Vous détestez le fascisme ? Alors ne soyez pas un·e suprémaciste sanitaire | Maarten Steenhagen
La suprématie sanitaire ne veut pas votre attention. Elle veut votre inaction. Ne lui donnez pas ce qu'elle veut.
Maarten Steenhagen est chercheur au département de philosophie de l'université d'Uppsala. Sur son blog, il écrit des articles sur “l'esthétique, la psychologie et l'état déplorable du monde”.
Ceux qui ne sont pas fidèles aux principes
s'exposent au mal, à ce que le mal leur soit fait
ou à faire le mal eux-mêmes
- Pramoedya Ananta Toer
Le suprémacisme sanitaire est une idéologie. La pensée suprémaciste commence toujours par une division imaginaire du monde en personnes supposées "supérieures" et "inférieures". Le suprémacisme sanitaire est l'idée qu'une personne considérée comme "saine" est supérieure à une personne dont la santé est altérée d'une manière ou d'une autre ; toute forme de maladie perçue ou d'altération présumée de la santé fait de vous une personne catégoriquement "inférieure". Selon le suprémacisme sanitaire, les personnes en bonne santé ont le privilège naturel de dominer les autres dans la société.
Au cœur du suprémacisme sanitaire se trouve un fantasme : celui de l'existence d'une personne "naturellement saine" qui n'est pas et ne peut pas être gravement malade ou handicapée. Il s'agit d'un fantasme, car ce n'est tout simplement pas vrai. La santé est l'un des faits les plus contingents concernant les êtres humains. Chacun·e d'entre nous est toujours à une infection ou un accident près d'une maladie ou un handicap.
Dire que toute santé est fragile ne revient pas à nier l'existence d'inégalités structurelles dans les problèmes de santé : si vous n'avez pas les moyens de vous nourrir, ou si vous vivez dans une zone où la pollution atmosphérique est importante, cela aura forcément un impact sur votre santé. Les inégalités structurelles entraînant des situations sanitaires différentes sont précisément une raison de ne pas essentialiser l'état de santé. Pourtant, l'essentialisme en matière de santé est précisément ce qu'exige la suprématie sanitaire. C'est le fantasme structurant de la suprématie sanitaire. Et les tenant·es de cette suprématie sanitaire font tout ce qu'iels peuvent pour soutenir activement et réaliser ce fantasme.
Le stratagème consiste à imaginer que la santé révèle quelque chose de profond et d'essentiel sur une personne. Au lieu de reconnaître que la santé et la maladie peuvent techniquement frapper n'importe qui, le suprémacisme sanitaire imagine que la bonne santé est un trait inhérent et naturel de certaines personnes (mais pas d'autres). L'état de santé autoproclamé commence à faire partie de l'identité individuelle. Cette conception de la santé comme une caractéristique essentielle de certaines personnes (mais pas d'autres) jette les bases d'une vision du monde dans laquelle un groupe spécifique - celleux qui se disent "naturellement en bonne santé" - est naturellement supérieur aux autres.
Comment le suprémacisme sanitaire a-t-il pris de l'ampleur pendant la pandémie ?
Tout comme d'autres idéologies suprémacistes, le suprémacisme sanitaire a une longue et sinistre histoire. Au cours des deux dernières années, nous avons vu le suprémacisme sanitaire s'emparer de l'opinion publique comme il ne l'avait pas fait depuis longtemps. L'idéologie du suprémacisme sanitaire est maintenant devenue courante et semble inconsciemment adoptée même par celleux qui se disent opposé·es à la pensée suprémaciste. Il s'agit d'une évolution dangereuse à laquelle il faut résister et qu'il faut inverser.
Le suprémacisme sanitaire a été stimulé par la pandémie. Rappelons que, dès le début de la pandémie, la conception publique du Covid-19 a été modelée de manière à établir une division entre des personnes prétendument "supérieures" et des personnes "inférieures". La maladie a été présentée comme un problème réservé aux "vulnérables", c'est-à-dire aux personnes âgées dont le système immunitaire était plus faible, ou aux personnes souffrant de "pathologies associées" ou de "comorbidités". Le Covid-19 est de plus en plus souvent présenté comme une maladie qui n'affecte que celleux qui sont déjà (dans la terminologie du suprémacisme sanitaire) "endommagé·es" ; comme une affection qui n'entraîne une véritable maladie que chez celleux qui sont déjà, d'une manière ou d'une autre, prédisposé·es à tomber malades. "Si ce virus ne les avait pas atteint·es", ont commencé à dire des ami·es autour de moi, "quelque chose d'autre l'aurait fait". Ou encore : "Je ne suis pas inquiet·e, j'ai une constitution naturellement forte".
Je ne sais pas comment ce récit est devenu si populaire, même parmi celleux qui auraient dû être mieux informé·es - des personnes qui, sur d'autres fronts, s'élèvent contre le fascisme, la discrimination, l'exclusion, ou qui prétendent lutter pour la justice sociale et l'inclusion. Mais il est devenu populaire.
En réalité, le virus SRAS-CoV-2 a touché tous les groupes démographiques (mais bien sûr pas de manière égale). Tout au long de la pandémie, les médecins n'ont cessé de souligner que tout le monde est à risque. Et pourtant, nombreux·ses sont celleux qui continuent de répéter la fiction selon laquelle le SRAS-CoV-2 en tant que tel serait un virus bénin ; que le Covid-19 serait une maladie bénigne qu'un "organisme naturellement sain" devrait facilement pouvoir éliminer. Oui, un suprémaciste sanitaire pourrait admettre que certaines personnes tombent gravement malades à cause du virus. Mais celleux qui tombent vraiment malades devaient déjà être quelque peu différent·es de toute façon. Le tour rhétorique essentialiste typique.
Les récits des suprémacistes sanitaires se sont renforcés à chaque vague de la pandémie. Aujourd'hui, la représentation publique de la société est presque divisée en deux : d'un côté, les personnes présumées supérieures et "saines", de l'autre, les personnes jugées inférieures et "vulnérables". Plus cette division et cette façon de présenter la pandémie prennent de l'importance, moins elle laisse des membres de la société intacts. Elle met la pression sur chacun pour répondre à la question : À quel groupe j’appartiens ?
Comment se manifeste le suprémacisme sanitaire ?
La pensée suprémaciste sanitaire imprègne l'opinion publique, même si nous n'en sommes pas toujours conscient·es. Pour être clair, elle était déjà présente avant la pandémie. L'exemple le plus évident en est le validisme quotidien largement répandu - la discrimination dans la société qui favorise les personnes valides - et la tendance à l'eugénisme (nous y reviendrons). Cependant, avec la pandémie, cette pensée suprémaciste paraît avoir fait un bond en avant. Dans des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la Suède, elle semble être largement devenue une norme dans les politiques de santé publique et se heurte à une résistance terriblement faible.
Si vous voulez voir le suprémacisme sanitaire à l'œuvre dans les attitudes à l'égard de la pandémie, il peut être utile de faire la distinction entre sa manifestation ouverte et ses formes d'existence cachées.
Le suprémacisme sanitaire manifeste est difficile à ignorer, précisément parce qu'il est généralement fort et visible. Il est consciemment spectaculaire et symbolique, et fait généralement équipe de manière tangible avec d'autres idéologies d'extrême-droite. À cet égard, le reportage d'Emily Gorcenski en 2017 sur le rassemblement "unite the right" à Charlottesville était prémonitoire : les militant·es d'extrême-droite parviennent de plus en plus à se rassembler pour amplifier leurs messages. À l'été 2020, à Trafalgar Square, à Londres, le météorologue et antivax Piers Corbyn a pris la tête d'une manifestation anti-masque considérable. L'événement avait pour but d'attirer l'attention. Le sociologue Phil Burton-Cartledge décrit comment cette manifestation a attiré un éventail de militant·es de droite, notamment de la British Union of Fascists, des climatonégationnistes et, des adeptes de QAnon. Un rassemblement similaire a eu lieu en avril 2022 à Los Angeles, où les militant·es portaient des pancartes alléguant que les vaccins sont dangereux et promouvant la "liberté médicale". Le journaliste de Rolling Stone Eric Levai a décrit ce qu'il y a vu comme "un téléthon fasciste habilement emballé avec des alertes inquiétantes sur ce qui nous attend". Un an plus tôt, dans la même ville, un groupe de néofascistes, les "Proud Boys", a violemment tenté de "démasquer" des personnes dans une démonstration publique et tapageuse de sentiments suprémacistes. Il s'agit là de démonstrations manifestes et symboliques du suprémacisme sanitaire : iels protestent et s'opposent violemment aux mesures préventions des infections dont (selon le point de vue suprémaciste) les personnes supposées "supérieures" et "naturellement saines" n'ont pas besoin et que les personnes supposées "inférieures" ne mériteraient pas. (Il va sans dire qu'il s'agit d'une doctrine dangereuse et écœurante. La seule raison pour laquelle je la décris ici est de faciliter la compréhension et la reconnaissance de ce qui se passe, afin de pouvoir la contrer).
Que pouvons-nous faire contre le suprémacisme sanitaire ?
Le fascisme est une doctrine politique violente, toujours destructrice et souvent mortelle, qui peut et doit être combattue. Le suprémacisme sanitaire est une idéologie fasciste, il peut et doit donc être combattu. Sa montée en puissance nous portera préjudice à tous·tes. Mais contrer cette forme de fascisme est plus facile à dire qu'à faire. Parce que la pensée suprémaciste sanitaire a imprégné une grande partie de la vie quotidienne et de l'opinion publique, la lutte contre elle impliquera pour beaucoup de changer leur façon de faire les choses et leurs attentes. Mais il est grand temps d'affronter cette réalité.
Dans son livre How to Stop Fascism, le journaliste Paul Mason affirme que pour combattre le fascisme, nous devons commencer par mettre en lumière son idéologie et ses mythes. Décrire comment ces mythes fascistes fonctionnent. Les percer à jour. Les mouvements fascistes, écrit Mason, sont animés par la conviction qu'"un groupe censé être subordonné pourrait être sur le point d'atteindre la liberté et l'égalité" (p. 17). Cela fait partie de la mythologie fasciste, et c'est finalement cette peur de l'autre qui alimente leur violence. Transposons cela au suprémacisme sanitaire. Pour les tenant·es de la suprématie sanitaire, la liberté et l'égalité sont sur le point d'être atteintes par celleux dont le corps, l'état de santé et le comportement ne sont pas conformes ou ne se soumettent pas à l'idéal suprémaciste du "corps naturellement sain", mais qui peuvent vivre quand même (et bien vivre) si les mesures, les équipements (de santé) et le soutien appropriés sont mis en place dans toute la société, sur le lieu de travail, dans les groupes de voisinage et dans les amitiés. La peur de voir des personnes prétendument "inférieures" - toute personne qui ne se conforme pas au fantasme du corps "naturellement sain" - vivre bien et même s'épanouir, alimente la violence des suprémacistes de la santé.
Le fascisme doit être endigué partout où il se manifeste. Tout comme nous devrions faire preuve d'une intolérance radicale à l'égard de l'idéologie suprémaciste blanche ou masculine, les antifascistes devraient regrouper leurs énergies pour s'opposer à la pensée et aux débordements du suprémacisme sanitaire.
Êtes-vous opposé·e à la pensée fasciste et suprémaciste ? J'espère que oui. Mais alors, vérifiez si, au cours des derniers mois, peut-être sous la pression des médias en ligne, des réseaux sociaux, de vos connaissances ou de votre famille, vous n'avez pas fait des commentaires ou montré un comportement ayant des relents de suprématie sanitaire. Tout d'abord, reconnaissez dans quelle mesure vous avez déjà été entouré d'idées suprémacistes sanitaires. Étant donné que ces idées sont à peu près partout de nos jours, presque tout le monde y a été confronté.
Ensuite, pouvez-vous identifier comment vous pourriez actuellement véhiculer ces idées ? En faites-vous tacitement la publicité ? Haussez-vous les épaules lorsque quelqu'un·e ne peut accéder à la réunion que vous avez organisée en raison de son état de santé ? Avez-vous cessé de contacter un·e ami·e après qu'iel soit devenu·e malade chronique ? Avez-vous cessé d'être à ses côtés à cause de cette maladie ? Rejetez-vous les demandes d'aménagement pour tenir compte des personnes malades ou handicapées ? Faites-vous pression sur un·e collègue pour qu'iel se retrouve dans un espace aérien partagé, même s'iel a dit qu'iel ne préférait pas ? Est-ce que votre visage est nu même lorsque les gens autour de vous portent un masque ?
Arrêtez de faire ça. Arrêtez, même si c'est inconfortable. Lorsque vous voyez d'autres personnes autour de vous agir de la sorte, faites-leur remarquer ce qu'elles font. Agissez pour changer ces schémas comportementaux. Nous devons dénoncer les formes discrètes de suprémacisme sanitaire comme les murmures fascistes qu'elles sont.
Pour reprendre une phrase de Gorcenski, la suprématie sanitaire ne veut pas votre attention. Elle veut votre inaction. Ne lui donnez pas ce qu'elle veut.
Publication originale (10/052022) :
https://msteenhagen.medium.com/