La faillite de l’idéologie biopolitique | Maurizio Lazzarato
La biopolitique représente le point de vue de la machine du Capital-État.
Maurizio Lazzarato est philosophe et sociologue indépendant, auteur de nombreux livres dont Guerre et Capital (avec Éric Alliez, 2016) et Le Capital déteste tout le monde : Fascisme ou Révolution (2019). Il a récemment publié L’intolérable du présent, l’urgence de la révolution (2022) aux éditions Etérotopia.
· Nous remercions grandement Maurizio Lazzarato de nous avoir autorisé à publier cet extrait de son dernier livre L’intolérable du présent, l’urgence de la révolution ·
L’abandon de l’analyse des « formes générales ou institutionnelles de domination », c’est-à-dire le renoncement à l’analyse des luttes entre classes, au profit de l’analyse des « techniques et des procédures » par lesquelles le biopouvoir « conduit la conduite des autres », nous apparaît comme une reddition à l’esprit du temps et à sa « gouvernance ».
La gouvernementalité prétend se donner les moyens d’organiser un pouvoir décentralisé, souple, mobile, capable de suivre et de s’adapter à l’hétérogénéité des luttes qui s’enflamment à la fin des années soixante et à l’orée des années soixante-dix. Face à un conflit qui peut surgir de partout, la gouvernementalité oppose une émergence continue, une crise permanente, une politique de sécurité. Elle cherche ainsi à dissoudre les classes en les désagrégeant dans une nouvelle partition entre population et individus, parcourant ainsi, à rebours, le chemin de Marx qui, précisément, avait imaginé la théorie des classes contre la théorie des populations des économistes « bourgeois ».
Je pense qu’il faut rester fidèle à Marx en extrayant les classes, au pluriel, des populations. C’est l’affrontement entre les classes des capitalistes et des ouvriers, les classes des hommes et des femmes, les classes des Blancs et des non-Blancs, et non les populations qui requièrent les dispositifs de régulation et d’intégration pour éviter toute rupture politique.
Foucault bouche complètement l’espace politique avec un double modèle, juridico-politique et biopolitique, et avec leur « sujets » respectifs, le peuple et la population, le premier renvoyant à l’État, le deuxième à l’Économie. Conscient ou inconscient, le but de l’opération foucaldienne est de suturer l’effraction marxienne qui avait ouvert l’espace fermé par le couple peuple-population et État-économie par l’introduction de classes et leurs luttes. Elle intervient avec un timing parfait puisqu’elle correspond à l’épuisement de la force révolutionnaire de la classe ouvrière et à sa défaite historique. L’État souverain et la biopolitique (techniques de gouvernement étatiques et extra-étatiques) ont gagné, il ne reste de l’espace politique que pour des contre-conduites, des luttes contre le « trop de pouvoir », des subjectivations qui visent directement la « liberté » à l’intérieur du système sans passer par la « libération » (révolution).
La reconstruction foucaldienne du bouclage de l’espace politique n’est pas une simple répétition du travail des « économistes ». Elle innoverait l’idéologie de la machine à double tête capital-État puisque l’économie serait devenue bio-économie, elle concernerait la « vie » et les « vivants ». La nouveauté foucaldienne (« le biologique se reflète dans le politique ») est problématique car les vivants sont toujours politiquement qualifiés. La machine du pouvoir a toujours à faire à des ouvriers, des femmes, des esclaves-colonisés. Elle doit produite des différentiels entre des vies ainsi qualifiées.
Le double modèle juridico-politique et biopolitique fait l’impasse sur le capital et ses classes qui pourtant vont progressivement reconfigurer le système juridico-politique et donner un sens et une direction à la biopolitique. Cette dernière semble ignorer ce pouvoir sur la vie et les corps qui l’a précédée de quelque siècle et dont elle est la conceptualisation tardive et mutilée. La prise de pouvoir sur les corps vivants se fait d’abord par l’appropriation violente et la formation des classes des femmes, des ouvriers, des esclaves et des colonisés, inclues dans la « production » à travers leur exclusion du domaine politique.
Le pouvoir de la machine Capital-État, depuis ses origines, n’a jamais eu comme objectif de prendre soin de la vie de la population mais, au contraire, de l’exploiter et de la dominer en divisant les vies et les corps, en valorisant certaines vies et certains corps et en dévalorisant d’autres. Les vies des esclaves, des indigènes, des femmes et, en Occident, des ouvriers sont classées proches des phénomènes naturels. Ils sont donc, comme tous les produits de la nature, appropriables et exploitables.
La biopolitique est toujours et forcement raciste, sexiste, classiste, dans les sens qu’elle doit produire et reproduire non pas la population et les individus, mais les divisions des hommes et des femmes, des Blancs et des racisés, des capitalistes et des ouvriers.
Le « grand renversement de l’historico-politique en biologique » se ferait, à suivre Foucault, à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. En réalité, il est déjà à l’œuvre pendant tout le « long XVIe siècle » car la formation des classes a été légitimée en considérant les esclaves, les indigènes, les femmes des races inférieures comme des humains diminués et réduit à leur dimension biologique. L’eurocentrisme de Foucault fait remonter le racisme au développement du « faire vivre » propre à la biopolitique exercée dans le vieux continent à partir du XVIIIe siècle. En réalité le « Code noir » (« Ordonnance sur les esclaves des îles de l’Amérique ») promulgué par Louis XIV, marque déjà, en mars 1685, la fin d’une première étape de l’« étatisation du biologique », commencée avec les guerres de conquête des Amériques, que l’on peut également définir comme l’époque de l’invention biologique de la race.
Une alternative radicale à la biologisation du politique (dans sa double version, Foucault ou Agamben) est exprimée en 1977 dans l’éditorial du premier numéro de la revue Questions féministes par le féminisme matérialiste français. Les questions (« en quoi le biologique est-il politique ? Quelle fonction politique le biologique a-t-il ? ») ne sont pas posées à partir du point de vue de l’État et du capitalisme comme chez Foucault, mais du point de vue des classes (« comment et pourquoi les classes sociales de sexe correspondent-elles aux classes biologiques de sexe ? ») rompant, ante litteram, avec l’idéologie biopolitique (« Le biologique comme idéologie qui rationalise le politique »)1.
Les luttes des femmes et des colonisés n’auront de cesse de s’attaquer au « grand renversement de l’historico-politique en biologique ».
Les concepts foucaldiens marchent sur une seule jambe, l’Europe. La version foucaldienne de la gouvernance est une conséquence non reconnue comme telle de la division stratégique entre prolétariat du Sud et prolétariat du Nord. Au fur et à mesure du développement du capitalisme, elle a donné lieu à une différenciation des modalités d’exercice du même pouvoir : intégration relative des travailleurs en Europe et maintien de l’esclavage et du servage ailleurs (et domination des femmes partout), État constitutionnel et État de droit dans les métropoles, état d’exception dans les colonies, politiques de relative valorisation par les politiques de welfare de la force de travail dans les pays développés et politiques de dévalorisation violente des corps et des vies dans le Tiers-monde.
À ce propos, la biopolitique de Giorgio Agamben accentue encore les limites de la biopolitique foucaldienne. Son renvoi inflationniste à l’antiquité et au théologico-politique obscurcit encore plus que chez Foucault la différence spécifique qui constitue le capitalisme. Le rôle incontournable que le capital va jouer dans l’organisation politique à partir du « long XVIe siècle » émerge clairement si nous comparons les fonctions des esclaves, des femmes (et des artisans) dans la société grecque.
Dans la Polis, le travail des esclaves et le travail des femmes avaient pour but la reproduction du bios politikos (rendre possible aux hommes libres de vivre sans travailler), tandis que dans le capitalisme les corps vivants des esclaves, des ouvriers et des femmes fonctionnent à l’intérieur d’une toute autre oikonomie, dans le but de la production qui est à elle-même sa propre fin.
La chrématistique selon Marx (« la production pour la production ») était connue et redoutée par la société grecque. Son déploiement était bloqué de mille manières (politiques, sociales, religieuses, éthiques, etc.), alors que dans nos sociétés, elle constitue la règle des règles (Grundnorm). Toutes les barrières qui entravent la reproduction élargie du même (la monnaie qui produit de la monnaie comme le « poirier les poires ») doivent être abattues de façon à ce que l’ « économie » puisse se séparer de la société et constituer un domaine autonome et hégémonique.
L’inclusion des opprimés dans la production par leur exclusion de l’espace politique, n’est pas la même dans l’antiquité et dans le capitalisme. La première est statique, la deuxième dynamique. La production ayant son but en elle-même doit continuellement s’étendre (reproduction élargie du capital), ce qui signifie qu’elle doit continuellement augmenter le nombre d’ouvriers, d’esclaves, de femmes, et leur exploitation. Très rapidement, elle doit même, sous certaines conditions, les transformer en consommateurs en y incluant des populations « non capitalistes » (Rosa Luxemburg) car la plus-value doit être réalisée (les riches et leurs dépenses somptuaires ne suffisent pas à cette tâche). Le danger politique que la biopolitique doit conjurer est l’intensification des conflits et des ruptures que la production et la reproduction des classes ne manqueront pas de produire.
La pensée ‘68 a considéré ce fonctionnement du capital comme spécifique à l’époque de Marx et donc largement dépassée. Ce grand malentendu a eu comme conséquence un aveuglement collectif sur la stratégie de la machine Capital-État dont l’œuvre de Foucault à la fin des années soixante-dix témoigne de façon exemplaire.
Lors de la conclusion de la phase « gouvernementale » de son travail, la question du pouvoir assume une autonomie et une indépendance du capitalisme qui va être rapidement démentie. En 1978 Michel Foucault s’était enfermé dans une grossière erreur de jugement : le dix-neuvième siècle aurait été hanté par la montée de la production de richesse et par « l’appauvrissement de ceux-là même qui la produisent »2, c’est-à-dire par le capitalisme proprement dit. Mais, à la fin du vingtième siècle, ce problème ne se serait plus posé « avec la même urgence ». Les sociétés contemporaines auraient été traversées par un tout autre type d’inquiétude que la production du profit : « la surproduction de pouvoir ». Il ajoute : « De sorte que, tout comme le dix-neuvième siècle a eu besoin d’une économie qui avait pour objet spécifique la production et la distribution des richesses, on pourrait dire que nous avons besoin d’une économie qui ne porterait pas sur production et distribution des richesses, mais d’une économie qui porterait sur les relations de pouvoir »3. « La surproduction de pouvoir » est évidemment l’autre nom pour « biopouvoir ».
Ce qui est important, « plus encore que l’enjeu économique, c’est la modalité même dont le pouvoir s’exerce »4. Par conséquent, les luttes devraient avoir « essentiellement pour objectif les effets de pouvoir eux-mêmes, beaucoup plus que ce qui serait quelque chose comme une exploitation économique, beaucoup plus que quelque chose qui serait comme une inégalité »5.
La médecine a joué un rôle fondamental dans le récit biopolitique. Son savoir a élaboré les techniques de gestion des épidémies, de la folie, des comportements anormaux, constitutives d’un nouvel exercice du pouvoir. Ces stratégies de contrôle et de régulation, montées en collaboration avec la « police » font de la médecine et de son savoir des techniques capables de solliciter, induire, faire émerger des comportements à même d’assurer l’ordre et la santé de la société. Le grand renversement n’est pas seulement celui de « l’historique au biologique », mais également celui « du constituant au médical ».
Dans un texte de 1982, le quiproquo qu’opère Michel Foucault entre biopolitique et capitalisme qui a entraîné des générations de militants et de chercheurs vers des illusions théoriques et politiques, est, à la lumière de la pandémie de 2020, saisissant.
Michel Foucault y assimile le problème politique aux « effets de pouvoir en tant que tels ». Ainsi, le reproche que les mouvements politiques des années soixante-dix auraient adressé à la profession médicale n’était pas d’abord « d’être une entreprise à but lucratif, mais d’exercer sans contrôle un pouvoir sur le corps, la santé des individus, leur vie et leur mort ».
La catastrophe sanitaire actuelle infirme l’hypothèse de la subordination du capitalisme à la « surproduction du pouvoir », au biopouvoir. Elle démontre exactement le contraire.
La stratégie choisie par la machine capitaliste et par ses États à partir des années soixante-dix impose de revenir sur le « but lucratif » des systèmes de santé. Elle remet au centre l’exploitation économique et le creusement des différences entre classes, la production de richesse et de pauvreté, en appliquant ses techniques de production de profit-rente précisément aux « corps, à la santé, à la vie et à la mort ».
Depuis des années le personnel soignant reproche à l’organisation de la santé publique — et ce plus vivement encore sous la pression de la pandémie — précisément d’être : « une entreprise à but lucratif » qui vise la productivité, qui organise la concurrence entre hôpitaux et services, qui pratique le management just in time (« zéro lits, zéro stocks ») déjà en place dans la production industrielle, qui impose la facturation à l’acte et mesure ainsi la valeur économique de chaque intervention médicale.
Pourquoi le système sanitaire des pays occidentaux était-il aussi mal préparé à soigner la population lors de la pandémie ? Parce que, dans le néolibéralisme, les directions des hôpitaux, de la recherche, les maisons pharmaceutiques, l’État ne se sont jamais souciés des principes énoncés par la biopolitique : « un pouvoir destiné à produire des forces et à les faire croître ». Le système de santé vise un tout autre objectif, commun à toute production capitaliste : la croissance des forces est subordonnée et finalisée aux buts de l’accumulation, c’est-à-dire à dégager des profits, à rendre rentables tout acte de soin, à transformer la recherche elle-même en une entreprise profitable, capturable par la machine de la rente financière. L’État et la biopolitique doivent « favoriser, solliciter, rendre possible » l’imposition du New Public Management copié sur le management industriel, dans tous les services depuis l’hôpital jusqu’à la police.
La gestion des vaccins par les multinationales pharmaceutiques a dévoilé ce que signifie l’industrialisation-financiarisation de la santé publique en cours depuis cinquante ans.
La stratégie d’appropriation capitaliste de la santé est centrée sur la construction et la gestion des hôpitaux hyper technologiques soignant les maladies les plus rentables, mais ce sont les multinationales pharmaceutiques qui, avec leur monopole, opèrent la complète soumission de la « vie » à la logique du profit. Les big pharma, résultat d’une concentration et d’une centralisation de la production et du pouvoir sans précédent, promues et incitées par les États, sont « en situation de quasi-monopole » - ce qui leur permet de fixer les prix des médicaments qui, n’ayant aucun rapport avec les coûts de production, constituent tout simplement des rentes. « Plus que des groupes industriels, ils sont d’abord des groupes financiers, jonglant avec les milliards, les actifs, les brevets. Plutôt que de mener la recherche par eux-même, ils jugent préférable de racheter des start-up, de reprendre leur brevet et de les développer. Le rêve c’est d’obtenir un blockbuster : le médicament qui dépasse le milliard de dollars de chiffres d’affaires »6.
Les multinationales du médicament refusent catégoriquement, toujours avec le consentement des États, la mise à disposition des brevets (la propriété intellectuelle impose de limiter au maximum les lieux de production, générant rareté artificielle), seule capable d’assurer l’arrêt de la contagion. La défense du profit, de la propriété intellectuelle et des monopoles est incompatible avec la santé de la « population »7. Nous le savons au moins depuis l’épidémie de Sida. Leur seul vrai problème n’est pas la « vie » des populations, mais comment pouvoir augmenter le cours de leurs titres en bourse. La « valeur pour l’actionnaire » devient le point cardinal de toute leur stratégie. La responsabilité des monopoles pharmaceutiques est engagée uniquement vers les actionnaires.
Dans la pandémie, le « pouvoir de vie et de mort » est une prérogative des entreprises (pharmaceutiques et médicales) qui, avec les vaccins, distribuent la mort et la vie selon les opportunités de profits, ou des États qui, avec les vaccins, distribuent la mort et la vie selon les opportunités de la puissance géopolitique. Dans les deux cas, selon des principes qui n’ont rien à voir avec la biopolitique et, encore moins, avec son envers, la nécropolitique (un concept fainéant car il fait l’économie de l’analyse de la production du profit et de la production de la puissance).
Si la « société n’existe pas », s’il n’y a que des individus, la santé publique est un faux problème ! La maladie, appréhendée dans les strictes limites du « biomédical » et du biologique, est entièrement naturalisée alors que le corps vit de manière symbiotique avec le social, l’économique et le politique, de sorte que le « biologique se réfléchit dans le politique » de façon plus radicale que dans la théorie de Foucault, puisqu’il se réfléchit dans les différences des classes.
Selon les dernières avancées de la science, la vie biologique et la vie qualifiée sont inséparables puisque leur fonctionnement est symbiotique. Le biologiste Carlo Alberto Redi a démontré que « le génome (ADN) de chaque cellule des millions de milliards de cellules qui composent un “ con-dividuo ” (opposé à « in-dividuo », un ensemble provisoire d’éléments divisibles en relations non seulement entre eux mais également avec le dehors), dans les différentes phases de développement, est exposé à une variété d’agents chimiques et physiques et aussi à des milieux et causes sociales de différente nature (famille, formation, religion, travail-revenu, etc.) : ces facteurs matériels et immatériels sont capables de marquer épigénétiquement le fonctionnement du génome ». Ces recherches « ont comme objectif d’éclaircir [...] de quelle manière le social entre dans la peau et devient biologique, de quelle manière la classe sociale entre dans les molécules, dans les cellules »8.
Le système de santé aux États-Unis, berceau du néolibéralisme, représente parfaitement la logique « biopolitique » contemporaine. Il est pensé et organisé pour enrichir les assurances (prototype de tout dispositif biopolitique), bien plus que pour soigner les populations. Ce processus est poussé jusqu’à la caricature car « faire vivre9 et laisser mourir » est strictement subordonné à l’état du compte en banque du malade.
Les politiques de santé sont l’enjeu, depuis des années, d’une féroce lutte de classes, car les « pauvres » luttent pour une assurance universelle qui vise à réduire les inégalités face à la maladie, tandis que les « riches » se battent pour que les assurances privées reproduisent les privilèges de classes jusque dans les soins. La pandémie a démontré que les politiques de santé ne soignent pas la population mais des classes puisque le virus épouse à la perfection les inégalités de revenus, de race, de patrimoine10.
Paradoxalement la « population » est produite non pas par la biopolitique, mais par les luttes des classes, dans le sens que, lorsque ces dernières se déploient, une assurance universelle, un Welfare pour tous devient possible (le droit à la santé, à l’habitation, à la formation pour tous, etc.), une augmentation de la puissance de vie se réalise. Lorsque la révolution est défaite, la biopolitique ne fait que redistribuer la santé, la formation, le revenu, etc., selon les hiérarchies de classes, de races et de sexes, c’est-à-dire en diminuant la puissance de vie des opprimés.
La catastrophe du Covid-19 n’est pas exogène au capitalisme. Elle s’enracine dans les inégalités de toutes sorte, dans le pillage de la « nature » et dans la déstructuration de la « santé publique » opérée par la finance. La catastrophe n’a pas été anticipée, mais préparée par le fonctionnement de la biopolitique : aucun de ses dispositifs ne travaille à « augmenter la puissance de la vie » ou à la soigner en général mais à créer les conditions pour que chaque vie, à chacune de ses étapes, dépende du revenu et du patrimoine.
Michel Foucault pense la biopolitique comme un dispositif de pouvoir autonome, animé par des principes « universels » qui lui sont propres : « faire vivre et laisser mourir », augmenter la puissance des forces etc. On constatera sans peine que la biopolitique demeure toujours subordonnée à des forces qui la dépassent et qui la plient à leur volonté, produisant des déséquilibres, neutralisant toute compensation, creusant des inégalités, contribuant puissamment à l’affirmation d’une classe sur d’autres classes !
Les politiques publiques du Welfare font partie de l’arsenal de la guerre sociale en cours contre les populations. Au dix-neuvième siècle, les ouvriers (hommes, femmes, enfants) laissaient leur vie et leur santé dans les usines. Ce qu’on appelle « biopolitique » les a prit en charge lorsqu’ils devinrent dangereux, organisés, et susceptibles de menacer l’ordre établi. Pendant tout le dix-neuvième les « dispositifs assurantiels » ont été le fer de lance des patrons pour stabiliser leur pouvoir et pacifier les relations industrielles. Au vingtième siècle, le Welfare est devenu plus favorable aux travailleurs uniquement pour des raisons politiques, tout en divisant encore la vie des prolétaires, par la valorisation de celle de l’ouvrier mâle et la dévalorisation de la vie des travailleurs improductifs, c’est-à-dire d’abord et avant tout des femmes.
A ce propos, Sylvia Walby montre que le Welfare organise le passage du patriarcat privé au patriarcat public en reproduisant et en reconfigurant les rapports entre la classe des hommes et des femmes. Le Welfare n’est pas seulement sexiste mais également raciste. Jill Quadagno nous rappelle que le Welfare comme l’ensemble des politiques publiques, ne sont pas seulement marqués par le sexe, mais aussi par la couleur11.
La « biopolitique » a tranquillement laissé mourir les Noirs et fait vivre les Blancs aux États-Unis tandis que l’organisation politique collective des Noirs est demeurée impuissante à imposer d’autres rapports de force.
François Ewald, élève de Michel Foucault, dans son livre sur l’Etat Providence, non seulement ignore la façon selon laquelle la biopolitique « gouverne » les populations selon une logique enracinée dans les luttes des classes, race, sexe, mais définit le Welfare uniquement par le « risque » et les « techniques assurancielles » en anticipant et en légitimant la troisième voie en politique (Blair) et dans la théorie (Anthony Giddens, Ulrich Beck etc.).
À l’époque actuelle le Welfare State n’est pas la continuation d’introuvables principes biopolitiques, il est strictement subordonné à une double stratégie capitaliste : il est d’une part, un processus de privatisation qui doit dégager des profits-rentes et réduire drastiquement les dépenses publiques dites « sociales », c’est-à-dire valoriser la vie du capital et dévaloriser de la vie des travailleurs, des femmes, des racisés ; d’autre part, la restructuration des politiques publiques visent l’intensification des dualismes des classes, qui, loin de se dissoudre sous la double forme des populations et des individus, approfondissent leurs divisions.
La biopolitique est prise dans un double bind : défaire les classes en les réduisant au couple population-individu et reproduire impérativement les dualismes de sexe, race et classe sans lesquels le capitalisme s’effondre.
Nous ne vivons pas dans un régime biopolitique mais dans une société encore et toujours dominée par le capital. Pour rendre compte de notre condition il faut impérativement sortir du cadre biopolitique, de la gouvernementalité, des populations, des individus, en retrouvant sous son fonctionnement les « classes ».
La biopolitique représente le point de vue de la machine du Capital-État d’où vous ne pourrez jamais sortir. Pour passer de l’autre côté de la relation de pouvoir, comme souhaitait le faire Foucault, ou bien vous y êtes déjà (Marx) où bien vous n’y serez jamais.
Après l’abandon de la « guerre » (1975), les nouvelles catégories foucaldiennes (« biopolitique », « population », « gouvernementalité ») opèrent une radicale dépolitisation (une nouvelle forme de « pacification ») dont ses continuateurs (Stiegler, Dardot, Laval etc.) assureront la diffusion. Ses articles sur la révolution iranienne témoignent des visées de cette dépolitisation : « expulser la révolution de son discours » comme l’affirme très efficacement Renzo Guolo12.
Ce qui émerge à la fin du soit disant néolibéralisme était là depuis ses début. Le fascisme de Pinochet s’est différencié avec Bolsonaro, Trump etc., tout en devenant compatible avec les institutions démocratiques. La violence de la première globalisation s’est métamorphosée en la destruction qui accompagne l’impossible mondialisation du capital (Rosa Luxembourg). La financiarisation expérimentée d’abord contre le Sud global (Afrique, Amérique Latine, Asie) a progressivement imposé l’endettement comme gouvernance de l’ensemble de la planète. La faramineuse concentration du pouvoir économique est là pour nous rappeler que les monopoles et les États – et non le marché – ont animé et dirigé la contre-révolution depuis les années soixante-soixante-dix. La centralisation du pouvoir politique national après la crise de 2008 semble remettre au centre l’État alors que, sans sa souveraineté ni la financiarisation ni la constitution des monopoles ni la destruction du Welfare, ni la montée des nouveaux fascismes, du racisme et du sexisme n’aurait été possibles. La machine État-Capital finit également par où elle avait commencé, en intensifiant les guerres contre les « populations ». Le racisme colonial s’est fait néo-colonial, tout en étant l’arme stratégique de la « colonisation interne » qui fait ressembler tous les États à la démocratie raciale séculaire des États-Unis. Mais le vrai paradigme de la nouvelle-ancienne colonisation est Israël, d’où l’appui inconditionnel des États occidentaux, dépositaires de la « conscience » mélancolique et homicide de la race blanche dont l’inévitable déclin laisse présager d’autres et effarants génocides.
Non seulement la biopolitique a fait l’économie de tous ces concepts et réalités en légitimant l’action positive d’un capitalisme blanchi, purifié et réduit à « marché », « entreprise », « capital humain », « concurrence », mais elle est incapable rendre compte de comment et pourquoi les concepts de guerre et de paix, de fascisme et de démocratie, d’État de droit et d’État de police, de norme et d’exception, de crise et de développement économique, fonctionnent ensemble au lieu de s’opposer.
En exploitant Carl Schmitt on peut expliciter ce que fait la biopolitique : transformer la « politique en police » et, de manière tout aussi remarquable, encore avec Schmitt, expliquer ce qu’ont fait les « révolutionnaires professionnels » (Lénine et Mao) et ce qu’il faudrait faire aujourd’hui face à la biopolitique, transformer la « police en politique ».
Publication originale (10/02/2022) :
L’intolérable du présent, l’urgence de la révolution
La classe politique des hommes définit les femmes comme la classe biologique pour fonder en nature la justification de son pouvoir. Ils se servent de la différence mais dans un seul sens car seuls les femmes et les Noirs ont une constitution physique, biologique particulière. Les hommes (Blancs) ne manifestent pas de différences parce qu’ils sont des êtres universels. Les hommes sont l’étalon, la mesure de toute chose. Le renversement du politique en biologique trouve son fondement et ses raisons dans le processus de formation des classes et pas dans la « vie nue » ou la « vie » en général.
Dits et écrits II, 1975-1988, Paris, éditions Gallimard, Quarto, 2001, p. 537.
Ibidem, p. 536.
Ibidem, p. 546
Ibidem, p. 545
Martine Orange, « Ce que Sanofi dit de la politique industrielle française », Médiapart, le 3 février 2021. https://www.mediapart.fr/journal/economie/030221/ce-que-sanofi-dit-de-la-politique-industrielle-francaise
En 2018 Goldman Sachs a publié un rapport (The genoma révolution) qui s’interrogeait : « soigner les patients est-il un modèle de business soutenable ? ». Le traitement de l’hépatite C par un médicament produit par Gilead avait rapidement épuisé le stock de de patients soignables (le chiffre d’affaires était passé de 12,5 milliards de dollars en 2015 à 4 en 2018), d’où les questions des financiers.
Carlo Alberto Redi, Carlo Sino, Lo specchio di Dionisio, Jaca Book, 2018.
Pour le capitalisme toutes les vies n’ont pas le même prix. Des centaines de millions de personnes continuent à mourir de maladies endémiques qui affectent les pauvres de la planète. L’industrie pharmaceutique ne trouve aucun intérêt à soigner ces populations insolvables. Elle préfère concentrer ses investissements sur les malades du nord.
La pandémie a mis en lumière toutes les divisions de classes qui traversent nos sociétés. La question de la santé recoupe parfaitement la ligne de couleur néo-coloniale, que ce qu’on appelle biopolitique ne fait que gouverner, c’est-à-dire reproduire de manière complètement subalterne aux politiques de grandes multinationales pharmaceutiques : à 14% de la population mondiale (Nord) vont 53% des doses du vaccin contre le Covid-19.
« Bien que la réforme de l’aide sociale soit la question politique qui traduit le plus facilement le code racial, d’autres programmes sociaux - rénovation urbaine, formation professionnelle, choix de l’école - suscitent des connotations similaires. Les politiciens disent qu’ils parlent de programmes sociaux, mais les gens comprennent qu’ils parlent en réalité de la race. Les Américains ont de bonnes raisons de comprendre que les messages codés sur la politique sociale se substituent aux discussions sur la race, car il existe un lien réel entre la race et la politique sociale. La race est devenue pour la première fois indissociable de la politique sociale pendant le New Deal de Franklin Delano Roosevelt. Le New Deal a atteint un double objectif : il a instauré un plancher de protection pour la classe ouvrière industrielle et il a renforcé la ségrégation raciale par le biais de programmes de protection sociale, de la politique du travail et de la politique du logement. Ces obstacles à l’égalité raciale sont restés intacts jusqu’aux années 1960, lorsque les mouvements des droits civiques ont fait des luttes pour l’égalité des chances la question sociale prédominante de la décennie » (Jill Quadagno, The Color of Welfare: How Racism Undermined the War of Poverty, Oxford University Press, 1996).
Renzo Guolo (« La spiritualita politica », dans Taccuino persiano, Guerini e associati, Milano, 1998) mène une critique impitoyable de ses prises de position dont je résume l’aspect qui nous intéresse le plus. Pour Foucault, l’islam chiite révolutionnaire introduit une dimension spirituelle dans la vie politique, occasion historique pour que cette dernière « ne soit pas, comme toujours, l’obstacle à la spiritualité, mais son réceptacle, son occasion, son ferment ». La politique fécondée par la spiritualité s’opposerait aux catégories de la « politique » et de la « révolution » élaborées en Europe. Khomeini représente l’anti-politique car son refus de la médiation avec le régime le situe « en dehors de la politique ». Foucault n’a pas peur d’affirmer : « Khomeini n’est pas un « homme politique » : il n’y aura pas un parti de Khomeini, un gouvernement de Khomeini. Khomeini est le point de rencontre d’une volonté collective » à laquelle ne fait aucunement défaut une « organisation politique » comme le voudraient les principes de la tradition « révolutionnaire ». Guolo remarque que ce point de vue ne peut se solder que par un « naufrage » de l’analyse : « L’espoir mis par Foucault dans la spiritualité politique de l’Islam révolutionnaire se révélera très rapidement erroné […] L’homme qui selon Foucault « ne fait pas de politique » se pose immédiatement comme source de légitimation du pouvoir révolutionnaire […] La politique montre, au contraire, son âme d’acier. Le 19 février 1979 naît le Parti de la République islamique, bras politique du mouvement hezbollah et du clergé radical. Le Parti joue un rôle fondamental dans la fermeture du système politique naissant et vise immédiatement l’élimination de toute opposition… Le 8 mars une manifestation des femmes est attaquée par les milices de Hezbollah […]. En novembre, Khomeini, l’anti-politique, liquide définitivement les libéraux de la scène politique et marginalise la gauche […]. La stratégie politique de Khomeini est très lucide ». La finalité que Guolo détecte dans ces écrits de Foucault (« expulser la révolution de son discours ») échoue face à la réalité.