudiantes en ingénierie souriantes n'ont pas permis de surmonter cette structuration du marché du travail scientifique. La structure est presque toujours bénéfique aux hommes et, selon le cycle commercial, elle est manipulable à la convenance du capital.
S'il est vrai que le capital, dans des conditions d'essor telles que celles qui ont caractérisé le capitalisme occidental dans les années 1960, se tourne vers les femmes (et d'autres travailleur·euses marginalisé·es) comme source de force de travail et parle d'ouvrir l'ensemble du marché du travail aux femmes, dans la pratique, le marché du travail reste intensément divisé. Même pendant les années de prospérité, les femmes sont restées cantonnées dans un éventail extrêmement restreint d'emplois de bureau et de services. En Grande-Bretagne, par exemple, la division au sein du marché du travail était plus marquée en 1971 qu'elle ne l'était en 1901. Un marché du travail divisé n'est pas non plus nécessairement à l'avantage du capital ; dans les années post-Spoutnik, les États-Unis, soucieux d'augmenter leur nombre de scientifiques et d'ingénieur·es, se sont tournés vers les femmes comme source d'approvisionnement possible. En se concentrant sur des stratégies de resocialisation et en faisant la promotion de modèles de réussite, l'État n'a toutefois pas réussi, dans l'ensemble, à ouvrir ce champ aux femmes. Il semble qu'il faille à peine moins qu'un État-nation en guerre pour que le double marché du travail soit sérieusement ébranlé. Un marché du travail relativement porteur et une pression de la base, comme c'était le cas dans les années 60 et au début des années 70, entraînent quelques concessions, mais pas de façon radicale. Dans les conditions actuelles de récession, les femmes perdent leur emploi plus rapidement que les hommes, et dans de nombreux domaines, y compris les sciences, il y a proportionnellement plus de femmes sans emploi que d'hommes. Pourtant, il est difficile de voir un mouvement syndical dominé par les hommes défendre le travail rémunéré des femmes avec la même énergie qu'il met à défendre celui des hommes. Même l'analyse du chômage par les sciences sociales le présente comme un problème presque exclusivement masculin. Peu d'études ont été faites sur les femmes au chômage (bien que, pour être juste, sous la pression des critiques féministes, cela commence à changer), et les comptes rendus des médias se concentrent presque entièrement sur la perte de travail et de respect de soi des travailleurs masculins et sur leurs difficultés économiques.
La science en tant que système de production en miniature reflète fidèlement la situation du marché du travail en général. Il exclut les femmes - à l'exception de celles qui bénéficient de circonstances exceptionnellement favorables - des postes d'élite dans la production de connaissances. La plupart des femmes travaillant dans le domaine des sciences naturelles et de l'ingénierie sont reléguées aux tâches qui correspondent le plus à leur rôle principal d'épouse et de mère. Si nous examinons l'ensemble de la main-d'œuvre - pas seulement les scientifiques, mais aussi les technicien·nes, le personnel de secrétariat et le personnel de nettoyage - nous constatons que la majorité des femmes effectuent encore des tâches subalternes et des services aux personnes. Ni le hasard ni la biologie n'expliquent l'occupation par les hommes des postes de direction dans le domaine scientifique. Seules les femmes les plus exceptionnelles, issues de classes sociales très privilégiées - qui peuvent donc transférer leur travail domestique à d'autres femmes - peuvent accéder à la science. Et même dans ce cas, comme le montre le nombre croissant d'études biographiques de femmes ayant réussi dans les sciences, elles n'y parviennent souvent que grâce à l'influence personnelle d'hommes - généralement des maris, des pères ou des amants. Si le mécénat est un mécanisme important d'avancement dans le domaine scientifique, une femme dispose d'un ensemble beaucoup plus restreint de mécènes potentiels, liés à elle par sa sexualité.
Des femmes scientifiques dans des laboratoires d'hommes
Les femmes qui parviennent à trouver un emploi dans le domaine scientifique doivent faire face à une contradiction particulière entre les exigences qui leur sont imposées en tant que travailleuses chargées des soins reproductifs et en tant que travailleuses mentales abstraites. Beaucoup résolvent cette contradiction en se retirant ou en se laissant exclure de la science ; d'autres deviennent essentiellement des hommes d'honneur, niant que le fait d'être une femme puisse créer le moindre problème. Cette insensibilité au genre est particulièrement évidente dans les récits autobiographiques de femmes ayant réussi dans les sciences, comme ceux du symposium de 1965 intitulé Women in the scientific professions. Il a fallu la défense passionnée de Rosalind Franklin par Anne Sayre pour démystifier cet absence de considération du genre et insister sur le fait que la femme scientifique travaille toujours dans le laboratoire des hommes.
Evelyn Fox Keller, qui témoigne de ses expériences en tant qu'étudiante en physique puis en tant que chercheuse, se fait l'écho de ce thème - les mécanismes d'exclusion continus, subtils et moins subtils déployés à l'encontre des femmes scientifiques. Elle écrit qu'en tant qu'étudiante, elle devait faire attention à entrer dans une salle de cours avec ou après les autres étudiants ; si elle entrait en premier et s'asseyait, les étudiants masculins trouvaient menaçant de s'asseoir près de cette personne au statut inférieur - une étudiante - et elle était souvent entourée d'une "mer de sièges [vides]". Une fois, alors qu'elle venait de résoudre un problème mathématique, le professeur d'université masculin était si incrédule que Keller, comme Naomi Weisstein dans une situation similaire, s'est entendue demander gentiment qui (c'est-à-dire quel homme) l'avait fait pour elle, ou où elle avait obtenu (c'est-à-dire volé) la solution. Les expériences de Keller ne sont cependant pas exceptionnelles ; ce qui est nouveau, c'est qu'elles sont discutées.
Ainsi, une femme scientifique est coupée en deux. Son implication dans l'abstraction de la pratique scientifique telle qu'elle s'est développée sous le capitalisme et le patriarcat, d'une part, est en douloureuse contradiction avec son activité de soin, d'autre part. Comme l'écrit Ruth Wallsgrove, "une femme, surtout si elle a de l'ambition ou de l'éducation, reçoit deux types de messages : celui qui lui dit ce que c'est que de réussir, et celui qui lui dit ce que c'est que d'être une "vraie" femme". Il n'est pas étonnant que les femmes, sans parler des féministes, travaillant dans les sciences naturelles et l'ingénierie soient rares. Il est déjà difficile de supprimer la moitié de soi-même pour poursuivre la connaissance du monde naturel en tant que femme ; il est encore plus difficile de développer une épistémologie féministe. Une partie de cette épistémologie féministe implique la création d'une pratique du sentir, de la pensée et de l'écriture qui s'oppose à l'abstraction de la pensée scientifique masculine et bourgeoise.
Reconceptualiser la science
La théorisation féministe de la science est à l'image de la production théorique féministe. Contrairement à la connaissance abstraite aliénée de la science, la méthodologie féministe cherche à réunir les moyens subjectifs et objectifs de connaître le monde. Elle commence par l'expérience subjective partagée de l'oppression et y revient constamment. Il est important de mettre l'accent sur l'expérience partagée, car le récit purement personnel de l'oppression, même s'il apporte quelques brillants éclairages, peut nous en dire plus sur le caractère fondamentalement idiosyncrasique de l'expérience individuelle que sur l'expérience générale de toutes les femmes ou même de la plupart d'entre elles. Néanmoins, dans la production théorique féministe, l'expérience, le "je" vivant et participant, est considérée comme une dimension qui doit être incluse dans une analyse pertinente. Le fait même que les femmes soient, dans l'ensemble, exclues du système de production de la connaissance scientifique, avec son pouvoir idéologique de définir ce qui est et ce qui n'est pas une connaissance objective, a paradoxalement offert aux féministes une nouvelle page sur laquelle écrire. Largement ignoré·es par les oppresseurs et leurs systèmes de connaissance, les féministes ont nécessairement théorisé à partir de la pratique et renvoyé la théorie à la pratique.
S'il serait faux de suggérer que tous les travaux se réclamant du féminisme réalisent cette synthèse dialectique, il y a un sens dans lequel l'écriture théorique regarde et doit regarder vers le mouvement des femmes plutôt que vers l'académie masculine. Travailler à partir de l'expérience de l'oppression spécifique des femmes fusionne le personnel, le social et le biologique. Il n'est pas surprenant que, dans le domaine des sciences naturelles, ce soit en biologie et en médecine que les féministes aient cherché à défendre les intérêts des femmes et à avancer des interprétations féministes. Prenons un exemple : les menstruations, que tant de femmes ressentent comme pénibles ou, au mieux, inconfortables, ont suscité une énorme quantité de discussions, d'études et d'écrits collectifs. Une caractéristique prééminente de ces recherches réside dans leur fusion des connaissances subjectives et objectives de manière à produire de nouvelles connaissances. Le dualisme cartésien, les déterminismes biologiques et les constructions sociales s'effacent devant la nécessité d'intégrer et d'interpréter l'expérience personnelle du saignement, de la douleur et de la tension.
De nombreux slogans ainsi que des titres de livres et de brochures issus du mouvement témoignent de cette fusion nécessaire. Le "droit des femmes de choisir" a un sens immédiat pour les femmes. Il s'agit de l'exigence pour les femmes de retrouver le contrôle de leur propre corps, un contrôle que les professions médicales dominées par les hommes et la recherche du profit se sont approprié. Les groupes d'auto-examen et d'auto-santé offrent non seulement des formes sociales préfiguratives de soins de santé, mais aussi des formes préfiguratives de connaissance des sciences naturelles. Le livre Notre corps, nous-mêmes, best-seller à juste titre, cherche à récupérer notre sens de la plénitude - l'unité expérientielle de l'identité personnelle. Dans le même ordre d'idées, For Her Own Good de Barbara Ehrenreich et Deirdre English affirme non seulement les capacités des femmes à comprendre leurs intérêts, mais expose également la professionnalisation masculine de la médecine dans laquelle des formes aliénées de connaissances et de soins ont chassé les formes féminines non aliénées. Dans cette situation, une biologie féministe ne cherche pas à être objective et extérieure à l'entité biologique féminine ; elle tente de refaire la connaissance biologique afin de surmonter l'aliénation des femmes par rapport à leur propre corps, leur propre moi.
Je ne peux ici que relever des textes particuliers, mais toute lecture de l'abondante littérature du mouvement, en particulier au niveau de la base, révèle un féminisme qui cherche à comprendre et à contester les formes aliénées de travail de soin et à les transformer en formes non aliénées. Ces moments, dans lesquels le partage et l'amélioration des compétences remplacent collectivement la corvée privée et le service sexuel de la femme-mère, ne peuvent être que fragmentaires dans une société systémiquement capitaliste et patriarcale. Même le concept de formes préfiguratives est trop limité pour les anticipations fragiles mais infiniment précieuses de l'avenir que ces moments offrent. Néanmoins, l'avenir est dialectiquement contenu dans le présent, c'est-à-dire dans la mesure où l'humanité a un avenir, une perspective qui ne peut en aucun cas être considérée comme acquise dans les années 80.
L'énergie créatrice du mouvement des femmes, qui façonne simultanément de nouvelles formes d'organisation et de nouvelles connaissances, est presque considérée comme acquise par le mouvement lui-même. Il fait de nouvelles synthèses d'une grande importance théorique pour reconceptualiser les sciences naturelles, ainsi que les sciences sociales, avec le charme désarmant du héros de Molière qui découvre qu'il a parlé en prose toute sa vie. Alors que les théoriciennes féministes explorent de plus en plus les transformations épistémologiques issues du travail féministe dans les sciences sociales, les implications pour les sciences naturelles commencent seulement à être articulées. Pourtant, en raison de l'importance de la science et de la technologie comme instruments majeurs d' oppression idéologique et matérielle, le besoin d'une science féministe est de plus en plus intense. La pensée critique socialiste des années soixante-dix a exploré la division du travail intellectuel et manuel et ses implications pour la connaissance aliénée dans la production des choses. Le féminisme met en évidence la troisième division, cachée, du travail de soin, dans la reproduction aliénée des êtres humains ell·eux-mêmes. L'analyse du travail de soin et de la connaissance qui découle de la participation à ce travail devient essentielle pour un programme de transformation au sein de la science et de la société. Les chaussettes de bébé, les fils de laine, les photos et les fleurs enfilés dans les clôtures métalliques par les milliers de femmes pacifistes qui encerclent Greenham Common témoignent de cette connaissance de l'intégration de la main, de la tête et du cœur.
Publication originale (Automne 1983) :
Revue Signs
· Cet article fait partie de notre dossier Science du 12 septembre 2022 ·