Du Reichstag au Capitol | Quinn Slobodian, William Callison
Les agitateurs du mouvement Querdenken embrassent une conception minoritaire du "peuple" avec une généalogie particulière : celle des milieux d'extrême droite ésotérique et de la médecine alternative. La conclusion de l'étude bâloise est qu'une pluralité de Querdenker avaient voté pour les Verts et la gauche lors des dernières élections, mais qu'une majorité écrasante a déclaré qu'ils voteraient pour des partis d'extrême droite ou de nouveaux partis diagonalistes lors des prochaines élections.
William Callison est professeur assistant invité de gouvernance et de droit au Lafayette College. Il est co-éditeur de Mutant Neoliberalism : Market Rule and Political Rupture et "Europe at a Crossroads" (Near Futures Online).
Quinn Slobodian est un historien de l'Allemagne moderne et de l'histoire internationale qui se concentre sur les politiques Nord-Sud, les mouvements sociaux et l'histoire intellectuelle du néolibéralisme. Son livre le plus récent s'intitule Globalists : The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (Harvard University Press, 2018).
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
Au cours de l'année écoulée, des mobilisations ont vu le jour dans le monde entier contre les mesures gouvernementales visant à contenir le coronavirus par des confinements, des recommandations de distanciation sociale, des obligations de port de masques et des vaccins. Menés dans de nombreux cas par des freelances et des indépendant·es en colère, amplifiés par des entrepreneurs de prophéties spéculatives et totalisantes, ces mouvements sont moins ce que José Ortega y Gasset appelait "la révolte des masses" que "la révolte du Mittelstand" – qui désigne en Allemagne les petites et moyennes entreprises. Par rapport au populisme qui dominait les débats en 2017, ces mouvements sont moins attachés à des partis et leaders médiatisés, plus mobiles sur l’échiquier politique traditionnel, et moins fixés sur la prise du pouvoir d'État. La prise d'assaut spectaculaire et meurtrière du Capitole américain le 6 janvier a, à juste titre, éclipsé toutes les autres mobilisations en cours. Pourtant, en élargissant la focale, nous pourrions voir où certains aspects d'un Trumpisme aux contours bien définis se recoupent avec un phénomène mondial plus large - et où ils ne le font pas. En nous référant à l'un de ces mouvements, Querdenken en Allemagne, nous appelons la stratégie qui sous-tend ces divers mouvements "la pensée diagonale" et le phénomène plus large qu'ils constituent "le diagonalisme". Faisant le lien entre le concept plus courant de Querfront et le terme plus récent de Querdenken, l'idée de "diagonalisme" dépasse le contexte allemand dans lequel elle a été inventée, où elle signifie quelque chose comme "pensée en dehors des cases". Né·es en partie des transformations de la technologie et de la communication, les diagonalistes tendent à contester les appellations conventionnelles de gauche et de droite (tout en se rapprochant généralement de l'extrême droite), à exprimer de l'ambivalence, voire du cynisme, à l'égard de la politique parlementaire et à mêler des convictions holistiques, voire spirituelles, à une affirmation acharnée des libertés individuelles.
Poussés à l'extrême, ces mouvements diagonaux partagent la conviction que tout pouvoir est une conspiration. Pour beaucoup, les pouvoirs publics ne peuvent être légitimes parce que le processus de sélection des gouvernements est lui-même contrôlé par les puissants et est de facto illégitime. Cette conviction s'accompagne souvent d'un attachement à une rupture décentralisatrice, d'un désir de savoir partagé et donc de pouvoir partagé, et d'une tendance à la radicalisation à droite. Les mouvements diagonaux s'appuient sur des fantasmes à la fois familiers et nouveaux sur le contrôle des élites. Ils s'attaquent à des autorités prétendument "totalitaires", notamment l'État, les grandes entreprises technologiques, les grandes entreprises pharmaceutiques, les grandes banques, la science du climat, les médias dominants et le politiquement correct. Ils sont, à bien des égards, les descendants des Nouveaux mouvements sociaux extraparlementaires des années 1970, mais avec l'idéalisme et le désir d'action collective ou de démarchandisation détruits au profit d'une défense de la prise de décision individuelle.
Il serait facile de réduire ces mobilisations à des manifestations de la pensée conspirationniste, aux symptômes morbides d'une année morbide où les États-Unis agissent comme "superspreader" de méfiance, comme le déclarait une source au Washington Post. Mais, comme le soulignait récemment le théoricien de la culture Jeremy Gilbert, la catégorie de "conspirationnisme" souffre des mêmes défauts que la catégorie antérieure de "populisme" : elle est trop souvent utilisée préventivement pour écarter une forme politique jugée illégitime et, en l'altérisant, elle peut lui conférer la dimension de martyre que ses partisan·nes recherchent.
Selon un vieil axiome des sciences politiques, les gouvernements exercent leur pouvoir par "la carotte, le bâton et le sermon", c'est-à-dire par la coercition et l'incitation, mais aussi par l'information. Le diagonalisme nous rappelle que l'accès universel à Internet, le pouvoir d'absorption de l'attention des plateformes de réseaux sociaux et la dynamique du "capitalisme de la stimulation" ont laissé le récit officiel de l'État rongé de trous, et fait de la place à des contre-publics hostiles, à des agents de "désinfotainment", à des mouvements sociaux "rabbit holes", à des micro-conspirations pour une économie de micro-entrepreneurs. Nous n'avons pas d'autre choix que de patauger dans cette boue.
Révolte du Mittelstand
Les tentatives pour nommer ces mouvements en pleine croissance, qui rassemblent toute une série de positions anti-gouvernementales, anti-confinement, anti-masque et anti-vax, ont été jusqu’à présent limitées. Aux Etats Unis, le soutien au président récemment battu a offert un point de convergence commode. Ailleurs, la plupart des commentateur·ices ont mis l'accent sur leur hétérogénéité. The Economist évoquait la "foule hétéroclite" des manifestations, où l'on voit souvent des homéopathes New Age côtoyer des skinheads et des partisans de QAnon vêtus du drapeau national. En août, le New York Times titrait "Meet Germany's Bizarre Anti-Lockdown Protesters". Naomi Klein évoquait le "smoothie de conspiration" qui unit de nombreux manifestants. Le sociologue Keir Milburn s'est risqué à parler de "droite cosmique". Tirant les leçons du phénomène de masse qu'est le Bolsonarisme, le philosophe brésilien Rodrigo Nunes décrivait ces mouvements de protestation comme une nouvelle manifestation du "négationnisme", né d'une incapacité à accepter l'énormité des défis auxquels l'humanité est confrontée.
Pourtant, la première étude universitaire sur le mouvement "coronaskeptic" en Allemagne, en Autriche et en Suisse remet en question ces étiquettes provisoires. Des sociologues de l'université de Bâle ont constaté que, dans les pays germanophones en tout cas, les partisans de la droite ne dominent pas complètement le mouvement. Lors des dernières élections, la plus grande partie des personnes actives avaient voté pour les Verts (23 %) et la deuxième pour le Parti de gauche (18 %), suivi d’Alternative für Deutschland, un parti d’extrême droite (15 %). La majorité ne manifestait aucune hostilité particulière à l'égard des étrangers ou des musulmans et ne croyait pas non plus que les femmes devaient revenir à des rôles traditionnels. La plupart ne nient ni la science du changement climatique ni l'Holocauste. Un seul négationnisme n'impliquait pas tous les autres.
Ce à quoi iels croient, c'est à un haut niveau de cloisonnement de l'élite qui rassemblerait les médias, le gouvernement, les grandes entreprises et la finance. Iels estiment que les médias et l'État s'emploient à créer une peur excessive dans la population, à dissimuler la vérité et à tromper les gens. Près de deux tiers des personnes interrogées pensent que la Fondation Bill et Melinda Gates cherche à imposer la vaccination au monde entier.
Du point de vue des classes sociales, le mouvement était loin du sous-prolétariat. Les participant·es s'identifient pour la plupart comme appartenant à la classe moyenne et sont, de manière disproportionnée, des travailleur·euses indépendant·es (25 % contre 9,6 % pour l'ensemble de l'Allemagne). Dans le monde entier, les manifestations ont souvent été menées par des propriétaires de petites entreprises et des travailleur·euses indépendant·es, qui n'ont généralement pasde liens sociaux avec des organisations syndicales et bénéficient d'une sécurité de l'emploi moindre que les fonctionnaires ou les employé·es de grandes entreprises autorisés à travailler à domicile grâce au "confinement des cols blancs".
Les propriétaires de petites entreprises et les travailleur·euses indépendant·es ont des raisons d'être en colère. La reprise dite "en K" a favorisé les grandes entreprises, qui ont récolté les bénéfices, et un accès au crédit de sources privées et publiques, alors que les petites entreprises ont souffert. Cette situation a été particulièrement marquée pour les prestataires de services en personne. Parmi les exemples les plus notables d'escalade de la frustration, des hommes armés de fusils d'assaut ont monté la garde devant un salon de coiffure de Dallas qui refusait de fermer en avril. En octobre, des restaurateurs portant des toques de chef ont manifesté dans les rues de Rome tandis qu'une trompette jouait une marche funèbre pour leurs entreprises. À Londres, le propriétaire d'une salle de sport qui avait refusé de fermer son établissement figurait parmi les vingt-neuf personnes arrêtées lorsque cinq policiers ont été blessés lors d'une manifestation contre le retour de la ville à un niveau 4 de confinement.
Le mécontentement ne se limite pas à celleux qui descendent dans la rue. Des enquêtes montrent qu'environ 42 % du Mittelstand allemand, c'est-à-dire des propriétaires et exploitant·es de petites et moyennes entreprises, estiment que la réponse du gouvernement à la pandémie est "mauvaise" ou "très mauvaise". Alors que de nombreux·ses propriétaires de petites entreprises en Allemagne et ailleurs expriment leur frustration face à l'insuffisance des réponses gouvernementales, qui varient considérablement d'une région à l'autre en termes de soutien par le biais d'indemnisations directes, de suppléments de salaires et d'assurance-chômage, la plupart d'entre elleux souhaitent simplement que le gouvernement fasse son travail efficacement et n'ont que faire des fictions d’Internet. Pourtant, avec une proportion croissante de la population exposée à la désinformation par le biais des réseaux sociaux et des plateformes vidéo, il n'est pas surprenant qu'une minorité non négligeable (au moins 10 % dans la plupart des pays) ait trouvé son compte dans une des facettes du diagonalisme.
Comment appeler la forme la plus extrême de cette opposition ? L'expression "anti-lockdown" ne rend pas compte de l'ampleur de la critique, qui pour beaucoup va de ce que les Français·es appellent le confinement au scepticisme sur les masques, la vaccination, et souvent à la réalité de la pandémie elle-même. Des films viraux tels que Plandemic et Hold-Up, dont l'audience est estimée respectivement à plus de 9 millions (via YouTube uniquement) et 6 millions de spectateur·ices, décrivent la pandémie comme un prétexte pour les élites mondial pour mettre en place une transformation en profondeur de la vie quotidienne. Quelque 80 % des personnes interrogées dans le cadre du sondage germanophone estiment que le COVID-19 n'est pas pire qu'une mauvaise grippe, tandis que 84 % disent qu'elles n'accepteraient pas un vaccin même s'il était garanti sans effets secondaires.
Notre label pour ces mouvements est dérivée d'un autre que l'on peut repérer sur des T-shirts et des panneaux partout lors de manifestations dans les pays germanophones : Querdenken.
Le terme Quer, plus souvent traduit par "latéral" ou "transversal", signifie également "diagonal" ou "à travers" ; un Querschnitt de la population est un échantillon représentatif. Il rappelle le concept souvent discuté de Querfront, qui reliait les mouvements communistes "rouges" et fascistes "bruns" de l'entre-deux-guerres. Pourtant, il a une origine très différente, issue du jargon du marketing et du conseil. Pendant des décennies, Querdenken a circulé dans le langage Powerpoint des chefs d’entreprises aux côtés de termes tels que "disruption", "penser en dehors des cases" ou l'injonction d'Apple "penser différemment" à l'époque des startups internet. Un magazine économique appelé Querdenker a existé entre 2009 et 2014. L'étiologie du terme est révélatrice, puisqu'il s'agit d'un groupe d'acteurs politiquement diversifiés réunis sous un jargon formellement vide, propre au monde du consulting en communication, un monde, comme nous le verrons, dont sont issus de nombreux organisateur·ices du mouvement.
Ce qui rend la situation actuelle explosive, ce sont précisément les arnaqueur·ices médiatiques indépendant·es, les messies du mouvement et les entrepreneur·euses à contre-courant qui ont tout intérêt à aiguiser les tensions sociales en cherchant à créer de nouveaux pôles d'autorité et souvent de profit personnel. L'état actuel du mouvement diagonal en Allemagne est particulièrement révélateur. Trois types de diagonales, au cœur de la scène allemande, sont en passe de devenir incontournables dans différents contextes de turbulences techno-politiques à l'échelle mondiale. Il s'agit de modèles qui se répètent sous différentes formes d'un pays à l'autre : l'Arnaqueur de mouvement, l'Idéologue de gauche-à-droite, et l'Ésotérique d'extrême droite.
L’Arnaqueur de mouvement
En août, deux manifestations "anti-covid" ont eu lieu à Berlin, la première avec 20 000 participant·es et la seconde avec 38 000. La première manifestation, appelée "Journée de la Liberté", a réuni des orateur·ices et des artistes sur une grande scène au milieu de la Strasse des 17 Juni, la foule, pour la plupart sans masque, s'étendant de la Porte de Brandebourg à la colonne de la Victoire de Berlin. Les autorités se sont inquiétées des rassemblements sans masque d'individus aux horizons hétérogènes : hippies, militant·es anti-guerre, libertariens, loyalistes constitutionnels, monarchistes anti-état (Reichsbürger), néo-nazis, praticien·nes de la médecine alternative, militant·es anti-vaccination et progressistes apolitiques, entre autres. Néanmoins, c'est une manifestation d'extrême droite relativement minuscule qui a failli franchir les portes du Parlement, décrite comme "l'assaut du Reichstag", qui a dominé le débat public pendant des semaines.
Le 1er août, Michael Ballweg, entrepreneur et développeur informatique de Stuttgart, qui a créé de nombreuses start-up, est monté sur scène à Berlin. En 1996, Ballweg a fondé Media Access GmbH, qui vend des logiciels et des services d’"expertise supérieure en management" permettant aux entreprises de "réactiver" des employé·es retraité·es pour les consulter sur des projets spécifiques. Un soir d'été, alors que sa fille de treize ans n'avait pas respecté son couvre-feu à 21 heures, Ballweg, anxieux, a résisté à l'envie de l'appeler et a préféré créer une application appelée Synagram Kids. Grâce à la fonction GPS des téléphones portables, cette application envoie aux parents des notifications automatiques avec localisation lorsque les enfants n'arrivent pas à l'heure prévue à un endroit prédéterminé.
"Je suis ici aujourd'hui parce que je n'aime pas le monde que le gouvernement fédéral me présente", a déclaré M. Ballweg sur scène à Berlin. Bien qu'il ne nie pas l'existence du virus, il insiste sur le fait qu'"il n'y a pas de pandémie" et donc pas besoin d'interventions étatiques prétendument anticonstitutionnelles. "Querdenken vient de la lettre anglaise Q pour question", a-t-il expliqué, ce qui signifie "remettre en question la source". Comme tout bon entrepreneur, Ballweg a déposé un copyright pour Querdenken en 2020. En août, sa société Media Access a publié une déclaration sur son site Web, intitulée "Sur le statut de la démocratie", alléguant que de gros clients comme Bosch et Thyssenkrupp ont mis fin à leurs contrats en raison de l'activisme de Ballweg, une affirmation contestée par ces entreprises. Depuis, Ballweg s'est présenté comme victime de la censure politique et, en septembre, il a annoncé la vente de Media Access.
Depuis qu'il est devenu un arnaqueur de mouvements à plein temps, Ballweg fait l'objet d'une surveillance accrue en ce qui concerne les finances de Querdenken. Le groupe demande des contributions monétaires par PayPal ou par virement bancaire, qui sont directement versées sur le compte de Ballweg. Querdenken se décrit comme une "initiative" plutôt qu'une "fondation" et peut ainsi échapper aux taxes sur les dons. De cette façon, il contourne également certains problèmes liés aux organisations politiques gérées collectivement, comme ceux qui ont affecté le mouvement Aufstehen (Debout) de Sahra Wagenknecht en 2018-19, tout en développant une structure similaire de "démocratie par la base" de groupes auto-organisés (comme Bochum #234 ou Oldenburg #441) qui achètent leurs bannières, T-shirts et pancartes à Stuttgart (#711). Ballweg a également profité d'accords financiers avec divers partenaires, depuis les compagnies de bus qui transportent les manifestant·es dans tout le pays jusqu'à des personnalités marginales comme un ancien magnat du cinéma pornographique qui a déboursé 5 000 euros pour danser sur la scène de Querdenken.
Après avoir reçu des critiques pour sa tolérance envers les participant·es néonazis et son manque de transparence, Querdenken a menacé des journalistes de poursuites pour diffamation. Il a également dénoncé officiellement "l'extrémisme de gauche et de droite" tout en faisant des clins d'œil au mouvement américain Qanon, que l’on peut difficilement considérer comme "centriste". Pourtant, Ballweg insiste sur le fait que "nous n'avons pas de partenaires politiques parce que nous ne sommes pas un mouvement ou un parti politique. Nous sommes un mouvement démocratique issu du milieu de la société".
Le manque de transparence de Ballweg n'a d'égal que son manque de charisme, qui le fait ressembler davantage à Davide Casaleggio, le gourou tech du Mouvement 5 étoiles, qu'à Beppe Grillo, son cofondateur humoriste, plus conseiller politique que comédien populaire. Cependant, les idées diagonalistes développées par Querdenken dépassent même les éléments les plus conspirationnistes du Mouvement 5 étoiles. Et son théâtre numérique a fonctionné grâce à des alliances en coulisses avec un groupe diversifié d'entrepreneur·euses des médias qui échappent aux étiquettes conventionnelles.
L'idéologue de gauche-à-droite
Sur l'"aile gauche" affichée de Querdenken se trouve KenFM, un portail de journalisme sur Internet fondé par Ken Jebsen. Autrefois militant anti-guerre et animateur de radio publique, Jebsen a été licencié pour des commentaires antisémites. Depuis lors, KenFM a accumulé un nombre considérable de followers sur YouTube, sur les réseaux sociaux et sur son site web financé en crowdfunding, grâce aux interviews rapides par l'animateur d'un groupe éclectique et provocateur d'auteur·ices, de chercheur·euses et d'artistes.
Avec des titres accrocheurs comme "Fascisme de l'élite transnationale", "A bas la dictature numérique" et "COVID 19 : un cheval de Troie, le 11 septembre européen ?", le style pseudo-intellectuel de KenFM associe un discours anti-élite aux controverses conservatrices du moment, qu'il s'agisse de politiques migratoires, de scandales de corruption ou de mesures contre le coronavirus. Avec des vidéos en gros plan qui mettent en évidence le style autoritaire de Jebsen, l'émission confond Kapitalismuskritik [critique du capitalisme] et anarcho-capitalisme, unissant des critiques de gauche comme Rainer Mausfeld et Ullrich Mies à des libertariens de droite comme Markus Krall et Max Otte.
Ce qui unit ces variations de la pensée de "gauche" et de "droite", ce sont moins leurs objectifs communs que leurs ennemis communs. De la "méga-manipulation" à la "censure de masse", elles dressent toutes un tableau dystopique de la conspiration au pouvoir. En dehors de KenFM, de nombreux autres partenariats diagonaux se sont formés, comme le podcast "Le Multiculturalisme rencontre le Nationalisme", dans lequel l'artiste ghanéen-allemand "influenceur lifestyle" Nana Domena dialogue avec le néonazi Frank Kraemer. Au-delà des singularités et des nuances, la pandémie a permis à la "résistance" diagonaliste de concentrer sa critique sur le confinement spatial et la restriction physique imposés par le gouvernement, souvent incarné par la chancelière Merkel (ou "Merkill") elle-même. Des concepts comme la "liberté" et la "démocratie", en particulier la liberté de se rassembler, sont devenus des cris de guerre contre les forces "totalitaires" et "fascistes" "d'en haut" (en allemand, die da oben).
Ces personnalités peuvent s'unir autour de portails comme KenFM en raison de leur opposition commune aux grandes entreprises technologiques. Beaucoup, sinon la plupart, des Querdenker ont elleux-mêmes été "cancelled". Lorsqu'iels sont retiré·es de plateformes telles que YouTube pour avoir diffusé des théories conspirationistes infondées, iels se plaignent de la perte de leur "liberté d'expression" et de leurs "droits constitutionnels" et accusent souvent le gouvernement d'être responsable de leur nouvelle perte de liberté. Comme EinProzent et de nombreux autres groupes d'extrême droite, la page de KenFM a récemment été retirée de YouTube après deux avertissements de la société, perdant ainsi des centaines de milliers d'abonné·es, des millions de vues, ainsi que la source de revenus qui en découle.
Tirant de la légitimité d’une telle vague de suppressions de comptes et d'actes interventionnistes de signalement et de censure par des plateformes comme YouTube, Twitter et Facebook, les coronaskeptics du Querdenken ont suivi les leaders libertariens et d'extrême droite sur un nombre toujours plus important de plateformes alternatives, dont BitChute, DLive, Gab, MeWe, Odyssey, Parler, Periscope, Patreon, Rumble, Substack, Telegram, Twitch et VK.
Paradoxalement, le retournement général de l'opinion publique contre la Silicon Valley et la recrudescence des débats sur ce que Shoshana Zuboff a appelé le "capitalisme de surveillance" ont été particulièrement présents dans les mouvements diagonaux qui pourtant en dépendent le plus pour leur existence. L'inquiétude des mouvements diagonaux est que leur propre décentralisation est rendue possible par ces plateformes, qui sont elles-mêmes l'incarnation d'un pouvoir corporatif hautement concentré. L'expulsion permanente de Trump de sa plateforme préférée, Twitter, va certainement dynamiser une foule de nouvelles plateformes alternatives promettant une "liberté d'expression" totale aux victimes de la censure passée ou potentielle.
De son côté, Querdenken a choisi Telegram comme étant la meilleure alternative parmi l'éventail des possibilités. La plateforme est idéale pour envoyer ou transférer des messages contenant des liens et pour coordonner des manifestations locales en temps réel, raison pour laquelle elle est également populaire parmi les groupes d'activistes de gauche. Aux côtés des groupes WhatsApp, Telegram a explosé depuis le début de la pandémie, rejoignant YouTube et Facebook comme principaux diffuseurs de conspirations. Si les groupes WhatsApp favorisent un sentiment de communauté entre inconnu·es avec une force centripète qui engendre une paranoïa envers les personnes extérieures, comme l'a observé Will Davies, Telegram engendre une communauté amorphe mue par une force plus centrifuge. Cela est dû en partie à la limite de 256 utilisateurs par groupe WhatsApp, contre 200 000 pour Telegram.
S'abonner à un canal Telegram signifie recevoir des dizaines ou des centaines de messages par jour sur son téléphone. Parmi les milliers de canaux basés en Allemagne, en Autriche et en Suisse, certains se consacrent au doublage de vidéos en langue anglaise en allemand, en utilisant principalement le contenu de Fox News, OAN et Newsmax. Les canaux les plus importants, qui comptent en moyenne entre 50 000 et 200 000 abonné·es et ne cessent de croître, diffusent de la désinformation sur un éventail éclectique de sujets allant de la fraude électorale aux États-Unis au programme de "dépopulation" de Bill Gates, en passant par le plan de la Banque centrale européenne visant à dévaluer la monnaie, ou encore des mèmes ésotériques sur la paix dans le monde.
Les articles et les messages qui circulent sur les canaux Telegram en langue allemande sont en grande partie liés à des sites de "journalisme alternatif" comme KenFM, mais aussi Epoch Times Deutschland, Nachdenkseiten, Reitschuster, Rubikon, TichysEinblick, et d'autres. Ensemble, ils propulsent un nouveau type d'hybridation politique, un terreau pour l'autoritarisme anti-autoritaire.
Grâce à une fantasmatique évasion de Big Tech, divers groupes se coaliser autour d'une opposition totale, un Grand Refus de la conspiration au pouvoir.
L'Entrepreneur ésotérique d'extrême-droite
Se présenter comme une résistance minoritaire est un trait caractéristique du diagonalisme, qui fait des diagonaux de parfaits alliés des voix des médias d’extrême droite qui diffusent des opinions minoritaires sur des questions allant de la vaccination au changement climatique en passant par l'immigration et le racisme scientifique, qu'ils cherchent à représenter comme la véritable voix du peuple. Qu'elle nie l'existence du virus, qu'elle minimise ses effets ou qu'elle cite des expert·es en "science alternative" comme Sucharit Bhakdi et Wolfgang Wodarg, la communauté coronaskeptics allemande va fièrement à contre-courant. Parmi ses membres célèbres, on trouve Xavier Naidoo (ancien gagnant de l'équivalent allemand d'American Idol), Attila Hildmann (chef végétalien devenu antisémite ultranationaliste) et Eva Herman (ancienne présentatrice du journal télévisé et libertarienne antiféministe à succès). La génération Z est représentée par de jeunes provocateur·ices tels que Naomi Seibt (surnommée l'"anti-Greta" et soutenue par les climatonégationnistes du Heartland Institute) et Neverforgetniki (surnommé l'"anti-Rezo" dont les monologues anti-gouvernementaux accumulent régulièrement des centaines de milliers de vues).
Pourtant, les agitateurs du mouvement Querdenken, qui apparaissent sur scène lors des manifestations de Ballweg et sur toutes les plateformes de réseaux sociaux qui ne les ont pas interdits, embrassent une conception minoritaire du "peuple" avec une généalogie particulière : celle des milieux d'extrême droite ésotérique et de la médecine alternative.
Une figure centrale de cette scène est Michael Friedrich Vogt. Pendant ses études supérieures à Munich, Vogt est devenu leader de fraternités d'extrême droite et de groupes d'étudiants néonazis tout en rédigeant sa thèse sur l'anthropologie philosophique de Marx et Engels. Après avoir enseigné pendant près de dix ans les médias et la communication à l'université de Leipzig, il a été expulsé pour avoir organisé des meetings de groupes d'extrême droite et réalisé un documentaire révisionniste sur Rudolf Hess, le vice-führer d'Adolf Hitler, un film très apprécié des amateurs du genre. Par la suite, il a cultivé un réseau d'entrepreneur·euses "ésotériques bruns", a fondé des organisations proches du Reichsbürger comme "Aufbruch Gold-Rot-Schwarz" et a écrit des articles appelant à "la destruction du parti-État existant" et à "l'établissement d'un peuple véritablement souverain".
Au début des années 2010, Vogt a fondé un site financé par Internet appelé Quer-denken.tv, une "plateforme libre pour esprits libres" présentant des "esprits diagonaux non-conformistes". Faisant partie de la "scène truther" autoproclamée, Querdenken.tv a produit des articles et des vidéos conspirationnistes sur des sujets tels que les chemtrails, les vaccins et les pandémies, notamment un article de 2014 intitulé "La pandémie d'Ebola est-elle un mensonge ?". Vogt a participé à la Coalition anti-censure et a organisé le Congrès annuel de Querdenken qui, de loin, apparaissait comme un ensemble d'entrepreneur·euses inoffensif·ves, bien qu'excentriques, échangeant des idées, vendant des produits coûteux mais insensés, et réalisant des interviews rémunérées dans des décors "farfelus".
Pourtant, à y regarder de plus près, le congrès de Querdenken était tout sauf inoffensif. Sous le titre "Tout est connecté", la réunion de 2015 a mélangé un cocktail de "théories du complot, de ressentiment et d'ésotérisme" avec des célébrités d’extrême droite comme Nigel Farage, Eva Herman et Andreas Popp. À une heure de train de Francfort, dans la petite ville de Friedberg, plusieurs syndicats, églises et partis politiques ont protesté contre cette manifestation ésotérique de l'entrepreneuriat d’extrême droite. C'est précisément ce type de réaction publique qui a poussé Vogt à réserver l'événement annuel quelques jours seulement avant la réunion proprement dite, puis à informer les participant·es du lieu par courrier électronique, de peur que les critiques ne les dénoncent et ne fassent pression sur les lieux pour qu'ils annulent leurs contrats.
Un certain nombre de leaders de Querdenken sont issus du cercle de Vogt. Parmi elleux, l'entrepreneur ésotérique Heiko Schrang, qui maîtrisait l'art de la monétisation (et de la méditation) bien avant de se constituer une audience massive sur Telegram, YouTube et d'autres plateformes. Schrang est le fondateur de la société de press Macht-steuert-Wissen (le pouvoir contrôle le savoir), qui est plus un centre commercial en ligne qu'une maison d'édition, bien qu'elle ait publié des livres comme Être : l'art de l'acceptation, Le Marxisme culturel : une idée qui empoisonne le monde, et L'Allemagne hors de contrôle : entre perte des valeurs, politiquement (in)correct et immigration clandestine. La guerre de Schrang contre les médias financés par l'État est personnelle, puisqu'il refuse de payer la "taxe TV" du gouvernement depuis au moins le congrès de Querdenken en 2016, ce qui fait de lui un allié de l'AfD sur cette question et un héros pour ses followers qui célèbrent sa résistance devant ses audiences au tribunal. Bien qu'il ne l'exprimerait pas ainsi lui-même, son credo pourrait être : ne faire confiance à personne d'autre qu'aux marchés, et surtout pas aux grandes entreprises.
Un autre dirigeant du mouvement Querdenken est Samuel Eckert, ancien prédicateur laïc expulsé de son Église adventiste du septième jour pour des sermons contenant des éléments antisémites et coronasceptiques. Également professionnel de poker et directeur général de plusieurs entreprises, Eckert a déménagé en Suisse en 2016 après avoir vu une publicité pour Querdenken.tv. L'un des axes de son activisme actuel pour Querdenken est la participation des jeunes et la sensibilisation des chrétien·nes fondamentalistes. "Querdenken est une religion qu'il faut intérioriser", explique-t-il.
Aux côtés de Schrang et d'Eckert, on trouve d'autres pionniers marginaux de la pensée d'extrême droite, tels que Jürgen Elsässer (propriétaire du magazine d'extrême droite Compact), Oliver Janich (ancien président du libertarien Parti de la Raison), Thorsten Shulte (antisémite notoire et auteur de Sous contrôle étranger : 120 ans de mensonges et de tromperies), et Bodo Schiffmann (un otorhinolaryngologiste qui a fait la une des journaux pour avoir affirmé que "des enfants meurent parce qu'ils portent des masques contre une maladie qui n'existe pas").
Typique des entrepreneurs diagonaux du monde entier, la cohorte du Querdenken lutte contre la "dictature du Corona" au nom du "Mouvement pour la vérité" tout en se faisant de l'argent au passage.
Diagonalistes ingouvernables
Dans un moment qui rappelle l'été 2016, lorsque la candidate à la présidentielle Hillary Clinton dénonçait l'Alt Right dans un long discours, relançant ainsi indirectement l'intérêt du public pour le sujet, Angela Merkel a abordé le thème du Querdenken à la mi-décembre avec une rare émotion. Qualifiant le mouvement d'"attaque contre l'ensemble de notre mode de vie", elle déclarait que "depuis le siècle des Lumières, l'Europe a choisi la voie de la construction de notre vision du monde sur la base des faits." Affronter un mouvement "anti-factuel" est très difficile, a-t-elle dit, "ce sera peut-être une tâche pour les psychologues."
Les propos de Mme Merkel ont été partagés par les Querdenker sur les réseaux sociaux avec jubilation : sa tentative de les affubler des stigmates de la maladie mentale a confirmé leur conviction que le courant dominant ne pouvait répondre à leurs provocations que par la censure et la pathologisation. Iels ont également associé son invocation du siècle des Lumières à la leur. Un mouvement de médecins sceptiques se nomme "Médecins pour les Lumières". Naturellement, Emmanuel Kant est une de leur référence favorite. Le logo d'un groupe montre sa perruque et sa queue de cochon dans le style du cerveau et de la moelle épinière. Dans son essai de 1784 "Qu'est-ce que les Lumières ?", le philosophe écrivait sur un ton moralisateur qui résonne encore dans les textes diagonaux : "Nous trouvons partout des restrictions à la liberté. Mais quelle restriction est nuisible aux lumières ? Quelle restriction est innocente, et quelle est celle qui fait progresser les lumières ? Je réponds : l'usage public de sa raison doit être libre en tout temps, et cela seul peut apporter les lumières à l'humanité."
Sur quel terrain la lutte doit-elle être menée au cours de l'année à venir ? Le mouvement des Lumières est un candidat. Les droits constitutionnels en sont un autre, comme le note un journaliste. La fin de la guerre froide est un autre thème récurrent. De nombreux·ses manifestant·es portent des pancartes qui font référence à 1989. "Merkel, c'est ton 1989". "Nous sommes le peuple" -wir sind das Volk- est un slogan très utilisé. Pourtant, une caractéristique notable du diagonalisme est son rejet des revendications politiques au sens classique du terme. L'élan des mouvements diagonaux va des tentatives d'individus isolés de former des liens sociaux alternatifs, appelons cela la thèse du "Bowling QAnon", pour paraphraser Gabriel Winant, au désir d'œuvrer collectivement pour qu'on les laisse tranquilles. Dans presque tous les cas, la liberté est définie par la négative, réduite à une licence individuelle et dépourvue de tout sens de la responsabilité mutuelle ou de la solidarité.
Le diagonalisme pourrait être considéré comme une lutte au sujet de la science. Mais les deux parties placent l'investigation ouverte au centre de leur identité. Les responsables de la santé publique reconnaissent que la science se fait en public, que la connaissance du virus évolue et que les prévisions ne sont jamais que provisoires. Les diagonalistes répondent que la vérité est cachée par l'obscurcissement de l'élite et qu'une recherche constante est nécessaire dans les forums alternatifs et ce qu'Erik Davis appelle le "jeu de rôle DIY en direct" qu'est le réseau de "drops", de chats et de clips de QAnon.
Il y a trois avenirs possibles pour le diagonalisme. Dans le premier, les mobilisations ponctuelles de 2020 s'estompent. La confiance dans le vaccin pourrait croître avec le temps et peut-être que les manifestations isolées ne seront bientôt plus que des perturbations occasionnelles de la circulation, jusqu'à ce que, dans les mois et les années à venir, une nouvelle version de la suspicion à l'égard des élites réapparaisse avec le déploiement des plans climatiques.
Une deuxième possibilité est que les votes des mécontent·es diagonalistes soient récoltés par les partis d'extrême droite qui les observent avec avidité depuis les coulisses. La conclusion de l'étude bâloise qui a fait les gros titres est qu'une pluralité de Querdenker avaient voté pour les Verts et la gauche lors des dernières élections, mais qu'une majorité écrasante a déclaré qu'iels voteraient pour des partis d'extrême droite ou de nouveaux partis diagonalistes lors des prochaines élections.
Une troisième voie pourrait voir les diagonalistes lancer une nouvelle série de ce que le sociologue Paolo Gerbaudo a appelé "les partis start-up", calqués sur les entreprises technologiques et "caractérisés par une croissance rapide et une forte évolutivité, mais aussi une forte mortalité", qui ont brouillé le paysage politique européen depuis la crise financière. L'objectif serait de reproduire le succès du Mouvement 5 étoiles en Italie, qui est parti de rien pour remporter le plus grand nombre de sièges au parlement à peine trois ans et demi plus tard. Ou de l'AfD, qui est devenu l'opposition officielle quatre ans après sa fondation. Ou encore le parti du Brexit, qui a remporté le plus de voix lors de l'élection du Parlement européen britannique en mai 2019 après seulement quatre mois d'existence. Se bousculant pour capitaliser sur ce moment d'opportunité, Nigel Farage a déjà rebaptisé le parti du Brexit en Reform UK et l'a déclaré parti anti-lockdown. L'apparition de Farage sur scène à Friedberg est une preuve suffisante que tout ce qu'il faut, c'est qu'un des agitateurs du mouvement trouve son moment. Même si la candidature de Ballweg à la mairie de Stuttgart, le lancement raté de Widerstand2020 et l'éclatement de Wir2020 en un parti "néo" laissent entrevoir de sombres perspectives, les investisseurs en capital-risque, les vendeur·euses de mèmes et les guérisseur·euses hippies savent tous·tes une chose : il faut essayer de mauvaises montures pour chevaucher une licorne.
Prendre d'assaut les lieux de pouvoir
Faire le tour du diagonalisme à l'étranger nous aide à recadrer ce qui se passe aux États-Unis, où une combinaison des deuxième et troisième trajectoires est déjà apparente. Dès le début de la pandémie, une multitude d'initiatives locales et nationales de "réouverture" se sont formées sur les réseaux sociaux et se sont concrétisées par des manifestations de "liberté" anti-lockdown, menées par des propriétaires de petites entreprises dont la cause a été relayée par les médias conservateurs. Bien que nombre de ces initiatives se décrivent comme "ni démocrates ni républicaines", leur ethos conspirationniste et leur politique anti-masque les placent à la droite des républicains, qu'iels menacent déjà au sein des primaires en présentant leurs propres candidats. Certain·es des participant·es n'ont que peu ou pas d'antécédents de soutien au Parti Républicains, venant plutôt de milieux antivax, New Age ou autres.
La défaite électorale du conspirationniste en chef des États-Unis n'a pas endigué le flot de mensonges, mais a, sans surprise, galvanisé les agitateur·ices et les vrai·es croyant·es à se mobiliser contre le gouvernement, y compris les représentant·es de son propre parti. Les commentateur·ices n'ont pas hésité à décrire la "prise d'assaut du Capitole" le 6 janvier comme un "point de rupture" ou un "dérapage" de l'histoire des États-Unis. Pourtant, la capacité des manifestant·es à pénétrer dans le bâtiment, dans certains cas avec l'aide de la police, n'a fait que rendre visible ce qui se tramait depuis longtemps dans le pays, bien qu'il s'agisse maintenant d'un spectacle farfelu et violent, retransmis à la télévision pour un public mondial. Les militant·es d'extrême droite portant des équipements armés et les acteur·ices des réseaux sociaux qui font leurs propres recherches se réjouissaient de diffamer la structure symbolique du gouvernement et de dénoncer la confirmation du vote du collège électoral par Mike Pence. Mais le positionnement de classe et les intentions politiques qui les animaient étaient plus diversifiés que la présentation générale des "partisan·nes de Trump" ne le suggère souvent.
En effet, de nombreux éléments de cette prétendue "insurrection" de droite toute américaine trouvent un écho dans le diagonalisme qui ébranle les pays du monde entier. Ce n'est que dans les jours qui ont suivi le spectacle que les identités et les histoires des manifestant·es les plus visibles ont été révélées. L'un des plus remarquables était l'homme-bison de l'Arizona, également connu sous le nom de Jake "Q Shaman" Angeli, qui travaille au noir en tant que "technicien en santé comportementale", "entrepreneur" et personnalité de YouTube, selon son profil Parler, et qui a rencontré Rudy Giuliani en costume-cravate l'année dernière. À ses côtés, un homme du Maryland dont la carte d'identité de l'entreprise pendait à son cordon de Navistar Direct Marketing. L'homme de l'Arkansas photographié avec ses bottes sur le bureau de Pelosi était un entrepreneur indépendant qui a lui-même reçu une aide du gouvernement pour faire face à la pandémie. La Californienne tuée par balle au Capitole était une "libertarienne autoproclamée", anciennement dans l'armée de l'air, qui possédait une entreprise en difficulté de matériel de piscine. Parmi les personnes arrêtées figurent deux hommes de la banlieue de Chicago, un agent immobilier et le PDG d'une entreprise technologique spécialisée dans les stratégies de marketing basées sur les données. Une femme du Texas s'est rendue aux manifestations de Washington à bord d'un jet privé.
Il s'avère que, malgré toutes les apparences et les récits faciles, les protestataires de droite du Capitole n'étaient pas constitués en majorité des soi-disant "laissé·es pour compte", les pauvres de la classe ouvrière dont l'image a captivé l'imagination dominante en 2017. Au lieu de cela, le "putschisme fantasmé" d'une manifestation influencée par QAnon était dirigé par une branche américaine d'agitateur·ices diagonalistes et d'entrepreneurs politiques qui s'auto-modèlent "en dehors du courant dominant". (Leurs actions ont peut-être été impuissantes et délirantes mais, comme le note Richard Seymour, dans certaines conditions, les politiques délirantes peuvent gagner). Pour certain·es, un billet d'avion et une réservation d'hôtel haut de gamme étaient un prix facile à payer pour un acte historique de "résistance" anti-gouvernementale. Pour d'autres, le caillassage du Capitole n'était qu'un job inattendu parmi d'autres dans cette économie politique uberisée.
Au-delà du spectacle évident du rassemblement "Sauvez l'Amérique" de Trump, des poursuites ridicules de Giuliani pour fraude électorale et des tweets délirants de l'avocat Lin Wood, les récentes manifestations - qui englobent les mouvements "reopen", "stop the steal" et autres - ont puisé dans un type d'escroquerie que la droite a perfectionné mais dont elle n'a nullement le monopole. Alex Jones peut avoir recours à des complots pour vendre ses compléments alimentaires (Super Male Vitality), mais Gwyneth Paltrow peut vendre le même complément sous un autre nom (Sex Dust). Il en va de même pour les entrepreneurs plus avisés de l'indignation politique. La frustration quasi universelle de vivre dans le monde du COVID-19 et la dynamique technologique des réseaux sociaux ont donné forme à une politique pandémique de conspiration capitalisable, elle-même propulsée par le mouvement interne du capitalisme de l'incitation.
Les événements au Capitole, et les divisions internes au Parti Républicains qu'ils ont révélées, n'ont été ni surprenants ni singuliers. Dans leur sillage, le trumpisme a pris un coup, mais pas un coup mortel. Il survivra à la présidence et restera plus ou moins lié à sa personne pour l'instant. Mais comme dans d'autres pays, des courants plus diagonaux se manifesteront à partir de ses résidus sous des formes à la fois radicales et ordinaires. Ils susciteront des attaques de l'intérieur du Parti Républicain, tout en approfondissant sa ligne bien établie selon laquelle le Parti Démocrate ne peut pas légitimement détenir le pouvoir avec la présidence de Biden. Bien qu'elle soit menée par des des profiteurs de mouvements entrepreneuriaux, la révolte du Mittelstand transcendera les classes, les races et les sexes, avec une inclinaison diagonale conduisant à la droite dure.
Alors que 2017 a permis de faire le point sur le "populisme", 2021 pourrait être dominée par des discussions sur le diagonalisme et la conspiration. Les mouvements diagonaux sont sûrement synonymes de mauvaises nouvelles pour les partis établis qui sont obligés de naviguer avec leurs énergies déroutantes aux effets imprévisibles. Les analystes qui tentent d'établir des diagrammes de trous de lapin en forme de toile d'araignée sont peut-être nostalgiques de l'époque où leurs "populistes" avaient un nom, un leader et un visage facilement identifiables.
Publication originale (12/01/2021) :
Boston Review
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·