Un cas d'école de génocide | Raz Segal
Ainsi, la campagne génocidaire d'Israël sur Gaza est tout à fait explicite, transparente et décompléxée.
Raz Segal est un historien israélien et professeur d'études sur l'Holocauste et les génocides à l'université de Stockton et titulaire d'une chaire d'études sur les génocides modernes.
· Note de Cabrioles : Nous aurions aimé ces denières semaines trouver les forces nécessaires pour visibiliser la situation palestinienne tout en réalisant un dossier sur la pandémie dans le contexte colonial palestinien.
Nous aurions sûrement traduit des articles de The Pandemic and Palestine, le numéro du Journal of Palestine Studies de 2020 dédié à la pandémie. Peut-être des extraits de l’interview que sa coordinatrice Danya Qato avait donné à nos camarades de Death Panel. Fouiller dans les articles de Nadia Naser-Najjab qui a donné une conférence The Darkest Side of Covid-19 in Palestine et publiera en 2024 un livre intitulé Covid-19 in Palestine, The Settler Colonial Context. Enfin nous vous aurions invité à relire l’interview de Danya Cato traduite en 2020 dans À l’encontre et cet article d’ACTA paru en avril 2020 : Le peuple palestinien entre pandémie, harcèlement colonial et autodéfense sanitaire.
Mais ces forces nous font pour le moment défaut. Pour autant nous ne pouvons nous taire sur ce qui se passe au Moyen Orient ces dernières semaines. Notre voix est faible, mais dans ces moments d’effondrement général il semblerait que chaque voix compte. La pandémie de Covid-19 nous a mis face à deux phénomènes majeurs : la production industrielle de l’insensibilisation à la mort de masse et la complaisance abyssale de la gauche avec l’antisémitisme.
Le premier a de multiples racines dont les principales sont le colonialisme et le racisme meurtrier qui structurent le capitalisme racial et ses ressorts eugénistes. Racisme, validisme et eugénisme sont historiquement inextricables. Les plus de 300 morts par jour de novembre 2020 à avril 2021, et les dizaines de milliers qui ont précédées et suivies, ont pu être d’autant plus facilement acceptées et oubliées qu’elles touchaient d’abord les classes populaires racisées, et que depuis des années nous avions été habitué·es au décompte des morts dans la méditerranée de personnes en exil. En les déshumanisant, en en faisant un rebut.
Le second phénomène, l’antisémitisme au sein de la gauche, nourrit les rapprochements et dangers les plus corrosifs à force d’être nié par celle-ci. Nous avons vu de larges pans de la gauche et des mouvements révolutionnaires défilés aux côté d’antisémites assumés, prendre leur défense, relativiser le génocide des Juifves d’Europe. Nous avons vu nombres de camarades se rapprocher de formations fascisantes en suivant cette voie. À travers l’antisémitisme la déshumanisation des Juifves opère en en faisant non un rebut mais un groupe prétendument homogène qui détiendrait le pouvoir, suscitant des affects de haine d’autant plus féroces.
Ces deux phénomènes ont explosé ces dernières semaines. À l’animalisation des palestinien·nes en vue de leur nettoyage ethnique est venue répondre la culpabisation par association de toute la population israélienne, si ce n’est de tous les Juifves de la terre, aux massacres perpétués par le gouvernement d’extrême-droite de l’État d’Israël et les forces capitaliste occidentales.
La projet de colonisation de la Palestine est né des menées impérialistes de l’occident capitaliste et de l’antisémitisme meurtrier de l’Europe. Ils ne pourront être affrontés séparément. Les forces fascisantes internationales qui prétendent désormais sauver le capitalisme des désastres qu’il a produit par un nationalisme et un suprémacisme débridé, se nourrissent de l’intensification de tous les racismes - islamophobie, antisémitisme, négrophobie, antitsiganisme, sinophobie…- en vue de capturer les colères et de désigner comme surplus sacrifiables des parts de plus en plus larges de la population.
En France l'extrême-droite joue habilement de l’islamophobie et de l’antisémitisme structurels, présents jusque dans les rangs de la gauche radical, en potentialisant leurs effets par un jeu de miroirs explosif.
Face à cela il nous faut un front uni qui refuse la déshumanisations des morts et des otages israelien·nes tout en attaquant le système colonial qui domine et massacrent les palestinien·nes. Il nous faudra également comprendre l’instrumentalisation historique des Juifves et de l’antisémitisme par l’impérialisme occidental dans la mise en place de ce système.
Nous n’avons pas trouvé les forces pour faire ce dossier. Nous republions donc ce texte important de l’historien israélien Raz Segal paru il y a maintenant deux semaines dans la revue Jewish Current. Deux semaines qui semblent aujourd’hui une éternité. Il nous faut nous organiser pour combattre de front la montée incendiaire de l’antisémitisme et de l’islamophobie. Et faire entendre haut et fort :
Un génocide est en cours en Palestine.
Tout doit être fait pour y mettre un terme.
Vendredi 13 octobre, Israël a ordonné à la population assiégée dans la moitié nord de la bande de Gaza d'évacuer vers le sud, avertissant qu'il intensifierait bientôt son attaque sur la partie supérieure de la bande. Cet ordre a laissé plus d'un million de personnes, dont la moitié sont des enfants, tentant frénétiquement de fuir au milieu des frappes aériennes incessantes, dans une enclave fortifiée où aucune destination n'est sûre. Comme l'a écrit aujourd'hui la journaliste palestinienne Ruwaida Kamal Amer depuis Gaza, "les réfugié·es du nord arrivent déjà à Khan Younis, où les missiles ne s'arrêtent jamais et où nous manquons de nourriture, d'eau et d'électricité". L’ONU a averti que la fuite des habitant·es du nord de la bande de Gaza vers le sud aurait des "conséquences humanitaires dévastatrices" et "transformerait ce qui est déjà une tragédie en une situation désastreuse". Au cours de la semaine dernière, les violences israéliennes contre Gaza ont tué plus de 1 800 Palestinien·nes, en ont blessé des milliers et en ont déplacé plus de 400 000 à l'intérieur de la bande de Gaza. Pourtant, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a promis aujourd'hui que ce que nous avons vu n'était "que le début".
Cette campagne israélienne qui à déplacer les habitant·es de Gaza, voire à les expulser purement et simplement vers l'Égypte, est un nouveau chapitre de la Nakba, au cours de laquelle quelque 750 000 Palestinien·nes ont été chassé·es de leurs maisons pendant la guerre de 1948 qui a conduit à la création de l'État d'Israël. Mais cet assaut sur Gaza peut également être compris autrement : comme un cas d'école de génocide se déroulant sous nos yeux. Je dis cela en tant que spécialiste des génocides, qui a passé de nombreuses années à écrire sur la violence de masse d'Israël contre les Palestinien·nes. J'ai écrit sur le colonialisme de peuplement et le suprémacisme juif en Israël, sur la déformation de l'Holocauste pour stimuler l'industrie israélienne de l'armement, sur l'instrumentalisation des accusations d'antisémitisme pour justifier la violence israélienne contre les Palestinien·nes, et sur le régime raciste de l'apartheid israélien. Aujourd'hui, après l'attaque du Hamas samedi et le meurtre de masse de plus de 1 000 civil·es israélien·nes, le pire du pire est en train de se produire.
Selon le droit international, le crime de génocide est défini par "l'intention de détruire, totalement ou partiellement, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel", comme l'indique la Convention des Nations unies pour la prévention et la répression du crime de génocide de décembre 1948. Dans son attaque meurtrière contre Gaza, Israël a proclamé haut et fort cette intention. Le ministre israélien de la défense, Yoav Gallant, l'a déclaré clairement le 9 octobre : "Nous imposons un siège complet sur Gaza. Pas d'électricité, pas de nourriture, pas d'eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence". Les dirigeants occidentaux ont renforcé cette rhétorique raciste en décrivant le meurtre massif de civil·es israélien·nes par le Hamas, un crime de guerre au regard du droit international qui a provoqué à juste titre l'horreur et le choc en Israël et dans le monde entier, comme "un acte purement diabolique", selon les termes du président américain Joe Biden, ou comme une action reflétant un "mal ancien", selon la terminologie de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen. Ce langage déshumanisant est clairement calculé pour justifier la destruction à grande échelle de vies palestiniennes ; l'affirmation du "mal", dans son absolutisme, élude les distinctions entre les militants du Hamas et les civil·es de Gaza, et occulte le contexte plus large de la colonisation et de l'occupation.
La Convention sur le Génocide de l'ONU énumère cinq actes qui entrent dans sa définition. Israël en commet actuellement trois à Gaza : "1. Tuer les membres d'un groupe. 2. Causer des atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale des membres du groupe. 3. Soumettre délibérément le groupe à des conditions de vie calculées pour entraîner sa destruction physique totale ou partielle". L'armée de l'air israélienne, selon ses propres rapports, a jusqu'à présent largué plus de 6 000 bombes sur Gaza, qui est l'une des zones les plus densément peuplées au monde, presque autant de bombes que les États-Unis en ont largué sur l'ensemble de l'Afghanistan pendant les années les plus meurtrières de leur guerre dans ce pays. Human Rights Watch a confirmé que les armes utilisées incluent des bombes au phosphore, qui mettent le feu aux corps et aux bâtiments, créant des flammes qui ne s'éteignent pas au contact de l'eau. Cela montre clairement ce que Gallant entend par "agir en conséquence" : il ne s'agit pas de cibler des militants individuels du Hamas, comme le prétend Israël, mais de déchaîner une violence meurtrière contre les Palestinien·nes de Gaza "en tant que tel·les", pour reprendre les termes de la Convention sur le Génocide de l'ONU. Israël a également intensifié son siège de Gaza, qui dure depuis 16 ans, le plus long de l'histoire moderne, en violation flagrante du droit humanitaire international, pour en faire un "siège complet", selon les termes de Gallant. Cette tournure de phrase indique explicitement un plan pour amener le siège vers son objectif à terme, à savoir la destruction systématique des Palestinien·nes et de la société palestinienne à Gaza, en les tuant, en les affamant, en coupant leur approvisionnement en eau et en bombardant leurs hôpitaux.
Les dirigeants israéliens ne sont pas les seuls à tenir de tels propos. Une personne interrogée sur Channel 14, une chaîne pro-Netanyahou, a appelé Israël à "transformer Gaza en Dresde". Channel 12, la chaîne d'information la plus regardée d'Israël, a publié un reportage sur des Israélien·nes de gauche appelant à "danser sur ce qui était Gaza". Pendant ce temps, les verbes génocidaires, les appels à "effacer" et à "raser" Gaza, sont devenus omniprésents sur les réseaux sociaux israéliens. À Tel-Aviv, une banderole portant l'inscription "Zéro Gazaoui" a été vue suspendue à un pont.
Ainsi, la campagne génocidaire d'Israël sur Gaza est tout à fait explicite, transparente et décompléxée. Les auteurs de génocides expriment rarement leurs intentions aussi clairement, bien qu'il y ait des exceptions. Au début du XXe siècle, par exemple, les occupants coloniaux allemands ont perpétré un génocide en réponse à un soulèvement des populations indigènes Herero et Nama dans le sud-ouest de l'Afrique. En 1904, le général Lothar von Trotha, commandant militaire allemand, a émis un "ordre d'extermination", justifié par une "guerre raciale". En 1908, les autorités allemandes avaient assassiné 10 000 Nama et avaient atteint leur objectif déclaré de "détruire les Herero" en tuant 65 000 Herero, soit 80 % de la population. Les ordres donnés par Gallant le 9 octobre ne sont pas moins explicites. L'objectif d'Israël est de détruire les Palestinien·nes de Gaza. Et celleux d'entre nous qui l'observent partout dans le monde manquent à leurs responsabilités en ne l'empêchant pas de le faire.
Publication originale (13/10/2023) :
Jewish Currents