Construire des communautés pour un futur sans fascisme | Shane Burley
C'est ainsi que nous luttons contre la normalisation de la mort de masse, en défiant l'individualisme et en dépassant les clivages idéologiques qui nous séparent pour prodiguer des soins et construire des choses ensemble. Nous ne pouvons pas gagner sans prendre soin les uns des autres, et ils ne peuvent pas gagner sans nous priver de notre empathie.
Shane Burley est un écrivain et cinéaste basé à Portland, dans l'Oregon. Son livre le plus récent est Why We Fight : Essays on Fascism, Resistance, and Surviving the Apocalypse (AK Press, 2021). Il a écrit pour Al Jazeera, The Baffler, Jacobin, Truthout, NBC News, The Daily Beast, Haaretz et l'Oregon Historical Quarterly. Il est le créateur de ¡No pasarán ! Journalisme indépendant sur le fascisme et la résistance.
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·
Le 17 août 2019, une coalition de groupes antifascistes et progressistes à Portland, dans l'Oregon, a organisé un rassemblement pour protester contre un événement des Proud Boy organisé dans la ville. Le rassemblement avait une atmosphère carnavalesque créée par PopMob, un groupe antifasciste d’habitant·es de Portland préoccupé·es qui cherche à "résister à l'alt-right avec fantaisie et créativité", et a rassemblé un éventail diversifié d'organisations, allant des groupes syndicaux et religieux et des groupes de défense des droits civils comme la NAACP à des organisations plus militantes comme Rose City Antifa.
Pendant la manifestation, ces dernieres, ainsi que des activistes autonomes du black bloc, ont servi de tampon entre les foules du carnaval et les centaines de Proud Boys qui s'amassaient de l'autre côté du parc du front de mer que les deux groupes occupaient. Cela a créé un environnement de coopération dans lequel les militant·es antifascistes ont uni leurs forces à celles d'une coalition de groupes locaux et ont réussi à travailler de concert pour faire face à un ennemi commun : les foules étaient plus en sécurité grâce aux militant·es, et les militant·es étaient plus à l'aise grâce aux centaines de personnes qui se tenaient derrière elleux. Ce type de coalition simplique que chaque groupe peut apporter sa stratégie, ses tactiques et son identité propres et constater qu'en restant un élément distinct d'un ensemble plus vaste, le projet dans son ensemble devient plus fort.
Au cours des cinq dernières années d'affrontements avec l'extrême droite, nous avons assisté à des coalitions et des coopérations, et parfois aussi à un chevauchement des membres, entre un large éventail de groupes de gauche et de groupes communautaires, parmis lesquels des groupes religieux progressistes, des organisations Black Lives Matter, des groupes de soutien aux migrant·es, des groupes traditionnels de la gauche radicale, et des groupes antifascistes plus militant·es, et ils ont été en mesure de faire nombre en travaillant ensemble. Le public lui-même s'est habitué à agir en participant à des mouvements de masse comme Black Lives Matter, Occupy et même à des événements plus libéraux et controversés, comme la Marche des femmes de 2017. Les groupes antifascistes ont ainsi une base entraînée pour s'organiser dans leurs communautés, une base qui peut s'adapter plus rapidement à des actions coordonnées telles que des manifestations organisées rapidement pour contrer les mobilisations de l'extrême droite.
L'antifascisme fonde sa tactique sur ce qui arrête ses adversaires. Ce faisant, il existe une relation particulière entre les organisations antifascistes et leurs allié·es dans la société. Un membre d'une organisation militante antifasciste joue souvent un certain rôle dans une confrontation : il planifie l'événement, prend des risques supplémentaires et communique avec une masse de sympathisant·es. Mais les sympathisant·es sont tout aussi importants, car sans une participation massive, il est difficile de forcer un rassemblement fasciste à quitter l'espace prévu. C'est le modèle qui a fonctionné dans les villes des États-Unis et ailleurs dans le monde.
Nous entrons maintenant dans une période où l'antifascisme se doit d'être toujours présent, non seulement pour faire reculer l'extrême droite, mais aussi pour protéger les mouvements sociaux de gauche qui sont sous la menace constante de la violence de l'État, de la restructuration et de l'infiltration. En même temps, il y a toujours le risque que le contenu révolutionnaire soit canalisé pour soutenir l'électoralisme ou d'autres aspirations réformistes. La question, donc, est que faut-il faire pour construire un mouvement antifasciste qui puisse réellement relever ce défi plutôt que de s'effondrer avec les flux et reflux de l'opposition ?
Pour identifier les prochaines étapes, il faut jeter un regard critique sur ce qui a été gagné et perdu au cours des dernières années, et écouter celleux qui sont sur le terrain pour savoir ce qu'il faut changer pour éliminer définitivement la menace du fascisme.
L'antifascisme doit suivre le rythme
Une partie de la pensée de gauche conventionnelle aux États-Unis a attribué la montée de l'extrême droite à Donald Trump, mais cela ne tient pas compte du contexte international et de la manière dont les mouvements sociaux fonctionnent réellement. On assiste à un retour du nationalisme et du populisme sur la scène mondiale, la montée de l'extrême droite ne peut être reléguée aux troupes d'un seul homme fort ou d'un seul parti. L'extrême droite américaine n'est pas contrôlée par une seule organisation. Au contraire, dans la plupart des innombrables rassemblements d'extrême droite qui ont été organisés à l'approche des élections présidentielles de 2020, ce sont en fait des individus non alignés qui constituaient la majorité des foules.
Lorsque Trump n'a pas été réélu, il n'y avait aucune raison de croire que cette tendance s'inverserait et, en fait, elle pourrait même s'aggraver. Un schéma récurrent existe avec les mouvements d'extrême droite : après une période de croissance, leur déclin peut s'avérer encore plus meurtrier. L'année dernière a été marquée par une radicalisation massive de la droite américaine, les théories du complot ayant supplanté la réalité consensuelle, qu'il s'agisse d'élections "truquées" ou de vaccins "démoniaques". Pour l'extrême droite américaine, le conspirationnisme est un moteur central, une rupture avec la réalité qui détourne l'angoisse de la classe ouvrière de ses véritables causes pour la reporter sur les populations marginalisées, qu'il s'agisse de migrant·es, de juif·ves ou d'autres minorités racialisées.
Il n'y a aucune raison de croire que nous avons vu la fin de l'extrême droite : sa violence constitue un nouveau seuil et la crise qui l'a fait naître se poursuit. Les conséquences de la pandémie de COVID-19 se poursuivent alors que les nouveaux variants continuent d'émerger et de se répandre dans le monde et que les vaccins restent une denrée disponible essentiellement pour les seules nations riches. L'instabilité économique ne fait que s'aggraver et le désastre accéléré de l'effondrement climatique se manifeste alors que les sécheresses sont suivies d'ouragans et d'incendies de forêts. Les conditions nécessaires à la croissance et à l'épanouissement de l'extrême droite sont réunies, avec ou sans Trump. C'est pourquoi les antifascistes doivent suivre le rythme, rester vigilant·es et servir de système immunitaire à une nouvelle génération de mouvements sociaux qui tentent de lutter contre un système en faillite.
Une idée, une critique et une approche
L'antifascisme se distingue des autres mouvements sociaux car, bien que d'orientation radicale, il ne s'attaque qu'à l'extraordinaire. Nous pouvons définir l'antifascisme comme toute action organisée pour résister à l'extrême droite qui ne s'appuie pas sur des interventions légales ou étatiques, mais utilise plutôt ses propres stratégies communautaires, allant des tactiques de black blocs pour affronter les marches de nationalistes blanc·hes jusqu'aux carnavals de rue pour perturber les groupes d'étudiant·es d'extrême droite sur les campus et aux festivals de musique pour empêcher un lieu d'accueillir un conférencier fasciste. L'objectif ultime est de briser la chaîne de fonctionnement de l'extrême droite, et les tactiques qui soutiennent cette stratégie peuvent varier en fonction du contexte.
"L'antifascisme doit s'orienter vers la construction d'une base, être prêt à bâtir des institutions communautaires de double pouvoir alors que l'État capitaliste colonial devient de plus en plus incapable de répondre aux besoins humains ou de réagir aux crises environnementales en cascade", explique Michael Novick, organisateur qui a passé des décennies dans les mouvements sociaux, du Weather Underground au John Brown Anti-Klan Committee, en passant par l'Action antiraciste. "Nous devons renforcer la capacité des travailleur·euses et des populations opprimées/colonisées à survivre et à vaincre, afin de dissiper les peurs que les fascistes cherchent à exploiter pour construire leur base et accéder au pouvoir."
L'antifascisme est, comme son nom l'indique, une répudiation du fascisme, mais il ne se réduit pas à cela. L'antifascisme est une idée, une critique et une approche de questions conflictuelles qui lui sont propres : il existe au-delà d'une simple réponse à un fascisme parfaitement défini. Au contraire, il se confronte activement à une variété de mouvements d'extrême droite qui, eux-mêmes, évoluent dans un fascisme idéologiquement cohérent. Certains mouvements, comme ce que l'on appelle l'alt-right, sont combattus parce que leur nationalisme blanc est clairement articulé et donc menaçant. Dans le même temps, les antifascistes s'attaquent aux Proud Boys, non pas parce qu'ils parlent d'une seule voix de leurs idéaux fascistes, lorsqu'ils sont acculés, la plupart d'entre eux reproduisent des discours républicains banals, mais parce que leur violence fait d'eux une menace évidente pour l'autodéfense de la communauté antifasciste.
David Renton, un historien antifasciste reconnu ayant des décennies d'expérience en tant qu'organisateur au Royaume-Uni, admet que les limites ne sont pas toujours bien définies lorsqu'il s'agit de qualifier quelque chose de fasciste. Le "fasciste" que vous affrontez dans la rue "peut être d'extrême droite et se rapprocher du fascisme, ou d'extrême droite et s'éloigner du fascisme, et il y a des sujets et des situations assez flous", explique-t-il.
La période actuelle de renouveau de l'extrême droite américaine est particulièrement intense et soutenue. Malgré la perte du symbole que constitue la présidence Trump, il n'y a pas de raison de penser que le glissement vers les idées et les mouvements sociaux d'extrême-droite puisse bientôt ralentir. Les mouvements fascistes détournent l'angoisse des secteurs privilégiés de la classe ouvrière et transforment cette peur en une rage dirigée contre les communautés marginalisées plutôt que contre les détenteur·ices du pouvoir. Les facteurs qui alimentent la croissance du fascisme, tels que les inégalités et l'aliénation, sont structurels et ne disparaîtront pas de sitôt.
Alors que la suprématie blanche ancrée dans l'impérialisme et le colonialisme est douloureusement ordinaire, le fascisme doit être considéré comme extraordinaire : ils ont des fondements communs, mais les tactiques pour y faire face sont parfois différentes. La manière dont une communauté fait face à la violence policière n'est pas nécessairement la même que celle qu'elle adopterait face à la menace des groupes suprémacistes blancs, à moins que leurs membres ne se recoupent. Cela signifie que la collaboration entre les mouvements sociaux est la marque du succès dans l'opposition au fascisme dans toutes ses manifestations, une collaboration qui permet à chaque organisation ou projet de maintenir son orientation stratégique sur les questions immédiates, telles que la croissance de l'extrême droite, tout en s'aidant les un·es les autres dans le cadre d'objectifs plus larges, tels que le démantèlement du capitalisme racial.
Tout le monde peut être antifasciste
Les antifascistes ont beaucoup de choses à surmonter. La droite a toujours eu besoin d'un ennemi efficace autour duquel se rallier, généralement au mépris de la raison, de la logique et de la réalité. Les migrant·es, les communistes, les musulman·es et maintenant les antifas ont été des vecteurs de peur efficaces pour inciter leurs partisan·nes à l'allégeance, voire à la violence. L'image des Antifa créée par les médias américains de droite tels que Fox News ou Breitbart est en grande partie le fruit de la fabrication de ces médias, mais elle a créé une barrière importante avec certaines parties de l'opinion publique, en particulier les cols bleus, la Rust Belt et les communautés rurales.
Dans la panique qui a entouré certaines des crises de 2020, les théories du complot ont suscité des réactions violentes de la part des communautés rurales à travers le pays, car les gens pensaient que les militant·es antifa étaient responsables de tout, de la propagation du COVID-19 au déclenchement des feux de forêt. Dans les comtés ruraux de l'Oregon, où les incendies ont ravagé jusqu'à 12 % de la zone, des milices ont mis en place des "points de contrôle" pour arrêter ce qu'elles pensaient être des antifascistes qui allumaient les incendies. Cela a pu retarder l'arrivée des secours et la mise à l'abri des personnes en danger.
C'est le genre de confusion qui a des conséquences pour tout le monde, car elle neutralise les efforts d'entraide et transpose la peur frénétique que les incendies ont provoquée sur l'image publique de l'antifascisme, qui perd alors encore plus de soutien potentiel. En outre, ce sont ces mêmes communautés ouvrières qui, en temps de crise, sont sujettes à de graves manipulations lorsqu'elles ne se voient pas proposer une alternative émanant de la gauche.
"Il y a assurément un solide écosystème médiatique en place qui travaille contre nous lorsque nous essayons d'atteindre nos objectifs, qui fait du sensationnalisme et monte des images pour créer un récit qui ne correspond pas à la réalité", explique Larry (ce n'est pas son vrai nom), un des organisateur·ices de Rose City Antifa. « Je pense que l'une des manières pour notre groupe d'aborder ce problème est de fournir une documentation extrêmement détaillée et aussi précise que possible, et d'être aussi accessible que possible ».
Cela signifie qu'il doit y avoir un processus de réappropriation : reprendre l'image manufacturée de l'antifascisme et la remplacer par une réalité nuancée. Pour ce faire, nous devons être clair·es sur ce qu'est le fascisme et qui sont les fascistes ; qui représentent une menace pour les politiques et les mouvements progressistes ; et nous devons maintenir un niveau élevé de précision et de clarté dans la surveillance de l'extrême-droite. Cette fiabilité est essentielle pour démontrer que les actions antifascistes sont justifiées, que leurs opposant·es représentent en fait une menace pour la communauté et que l'antifascisme est un élément clé pour assurer la sécurité de nos communautés.
Une des raisons pour lesquelles de nombreuses communautés de la classe ouvrière se sont éloignées de la gauche est le scepticisme quant à la capacité de la gauche à apporter de réels changements dans ces communautés. C'est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit des retombées ou de l'efficacité supposées de la participation à des actions de masse, telles que les manifestations et les rassemblements dans les rues.
Il y a une différence entre le type d'action qu'implique la politique radicale et l'espoir lointain de l'électoralisme. En l'absence d'organisations civiques dans la plupart des communautés, peu de personnes sont convaincues que leur participation à un projet de changement social peut en fait avoir une importance directe. Les objectifs et les buts des actions de masse, ainsi que leur efficacité, doivent donc être communiqués publiquement.
"Nous devons former les gens, nous avons besoin d'une définition et d'une conceptualisation aussi communes que possible de ce qu'est le fascisme, et nous devons élargir l'espace culturel de ce qu'est l'antifascisme", déclare Kat Endgame de PopMob, qui a contribué à populariser le concept d'"antifascisme du quotidien" pour dire que tout le monde pouvait être un antifasciste actif à sa manière. Il s'agissait de faire tomber les barrières que les gens pouvaient ressentir en pensant que seules les confrontations les plus ouvertement militantes étaient utiles. "Nous devons nous mettre au service des gens, avoir un objectif fonctionnel et essayer de l'atteindre de la manière la plus belle possible. Si les messages que vous diffusez dans le monde ne trouvent pas d'écho, ce n'est pas parce que le public est en quelque sorte brisé, mais plutôt parce que le message lui-même n'est pas clair ou n'est pas utile pour le public", explique-t-elle.
L'un des défis de la communication au public des objectifs et des buts des mouvements radicaux est que les tactiques internes sont souvent confondues avec l'idéologie et l'intensité avec la stratégie. Cela peut créer une vision singulière axée sur une seule façon de s'organiser. Le travail engagé, par PopMob de Portland et d'autres, pour promouvoir une image différente de l'antifascisme est important pour cette raison, mais aussi parce que nous devons rester critiques envers nous-mêmes lorsque certaines tactiques n'ont plus le même poids qu'auparavant.
Prenons l'exemple du black bloc. Abner Hauge, qui dirige le projet de média antifasciste Left Coast Right Watch, est sceptique quant à l'utilité de cette tactique lorsqu'il s'agit d'affronter des fascistes en public. "J'ai constaté une politique élitiste et une fétichisation de la tactique qui, selon moi, n'est pas pertinente à long terme", explique-t-iel. "Je pense que les gens doivent reconnaître que les technologies de surveillance ont surpassé ce pour quoi les tactiques de bloc étaient initialement utiles et que d'autres tactiques sont nécessaires pour les compléter. Au lieu de cela, ce que je vois, c'est que les gens des blocs s'appuient davantage sur ces tactiques et se concentrent sur le contrôle des rares types de surveillance qu'iels peuvent contrer, c'est-à-dire les journalistes et les personnes qui diffusent ouvertement en direct, et moins sur l'utilisation réelle de leur nombre et de leurs corps pour combattre les fascistes dans la rue".
Alors qu'un certain nombre de groupes antifascistes sont en contact avec des médias, les considérant comme un moyen de diffuser le message, d'autres organisateur·ices autonomes considèrent que les médias, y compris les médias de gauche, les exposent à des risques juridiques lorsqu'iels mènent des actions antifascistes, ce qui s'est avéré vrai à de nombreuses reprises. Mais cette exclusion générale des médias finit par créer des perceptions publiques particulières, souvent contrôlées par des figures médiatiques de la droite qui ne sont pas soumises aux mêmes restrictions. La question n'est pas tant de savoir si les médias mettent le black bloc en danger, mais plutôt de savoir si les tactiques qui nécessitent une absence d'observation sont toujours le bon choix.
"Je pense que pour gagner, l'antifascisme doit imprégner la vie quotidienne. Regardez à quel point les fascistes et autres conspirationnistes de droite ont perturbé la vie quotidienne et s'y sont installé·es dans le prolongement de la pandémie", explique Hauge, en faisant référence à la politisation des mesures de santé publique telles que le port de masques et l'obligation vaccinale. "Je pense que l'antifascisme a besoin de contrepoids sophistiqués non seulement à la désinformation de droite, mais aussi à la passivité libérale, et que nous devons nous concentrer sur la création de nos propres plateformes autant si ce n’est plus que sur la déplatformisation des fascistes".
Cette passivité libérale, l'idée que les politiques progressistes pourraient améliorer le monde par le biais éléctoral, a été quelque peu mise à mal au cours des années Trump, même si son arrivée au pouvoir a pu être considérée come une « exception » par une partie du centre-gauche. Mais plutôt que d'écarter purement et simplement les libérale·aux, il est utile d'aider à créer un espace où iels peuvent faire partie de mouvements plus larges et se déplacer plus à gauche dans leur propre spectre idéologique. Cela permet de réunir d’autres éléments stratégiques : la formation du public, une variété d'événements et l'inclusion d'un éventail de groupes différents afin que la distance entre la gauche radicale et le centre-gauche puisse être comblée. Il ne s'agit pas de laisser les objections libérales éroder les stratégies radicales, mais de trouver un moyen d'atteindre des pans plus larges de la population pour les amener à s'organiser selon l'idée que notre force réside dans notre nombre.
Bâtir une infrastructure de soins
En pratique, l'antifascisme est une question de résistance, mais son succès dépend de bien plus que de réponses singulières au fascisme. Au contraire, un projet antifasciste qui s'inscrit dans une vision plus large le fait en collaboration avec tous les éléments de la vie sociale enchevêtrés dans la lutte : les héritages du colonialisme, la justice en matière de logement et de travail, la lutte contre les violences policières et la façon dont le fascisme détourne nos désirs impulsifs de libération.
Le fascisme est une fausse solution à un vrai problème, l'idée que l'on peut construire une interconnexion en agrégeant les privilèges raciaux, de genre ou autres en une force endurcie d'exclusion violente. Selon Michael Novick, l'organisation antifasciste devrait être basée sur ce pour quoi nous sommes, et non sur ce à quoi nous nous opposons : "L'antifascisme doit se considérer et fonctionner comme une composante d'un mouvement général pro-libération, pro-solidarité pour une transformation sociale, politique et économique révolutionnaire ; un mouvement proactif, plutôt que réactif, et affirmatif, plutôt que négatif".
Cela signifie également qu'il faut s'attaquer au cœur de la raison pour laquelle de nombreuses personnes ne participent pas aux actions antifascistes ou à toute organisation volontaire : parce qu'elles n'en ont tout simplement pas la capacité. Pour que les masses puissent participer à des formes d'organisation antagonistes, elles doivent être en mesure de satisfaire leurs besoins fondamentaux, et pas seulement de survivre. L'entraide joue un rôle clé à cet égard ; c'est ce qui nous permet de survivre à des crises qui s'accélèrent tout en plantant la graine d'un nouveau type de relation sociale sur laquelle les groupes antifascistes peuvent s'appuyer pour soutenir les activistes.
Au cours de ces longs mois de manifestations contre les violences policières et l'extrême droite à Portland en 2020, des groupes d'entraide, dont beaucoup se sont formés pour apporter le soutien nécessaire pendant la pandémie de COVID-19, sont devenus actifs dans la lutte. Des médecins de rue qualifié·es ont soigné les blessé·es, d'autres ont apporté de la nourriture et de l'eau, ont fait des trajets, ont fait sortir des gens de prison, ou toute autre chose qui a permis aux actions de masse de fonctionner, et de se prolonger aussi longtemps qu'elles l'ont fait.
S'engager dans l'entraide nous rappelle ce que l'on ressent lorsqu'on déploie de la protection et des soins, rappelle Kelly Hayes, organisatrice abolitionniste à Chicago : "L'entraide nous offre l'opportunité de nous reconnecter au niveau humain le plus élémentaire avec nos compagne·ons de lutte potentiel·les dans un combat contre le fascisme. Les soins communautaires créent de nouveaux liens de solidarité et nous rappellent que nous devons prendre soin les un·es des autres et nous protéger mutuellement".
"C'est ainsi que nous luttons contre la normalisation de la mort de masse, en défiant l'individualisme et en dépassant les clivages idéologiques qui nous séparent pour prodiguer des soins et construire des choses ensemble", ajoute Hayes. "Nous ne pouvons pas gagner sans prendre soin les un·es des autres, et iels ne peuvent pas gagner sans nous priver de notre empathie et de notre volonté de nous protéger et de prendre soin les un·es des autres".
Une structure de soins continue est essentielle pour tous les types d'organisation, car c'est ce qui est nécessaire pour permettre aux communautés et aux sociétés de s'épanouir en général. On ne peut pas demander à quelqu'un·e qui a trois emplois pour payer ses besoins de base de passer son temps à assister à de multiples réunions basées sur le consensus, et encore moins d'engager le type d'investissements personnels qu'exigent de nombreux projets radicaux. Même au niveau le plus individuel, le travail d'entraide est nécessaire pour construire l'infrastructure des actions de masse : fournir des soins médicaux dans le cadre des manifestations, de la nourriture et de l'eau, des transports si nécessaire, un soutien judiciaire et tout le reste. Mais cela apporte également un autre élément : celui d'une alternative fondamentale à la chaîne d'approvisionnement défaillante des ressources dont nous dépendons, qui est construite sur des industries extractives, des lieux de travail hyper-exploitants et des méthodes de production et d'expédition non durables. Au lieu de cela, l'entraide est une infrastructure de soins, et donc dépendre d'elle a le double objectif de survivre dans le moment présent et de repenser la société à long terme.
Pour ce faire, il est nécessaire de créer des coalitions de manière intentionnelle et d'établir une relation réciproque entre les groupes dont la fonction première est la défense de la communauté antifasciste et les autres groupes qui soutiennent ces objectifs mais qui sont principalement actifs sur d'autres terrains. "Il faut également tendre la main et développer des relations avec des organisations et des groupes qui ne mentionnent pas forcément le combat antifasciste dans leurs objectifs : groupes confessionnels, groupes syndicaux, etc.", explique Larry de Rose City Antifa, ajoutant qu'"il est également important d'être aussi accueillant que possible avec les gens lors de l'organisation des événements".
À Portland, une partie de l'innovation de PopMob a consisté à créer un espace communautaire qui avait une valeur non seulement en tant que mesure défensive contre l'extrême droite, mais aussi en tant que mécanisme de construction de la communauté elle-même. PopMob a organisé un carnaval local avec des orateur·ices, des costumes et de la musique, en s'inspirant des événements organisés par l'Anti-Nazi League pour contrer le National Front en Grande-Bretagne dans les années 1970. L'événement a rassemblé les gens dans un esprit joyeux, ce qui a permis de tisser des liens plus solides au sein de la communauté pour que l'antifascisme soit efficace le moment venu. Il s'agit essentiellement de réduire les obstacles et de permettre différents types de participation.
D'autres moyens d'y parvenir sont l'organisation de festivals de musique et de cinéma, de conférences éducatives et de collectes de denrées alimentaires axées sur la "construction d'une base", c'est-à-dire l'établissement d'une présence dans des communautés qui pourraient autrement être infiltrées par la droite. "C'est un type d'activisme plus lent mais non moins important", ajoute David Renton.
Cette approche est essentielle pour créer une force à long terme, car sans un attrait plus large et la capacité de communiquer à une échelle de masse, les organisations antifascistes ne peuvent pas atteindre une participation de masse suffisante pour être réellement efficaces le moment venu.
Daryle Lamont Jenkins, du One People's Project, partage cet avis : "Nous devons commencer à produire des choses bénéfiques pour la communauté, au-delà du simple rempart contre [l'extrême droite] ... nous devons être en mesure d'organiser davantage d'événements communautaires, comme des collectes de nourriture et des choses de ce genre. Nous devons être partie prenante des communautés qui nous tiennent à cœur et au sein desquelles nous nous battons."
Ceci est aussi lié à l'entraide, puisqu'aucun de ces projets - de l'organisation d'événements culturels à la création de coalitions entre différents groupes - ne fonctionne de manière isolée et qu'ils s'appuient les uns sur les autres pour construire un mouvement plus large dans la lutte pour notre libération collective. L'antifascisme, dans ses formes militantes et "quotidiennes", est un élément de cette lutte, un parmi d'autres, et lorsque chacun de ces éléments commence à travailler en confédération concertée, vous avez les prémices de la fondation d'une société totalement nouvelle, qui apporte des changements positifs - ressources, infrastructure de défense, pression collective et plus encore - et le point de départ d'un changement révolutionnaire.
Ce point est crucial si nous voulons que nos communautés soient en mesure de faire face aux inégalités croissantes renforcées au cours de la pandémie et de faire en sorte que les luttes intersectionnelles, y compris l'antifascisme, soient pertinentes par rapport à leurs expériences vécues. Sans cela, il ne s'agit que d'une posture idéologique sans poids ni conséquence.
Construire un monde où le fascisme appartient au passé
Tout comme la droite s'est radicalisée au cours de la dernière décennie, le reste de la population s'est également radicalisé. Les actions de masse de 2020, en particulier, ont normalisé les activités de protestation, y compris les manifestations militantes et les occupations, pour une grande masse de millennials et de la génération Z, ce qui signifie que la communauté de partisan·nes activistes qui les entoure est plus efficace, plus souple et plus accessible qu'auparavant.
"La principale chose dont le mouvement a besoin, c'est d'un sens de l'unité et d'un engagement en faveur de l'organisation de masse", déclare un membre de Corvallis Antifa. "De nombreux [groupes antifascistes] délaissent la mobilisation de masse et la construction de larges réseaux de défense de la communauté au profit d'actions militantes à petite échelle. Nos ennemi·es se regroupent et créent de larges coalitions. Nous devons faire de même avec les groupes de toute la gauche radicale".
L'antidote au fascisme dans toutes ses manifestations est la construction de communautés, centrées sur un large éventail de voix et considérant cette pluralité comme une force. Cela peut - et doit - impliquer des fédérations organisationnelles entières et des domaines eux-mêmes, y compris des centrales de gauche émergentes comme les Socialistes Démocrates d'Amérique ou des bastions radicaux établis comme l'IWW. Mais cela ne doit pas se limiter à ces groupes, et les antifascistes doivent aller au-delà du cercle de la gauche radicale pour trouver de nouveaux compagne·ons de lutte, tout en prenant appui sur les ailes gauche des organisations qui les soutiennent pour aider à radicaliser la masse des nouvelle·aux participant·es.
L'extrême-droite est en train de muter et de changer, c'est pourquoi le fait de se concentrer uniquement sur un ensemble spécifique de tactiques sape l'efficacité de notre lutte collective. Ceci place l'antifascisme dans le champ plus large de la politique transformatrice, qui va au-delà de la défense de la communauté pour s'intéresser aux conditions socio-économiques qui donnent naissance au fascisme. Cela signifie que l'antifascisme doit s'étendre, remplir tous les espaces culturels et politiques, et devenir une approche commune des problèmes qui continueront à être une menace tant que les fondations instables de notre société continueront à s'effondrer.
Le défi pour les groupes et les organisateur·ices antifascistes est de construire la puissance nécessaire pour agir comme un bouclier constant à la fois pour les communautés marginalisées et pour la gauche organisée. Sans cela, il n'y a pas de voie visible vers le succès, mais seulement une infinité de misères potentielles.
Le passé doit jouer un rôle informatif dans la stratégie, mais ne doit pas l'entraver. La preuve des tactiques réside dans leur effet, et non dans la possibilité pour des militant·es de revivre leurs victoires passées. L'implication de l'ensemble de la communauté offre de nouvelles possibilités, non seulement pour se défendre contre les assauts, mais aussi pour construire les liens nécessaires pour faire advenir un monde où le fascisme appartiendra au passé.
Publication originale (15/12/2021) :
Roar magazine
· Cet article fait partie de notre dossier Fascisation du 12 mars 2023 ·