Événements toxiques aéroportés | Ben Ehrenreich
Les responsables chargés de préserver la santé publique à l'échelle nationale et mondiale ont laissé la pandémie se propager pendant plus d'un an avant d'autoriser la publication d'un compte rendu de la transmission du virus qui soit conforme aux preuves scientifiques dominantes. La transmission par aérosol n'a jamais été une simple question médicale.
Ben Ehrenreich est un journaliste indépendant (Guardian, The Nation...) et romancier. Ses livres les plus récents sont The Way to the Spring : Life and Death in Palestine, basé sur ses reportages en Cisjordanie, et Desert Notebooks : A Road Map for the End of Time.
· Cet article fait partie de notre dossier Air du 21 août 2022 ·
Avant Omicron, avant Delta, avant les anti-vax et les doses de rappel, avant que nous ayons absorbé tout un vocabulaire d'épiphénomènes covidiens, une question fondamentale a perduré bien plus longtemps qu'elle n'aurait dû : Comment le virus du SRAS-CoV-2 se transmet-il ? Plus simplement, comment les gens ont-iels attrapé ce fichu virus ? Au début, les autorités semblaient unanimes : le virus se propageait par les gouttelettes de salive ou de liquide respiratoire expulsées lors de la toux et des éternuements, des gouttelettes suffisamment lourdes pour tomber directement sur le sol. Tout devrait bien se passer, nous disait-on, même à l'intérieur et sans masque, si l'on se lavait les mains fréquemment, si l'on désinfectait les surfaces et si l'on maintenait une "distance sociale" suffisante pour que les gouttelettes tombent en toute sécurité sur le tapis. Selon l'Organisation mondiale de la santé, cela signifiait au moins un mètre, ou environ 3,3 pieds. Les gouvernements de l'Australie, de l'Allemagne et de l'Italie ont opté pour un mètre et demi ; l'Espagne, la Grande-Bretagne et le Canada pour deux mètres ; les Centres américains de contrôle des maladies pour un mètre et demi. Mais vous avez compris l'idée. Nous l'avons tous fait. Nous nous sommes lavé·es les mains. Nous avons désinfecté. Nous avons anxieusement essuyé les paquets.
Pourtant, presque dès le début, il y avait des raisons de suspecter cette sagesse officielle. Le 10 avril 2020, moins d'un mois après que le Covid ait été déclaré pandémie, la physicienne Lidia Morawska, spécialiste de la dynamique des particules ultrafines, et Junji Cao, qui dirige l'Institut de physique atmosphérique de l'Académie chinoise des sciences, ont publié un article affirmant que le virus était probablement transmis par des particules si petites qu'elles ne tombaient pas du tout au sol mais restaient en altitude, portées par des courants d'air qui pouvaient les transporter jusqu'à "des dizaines de mètres de leur point d'origine". Si Morawska et Cao avaient raison, cela changeait tout. Cela aurait dû, en tout cas.
Déjà à ce moment-là, des preuves importantes semblaient contredire la théorie des gouttelettes. Dans un hôpital de Singapour, des écouvillons prélevés dans les bouches d'aération d'un service de Covid se sont révélés positifs au virus. Dans une unité de soins intensifs de Wuhan, les chercheur·euses ont détecté le virus dans l'air prélevé à environ quatre mètres de tout·e patient·e. Lors d'une répétition de chorale dans une église de Skagit Valley, dans l'État de Washington, cinquante-trois des soixante et un membres de la chorale ont été infecté·es en une soirée de louanges divines. Un seul touriste du bateau de croisière Diamond Princess semble avoir été responsable de l'infection de 712 autres personnes ; le virus s'est propagé même après que les passager·es ont été confiné·es dans leurs cabines.
Alors que la première vague s'atténuait, les scientifiques du monde entier concluaient indépendamment que le virus se propageait par des brumes d'aérosols ultrafines. L'OMS est restée dans le déni. Le 28 mars, l'organisation avait tweeté : "FAIT : LE #COVID19 n'est PAS transmis par voie aérienne". En juillet, 239 scientifiques ont signé une déclaration, dont Morawska était l'autrice principale, appelant les autorités de santé publique à reconnaître la probabilité d'une transmission par voie aérienne et à encourager les mesures visant à l'atténuer. L'accent devrait être mis sur la prévention du surpeuplement et la mise en place d'une ventilation adéquate, "en particulier dans les bâtiments publics, les environnements de travail, les écoles, les hôpitaux et les maisons de retraite." En d'autres termes, l'issue de la catastrophe n'est pas individuelle mais collective et infrastructurelle.
Les responsables de l'OMS ont promis d'examiner les preuves. Près de dix mois plus tard, le 30 avril 2021, une page de questions-réponses sur le site web de l'OMS a été discrètement mise à jour pour inclure la possibilité que le virus soit transmis par des aérosols qui "restent en suspension dans l'air ou voyagent à plus d'un mètre (longue portée)". Les CDC ont fait de même sept jours plus tard. Tout cela pour dire que les responsables chargé·es de préserver la santé publique à l'échelle nationale et mondiale ont laissé la pandémie se propager pendant plus d'un an avant d'autoriser la publication d'un compte rendu de la transmission du virus qui soit conforme aux preuves scientifiques dominantes. Pourquoi ce délai extraordinaire ?
Les premiers comptes rendus attribuaient cette situation à la nature "lente et prudente" de la bureaucratie, comme si les bureaucraties n'accomplissaient pas par ailleurs de grandes choses sans retard désastreux. Certain·es ont supposé que le personnel de l'OMS était réticent à s'engager dans une position sans preuve irréfutable. Mais la transmission par les gouttelettes n'avait pas non plus été directement démontrée. À ce jour, il n'existe aucune preuve décisive que le Covid se soit jamais propagé par le biais de fomites - des objets comme les poignées de porte, les comptoirs et les claviers que l'OMS nous conseillait de désinfecter. La sociologue Zeynep Tufekci a suggéré dans le New York Times que les théories qui bouleversent les idées reçues sont soumises à un "niveau de preuve" plus élevé. Mais les preuves de la transmission de maladies par aérosol existent depuis les années 1890. Alors pourquoi la transmission par gouttelettes est-elle devenue le paradigme dominant ? Apparemment, comme l'ont suggéré plusieurs médias, cela a quelque chose à voir avec la victoire au XIXe siècle de la théorie des germes sur la superstition médiévale selon laquelle la maladie se propageait par les nuages miasmatiques : une bataille aux "enjeux si élevés", selon Tufekci, qu'elle donne encore des sueurs froides aux épidémiologistes.
Si cette explication est insatisfaisante, elle est aussi largement fictive. La bataille menée à cette époque n'était pas une noble croisade de la science contre la superstition, comme le voudrait la mythification moderniste, mais une lutte politique. Les enjeux de l'époque n'étaient pas différents de ceux d'aujourd'hui : le rôle de l'État et du commerce dans la société, la mesure dans laquelle les marchés "libres" pouvaient être autorisés à régner. La transmission par aérosol n'a jamais été une simple question médicale. L'accepter, comme l'a déclaré à Reuters ce premier été le Dr John Conly, spécialiste des maladies infectieuses qui conseille l'OMS sur ses directives relatives au Covid, "affecterait tout notre mode de vie".
Corruptions de l'air
Le récit dominant ressemble à ceci . Depuis Hippocrate, au cinquième siècle avant J.-C., jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'humanité a été piégée dans les miasmes de la théorie des miasmes. On pensait que les maladies se propageaient par des vapeurs toxiques, une "corruption de l'air" causée par des conditions climatiques défavorables et des matières organiques en décomposition, mieux connues sous le nom de "saletés". L'affection que nous appelons encore "malaria" doit son nom aux mots italiens mala et aria, littéralement "mauvais air". La maladie était considérée comme environnementale : elle se propageait d'un lieu à un autre, et non d'une personne à une autre. Cependant, grâce à la rationalité croissante des sociétés européennes et à quelques personnages de génie, la science l'a emporté. Nous avons appris les mécanismes de la contagion : les bactéries et les virus se propagent entre les individus, parfois par l'intermédiaire d'animaux ou d'insectes hôtes, provoquant des affections que nous connaissons sous le nom de maladies infectieuses.
Cette histoire n'est pas sans martyrs. Le célèbre John Snow a arrêté une épidémie de choléra à Londres en 1854 en convainquant les autorités de retirer la poignée de la pompe d'un puits contaminé ; il est mort "d'une attaque d'apoplexie" des années avant que ses théories ne soient acceptées. (The Lancet a seulement reconnu que ses attaques contre Snow avaient été "peut-être un peu trop négatives" 155 ans après sa mort). Ignaz Semmelweis a été ridiculisé par ses pairs pour avoir suggéré que les médecins pourraient réduire la mortalité maternelle en se lavant les mains entre les autopsies et les accouchements. Il est mort dans un établissement psychiatrique en 1865, des suites de blessures septiques subies lors d'un passage à tabac par des gardiens. Mais ses souffrances et celles de Snow n'ont pas été vaines. Leurs découvertes ont ouvert la voie aux travaux de Louis Pasteur et de Robert Koch, qui, dans les années 1880, ont pleinement élaboré la théorie des germes des maladies.
Ce récit est suffisamment soigné, héroïque et tragique pour être convaincant : un point d'ancrage triomphal dans le grand mouvement du progrès humain. Il est cependant entièrement faux - dans son ensemble, sinon dans chaque détail. Les êtres humains ont observé depuis très longtemps que les personnes malades rendent d'autres personnes malades. C'est pourquoi les auteurs du Livre du Lévitique ont consigné des instructions minutieuses pour l'identification et l'isolement des lépreux. Au XIVe siècle, l'expérience traumatisante de la peste a conduit les États européens à mettre en place des institutions telles que la quarantaine et le lazaret, ainsi que des mesures sanitaires de base pour le traitement des mort·es et l'isolement des malades. En 1546, le médecin de la Renaissance Girolamo Fracastoro a exposé une théorie complète de la contagion, affirmant que des maladies comme la syphilis, le typhus et la lèpre étaient propagées par des spores invisibles qui pouvaient être transmises par le toucher, par des fomites (un mot qu'il a inventé) et par l'air. Un siècle plus tard, Athanasius Kircher a inspecté au microscope le sang des victimes de la peste et a identifié ce qu'il pensait être les graines vivantes porteuses de la maladie.
En fait, les théories de la contagion étaient déjà "assez anciennes" en 1800, comme l'a affirmé l'historien de la médecine Erwin Ackerknecht en 1948, dans l'un des articles les plus influents de l'histoire de la médecine. Mais c'est autour de 1800 - à la charnière même de la modernité, juste après les révolutions américaine, française et haïtienne et juste avant la pleine émergence du capitalisme industriel mondialisé - que ces théories "ont connu la dépréciation et la dévaluation les plus profondes de leur longue et houleuse carrière". Leurs antagonistes n'étaient pas des défenseurs rétrogrades de la superstition, mais certains des "scientifiques les plus remarquables" de leur époque. Pour eux, écrit Ackerknecht, la bataille contre le contagionisme "était un combat pour la science, contre les autorités dépassées et le mysticisme médiéval ; pour l'observation et la recherche contre les systèmes et la spéculation." Il s'agissait d'une "révolution médicale" parallèle aux bouleversements politiques de l'époque.
La véritable bataille épidémiologique du début du XIXe siècle était alors le reflet du mythe moderniste qui lui a été accolé. Les contagionistes étaient ceux qui défendaient une tradition désuète. Les croisés empiristes - qu'Ackerknecht regroupait sous le nom d'"anticontagionistes" - étaient du côté d'une théorie des miasmes actualisée. Ils affirmaient que les maladies infectieuses telles que la fièvre jaune et le choléra étaient produites par des facteurs environnementaux et des conditions insalubres. Pour eux, la notion de contagion par des germes invisibles était "une insulte à la compréhension de l'humanité" et reposait sur "une série de chimères", comme le disait le médecin polémiste britannique Charles Maclean. Pour être juste, il y avait de bonnes raisons scientifiques d'écarter une théorie qui ne pouvait offrir aucun mécanisme vérifiable de transmission de la maladie ni expliquer sa nature variable - certaines personnes restaient en bonne santé après avoir été en contact avec des malades tandis que d'autres tombaient malades même en étant isolé·es.
La question n'était guère académique. Le système économique qui a émergé avec l'expansion des empires coloniaux européens a créé des risques microbiens sans précédent. Les maladies de l'ancien monde, comme la variole et la rougeole, déchiraient les populations indigènes des Amériques, tandis que des maladies auparavant inconnues des Européen·nes décimaient les villes portuaires des deux côtés de l'Atlantique. La fièvre jaune, endémique en Afrique de l'Ouest, a très probablement été transportée vers les Amériques dans les cales des navires négriers. En 1793, elle a décimé environ un dixième de la population de Philadelphie avant de traverser à nouveau l'Atlantique pour faire des ravages dans les ports espagnols. En 1832, le choléra, originaire d'Inde, avait tué des dizaines de milliers de personnes en Europe.
Au plus fort de la controverse, les partisans des deux camps sillonnaient l'Atlantique et la Méditerranée, enquêtaient sur les épidémies de fièvre jaune à Savannah (1820), Barcelone (1821), Gibraltar (1828), sans oublier le choléra et la peste, tout en publiant des manifestes et en soumettant des rapports aux commissions, académies et conseils de santé. Les vrais croyants démontrent leurs convictions de manière spectaculaire : le Français Nicolas Chervin, grand favori d'Ackerknecht, n'est pas le seul anticontagioniste à se risquer à boire de "grandes quantités" du vomi noir expulsé par les malades de la fièvre jaune. (Il n'a rien eu, la fièvre jaune se transmet par les moustiques).
La question de la quarantaine - la période de quarantaine habituelle imposée aux navires arrivant de ports étrangers - a dominé ces débats. Les contagionistes ont tendance à la soutenir. Selon Ackerknecht, il s'agit principalement "d'officiers royaux de haut rang, militaires ou navals... ou de bureaucrates... avec les convictions correspondantes". Si l'on pouvait prouver que les maladies étaient causées par les conditions locales plutôt que par des contagions importées, la pratique ne serait plus justifiée. Dans les années 1800, la quarantaine est honnie tant par les libéraux du laissez-faire que par les gouvernements qui dépendent des profits tirés des empires coloniaux, au premier rang desquels la France et la Grande-Bretagne. Maclean, le plus véhément des anticontagionistes britanniques, travaillait comme chirurgien à la Compagnie des Indes orientales tout en menant une croisade contre les méfaits de la quarantaine. En 1886 encore, le gouvernement britannique, inquiet que la victoire de la théorie des germes puisse mettre en péril la libre circulation par le canal de Suez, réunit un comité d'experts pour réfuter officiellement les travaux sur le choléra récemment publiés par Robert Koch.
Comme Maclean, les hommes qu'Ackerknecht regroupe sous l'appellation d'anticontagionistes sont généralement des libéraux exemplaires dont la foi dans la rigueur scientifique va de pair avec une valorisation de la liberté individuelle et une opposition au pouvoir arbitraire de l'État. Ackerknecht souligne avant tout leur antipathie pour la quarantaine, mais ils n'étaient pas hostiles aux autres interventions de l'État. Le mouvement sanitaire en Grande-Bretagne et aux États-Unis, qui a remanié l'infrastructure urbaine de Londres à la Nouvelle-Orléans, était fondamentalement miasmatiste. Les causes des épidémies étaient comprises comme étant locales et environnementales. La maladie était littéralement et métaphoriquement dans l'air : elle flottait comme un brouillard sur les relations sociales qui la produisaient.
Les implications étaient potentiellement révolutionnaires. Dans leur forme la plus "messianique", a écrit l'historien Peter Baldwin, elles impliquaient "un programme total de réforme en profondeur". Le grand médecin radical allemand Rudolf Virchow, anti-contagioniste dans sa jeunesse, a été envoyé pour enquêter sur une épidémie de typhus en 1848 ; il a imputé l'épidémie à l'avilissement et à l'exploitation et a prescrit une "démocratie libre et illimitée". Les grands champions de la rationalité et du progrès étaient donc alignés contre la théorie qui se trouve désormais aux fondements de la médecine scientifique moderne. "Pour beaucoup d'entre eux, écrit Ackerknecht, les deux slogans : liberté du commerce (pas de quarantaine) et liberté de la science (anticontagionisme) étaient l'expression naturelle de la même attitude fondamentale et de la même position sociale."
Près de soixante-quinze ans après sa première publication sur le sujet, Ackerknecht a été critiqué pour avoir posé le débat en termes ouvertement dualistes. Mais, au moins dans les grandes lignes, son récit de base a bien résisté. La victoire finale de la théorie des germes n'était pas un récit triomphal de la science défendue, mais une histoire complexe dans laquelle l'épidémiologie était liée à la politique du capital et de l'empire. L'intuition fondamentale d'Ackerknecht, selon laquelle, comme le disait Baldwin, "la prophylaxie est une continuation de la politique", semble aujourd'hui plus vraie et plus pertinente que jamais.
À la fin du XIXe siècle, lorsque la théorie des germes a triomphé, il était évident que le paradigme qui avait prévalu était conservateur. Virchow avait été un tel sujet d'irritation pour Otto von Bismarck, le futur "chancelier de fer" du Reich allemand, que Bismarck l'avait un jour provoqué en duel. Robert Koch, en revanche, était la coqueluche de l'État impérial allemand. Lorsque le choléra a éclaté à Hambourg en 1892, le gouvernement central a envoyé Koch pour imposer des mesures de quarantaine et de désinfection. Son succès dans cette ville a marqué la victoire finale du contagionisme.
Les avantages que cette victoire a apportés depuis sont difficilement contestables - beaucoup d'entre nous ne seraient pas en vie sans elle. Mais ils se sont accompagnés d'une perte. L'arène dans laquelle la maladie pouvait être combattue s'est rétrécie. Elle n'englobait plus l'ensemble de la société, ses relations avec la terre et avec l'air que nous respirons. Au lieu de cela, elle était confinée aux cas individuels, aux comportements individuels et aux espaces contrôlés du laboratoire et de la salle d'examen. Le contagionisme avait triomphé dans le centralisme bureaucratique de l'Allemagne de Bismarck. En l'espace d'une génération, cependant, il allait être rendu compatible avec l'idéologie du marché libre qui a dominé la majeure partie du globe depuis lors.
Terreur dans l’air
Ce qui nous ramène aux aérosols. Il vous est peut-être venu à l'esprit que la théorie des germes n'exclut pas la transmission par aérosols. En 1917, il était encore possible de se lamenter, comme l'a fait Charles Value Chapin, surintendant de la santé de Providence, Rhode Island, dans un livre intitulé Comment éviter l'infection, que la théorie des germes a même "encouragé la croyance en l'infection par l'air, car, lorsqu'il a été suggéré que les bactéries étaient la véritable cause de la maladie, on a supposé que de si petites particules pouvaient facilement flotter dans l'air".
Telle est la conclusion du bactériologiste allemand Carl Flügge et de ses collègues qui, dans une série d'expériences réalisées dans les années 1890, ont montré que la tuberculose était transmise par des gouttelettes microscopiques expulsées des voies respiratoires d'un·e patient·e. Flügge utilisait le terme "gouttelette" pour désigner des particules si fines que les bacilles infectants pouvaient rester en suspension dans l'air pendant des heures, dans ce que nous appellerions aujourd'hui des "aérosols". Chapin, qui sera plus tard président de l'American Public Health Association, était bien au courant de ces découvertes. Dans The Sources and Modes of Infection (1910), qui a servi pendant des décennies de manuel de base en épidémiologie américaine, il a commenté selectivement les recherches de Flügge, pour en rejeter les implications pour des raisons éloignées de l’objectivité scientifique. "L'infection par l'air, si elle a lieu, comme on le croit généralement", écrivait Chapin, "est si difficile à éviter ou à contrecarrer." Admettre cette possibilité même, s'inquiétait-il, découragerait les gens de prendre des mesures élémentaires pour éviter l'infection.
Dans le même texte, Chapin fait tout pour lier la notion de transmission par voie aérienne à la théorie des miasmes, récemment discréditée. "Ce sera un grand soulagement pour la plupart des personnes d'être libérées du spectre de l'air infecté", écrivait-il,
"qui poursuit sa course depuis l'époque d'Hippocrate, et nous pouvons être assuré·es que si l'on apprend aux gens à pratiquer une hygiène personnelle stricte, iels seront amené·es à faire ce qui, plus que toute autre chose, empêchera également l'infection aérienne, si celle-ci devait finalement s'avérer plus importante qu'il n'y paraît actuellement".
Au cas où il aurait tort et où les maladies se révéleraient être transmises par l'air, nous ferions mieux de nier cette possibilité. Compris ?
Il n'est pas difficile de voir l'idéologie à l'œuvre dans ces contorsions. Comme ses prédécesseurs, Chapin était engagé dans une campagne qui était aussi politique que scientifique. Son objectif général était de limiter et de circonscrire la partie "publique" de santé publique - une riposte explicite à l'éthique de la médecine sociale de Virchow et aux campagnes des spécialistes en santé publique, pour la plupart anticontagionistes, dont les préoccupations d'élimination de la saleté avait conduit à la construction de réseaux d'égouts et à la rénovation de centres urbains surpeuplés, de Naples à Chicago. (Ces réformes ont effectivement réduit les épidémies, mais pas pour les raisons avancées). L'épidémiologiste Hibbert Winslow Hill, qui a défendu les idées de Chapin dans un livre intitulé The New Public Health, s'exprime ainsi : "L'ancienne santé publique s'intéressait à l'environnement ; la nouvelle s'intéresse à l'individu. L'ancienne cherchait les sources des maladies infectieuses dans l'environnement de l'homme ; la nouvelle les trouve dans l'homme lui-même." Vous reconnaîtrez ici la même bataille menée entre contagionistes et anticontagionistes, toujours vivante après la victoire éclatante de Koch.
Le gouvernement, admet Chapin, doit toujours fournir de l'eau potable et réglementer l'hygiène dans les laiteries et les abattoirs. Cependant, la tâche la plus importante du secteur de la santé publique est de contrôler les épidémies de maladies transmissibles grâce au travail de laboratoire et à la collecte de données. À part cela, la responsabilité de la prévention des maladies doit être laissée aux individus. "Il y a quelques années, les hygiénistes disaient couramment que pour chaque décès dû à la fièvre typhoïde, quelqu'un devait être pendu, qu'il s'agisse du conseiller municipal, de l'agent de santé ou du propriétaire, écrit Chapin. "Il est plus conforme aux connaissances et aux conditions actuelles de dire que si un homme est atteint de la fièvre typhoïde, c'est sa juste et propre punition pour ses péchés sanitaires".
Comme les économistes de son époque et de la nôtre, Chapin imaginait le public comme un ensemble d'individus disposant de suffisamment de temps, de ressources et de liberté pour faire des choix rationnels. Quoi que fasse ou ne fasse pas le gouvernement pour réglementer les laiteries, jugeait-il, "la meilleure façon d'améliorer l'approvisionnement en lait est que les consommateur·ices n'achètent que le meilleur lait". Puisque les rats sont porteurs de puces qui transmettent la peste, il conseillait que "lorsqu'un homme construit une maison, une écurie ou une remise, il devrait la construire à l'épreuve des rats. Cela ne coûte que quelques dollars de plus". Le simple bon sens et l'action individuelle suffiraient à éloigner la maladie. "En détournant le visage de la toux et des conversations bruyantes de nos voisin·es, écrivait Chapin en 1917, en ne mettant rien dans la bouche à part des aliments et des boissons propres, en ne mettant jamais les doigts dans la bouche ou le nez, on peut éviter la plupart des maladies contagieuses.”
Sa philosophie sera bientôt mise à l'épreuve. La pandémie d'influenza connue sous le nom de grippe espagnole est arrivée en 1918. Lorsque sa quatrième et dernière vague s'estompa au printemps 1920, elle avait tué entre dix-sept et cent millions de personnes, dont beaucoup étaient sans doute des consommateur·ices responsables des aliments les plus propres. Chapin, qui dirigeait à l'époque le département de santé de Providence, a joué un rôle qui nous sera désormais familier. Convaincu que l'épidémie "prendrait fin" en six semaines environ, il n'a cessé de conseiller au gouverneur du Rhode Island de ne pas se soucier de fermer les écoles, les églises ou les théâtres. "L'action communautaire ne peut pas enrayer la maladie", écrivait-il dans le Dallas Morning News, mais "chaque individu peut faire quelque chose pour se protéger".
Quelques années auparavant, Chapin avait reconnu que de minuscules gouttelettes contenant "le bacille de la grippe" pouvaient flotter dans l'air pendant une durée pouvant atteindre cinq heures. Depuis, il a maintenu son propre avis et n'a rien dit sur la possibilité que le virus soit en suspension dans l'air. (La transmission par aérosol de la grippe A a depuis été confirmée par de nombreuses études). Il a déclaré aux journaux que la grippe était "principalement transmise par des gouttelettes" et que le fait de rester "à distance de tout le monde" devrait constituer une protection suffisante, à condition de "ne rien mettre dans le nez ou la bouche sauf ce qui doit y être" et de ne pas "laisser les gens vous parler trop proche de votre visage". Dès que les cas ont commencé à diminuer, Chapin a déclaré que l'épidémie était terminée. L'interdiction des rassemblements publics, imposée par l'État malgré ses réticences, a été levée une semaine plus tard. C'était fin octobre. Comme on pouvait s'y attendre, le nombre de décès a recommencé à augmenter avant la fin de l'année.
Conditions préexistantes
Dans le siècle qui a suivi, la vision de Chapin en matière de santé publique a prévalu. De nombreuses preuves se sont accumulées pour démontrer que de nombreuses maladies infectieuses (rougeole, rubéole, streptocoque, variole, grippe, tuberculose, entre autres) se propagent par les aérosols. Pourtant, le scepticisme quant à la possibilité d'une infection par voie aérienne reste un réflexe chez les responsables de la santé publique. Si cette méfiance s'exprime encore en termes scientifiques, elle reste indissociable de considérations politiques. Une maladie qui se transmet par voie aérienne, comme le craignait Chapin, se moque de la diligence avec laquelle nous nous lavons les mains. Elle nous oblige à nous engager de manière critique dans la façon dont nous organisons nos sociétés : comment nous travaillons, où nous vivons, comment nous nous déplaçons, ce que nous faisons des personnes âgées et des non-valides et de cell·eux que nous condamnons comme criminel·les. Ce n'est pas un hasard si certaines des pires flambées de Covid et les taux de mortalité les plus élevés ont eu lieu parmi les personnes les moins considérées par la société : dans les prisons, dans les maisons de retraite, parmi les immigrant·es travaillant au coude à coude sur les planchers d'abattage des abattoirs. À ce jour, aucune "directive" du CDC ou de l'OMS n'a remis en question la viabilité de ces conditions.
Qu'elles soient aéroportées ou non, nous en savons beaucoup sur les causes des décès dus au Covid depuis les premiers jours de la pandémie. Le fait d'être noir·e ou latinx en Amérique augmentait le risque de décès, et le fait d'être amérindien·ne était le plus mortel de tous. La race n'était pas la seule condition non médicale concomitante à un Covid grave. Il en va de même pour le fait de ne pas avoir d'assurance, de ne pas avoir fait d'études supérieures, d'être pauvre et de vivre dans un État qui a laissé expirer son interdiction d'expulsion. Les inégalités qui flottent dans nos vies comme une brume nocive se sont révélées aussi meurtrières que le virus lui-même. Mais quel·le responsable de la santé publique ose situer la pandémie dans le contexte des violences raciales et économiques ? L'administration Biden, de manière encore plus définitive que celle de Trump, a abandonné toutes les interventions, à l'exception de la vaccination, qui a elle-même été présentée en termes moralisateurs. (La responsabilité de la survie incombe une fois de plus à chacun·e d'entre nous. Comme l'a dit Rochelle Walensky, directrice du CDC, sur Twitter, "Votre santé est entre vos mains".
Des mois se sont écoulés depuis que l'OMS et les CDC ont concédé que le Covid se propage par aérosols. Mais les implications plus larges de cette transmission par voie aérienne ont été efficacement tenues à distance. Une pandémie aérienne exige une intervention plus complète que la mis à disposition de systèmes de ventilation et filtration et de masques FFP2 pour tous·tes, ou la mise à jour des normes de construction pour améliorer la circulation de l'air, ce que personne ne fait actuellement. Cela implique de remettre la collectivité au centre, en permettant à notre relation avec les lieux et avec les autres de réintégrer notre compréhension de la santé et de la maladie. Peut-être avant tout, cela signifie accepter que nous étions malades bien avant que le Covid ne frappe. Notre rétablissement, pour ne pas qu’il devienne à son tour maladie, devra commencer par la reconnaissance du fait que nos destins sont partagés, comme l'air que nous n'avons pas d'autre choix de respirer.
Publication originale (28/02/2022) :
The Baffler
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