Retraditionnalisation, Conspirationnisme Covid et Antiféminisme
Depuis le début de la pandémie de Covid-19 en 2020, les théories du complot portant sur l'origine, l'existence et la diffusion du coronavirus se répandent dans le monde entier. Outre les tropes antisémites et racistes, des récits anti-féministes sont imbriqués dans ces théories du complot.
// À la faveur de la révocation de l’amendement garantissant le droit à l’avortement aux USA les réseaux conspiracistes français ont de nouveau démontré qu’ils sont, à l’instar de Réinfocovid, profondément enracinés dans l’extrème-droite la plus réactionnaire, en se joignant au choeur des diatribes anti-avortement. La pandémie de Covid a été pour eux l’occasion de développer, aux côté d’un antisémitisme débribé, des théories profondémément mysogines, homophobes, transphobes et antiféministes : le fameux Great Reset serait piloté par l’élite mondialiste juives et le lobby LGBTQ+, les vaccins seraient, au choix, un instrument de dépopulation ou un sérum pour nous faire devenir gay ou trans, tout le complot “sanitaro-sécuritaire” étant une étape du Grand Remplacement transhumaniste, ce qui pour eux signifie… transgenre. Ici comme ailleurs le refus de la solidarité et des mesures de prévention est le produit d’appel de dynamiques fascisantes. Voici deux articles datant respectivement de septembre 2020 et de juin 2022 et revenant sur les liens entre le conspirationnisme Covid et l’antiféminisme //
Retraditionnalisation, théories du complot du coronavirus et antiféminisme
par Rebekka Blum, sociologue et enseignante en sciences politiques, spécialisée dans l'antiféminisme et l'(extrême) droite. Elle est membre du réseau perspectives féministes et intervention contre l'(extrême) droite. Au printemps 2019, son livre "Angoisse pour la suprématie. Sur le sens et l'histoire de l'antiféminisme allemand" a été publié par marta press. Elle fait son doctorat à l'Université de Fribourg sur l'antiféminisme entre 1945 et 1990 en Allemagne de l'Ouest.
La pandémie mondiale de coronavirus a déclenché un certain nombre de scénarios de crise et démasque les rapports sociaux. Certains des phénomènes liés au coronavirus ont un impact sur les relations entre les genres, tandis que les protestations contre les mesures de prévention contre le coronavirus révèlent des liens idéologiques et personnels avec l'antiféminisme. Le texte qui suit résume mes premières impressions sur la manière dont les tendances antiféministes sont favorisées par la crise du coronavirus et sur les points d'intersection entre l'antiféminisme et les théories du complot liés au coronavirus.
L'antiféminisme se manifeste notamment par des mobilisations contre les revendications et les avancées féministes. Les stéréotypes hostiles et les idéaux antiféministes sont partagés par des personnes de tout le spectre politique et facilitent donc périodiquement des mobilisations collectives, comme l'opposition à la révision des programmes scolaires dans le Bade-Wurtemberg en 2014/15. En de nombreuses occasions, les antiféministes poursuivent l'objectif de revenir aux relations de genre d'un passé idéalisé. Ainsi, de nombreux antiféministes assignent les femmes à leur rôle potentiel de mère et se scnadalisent des avortements. Ils sont unis par l'idéal de la petite famille hétérosexuelle et par l'hostilité aux vagues du féminisme organisée.
Un tournant vers la retraditionnalisation
Suite au confinement partiel de l'Allemagne en mars et avril 2020 en raison de l'apparition de la pandémie de coronavirus, les emplois dans le domaine de la santé, désormais reconnus comme étant "systémiquement importants" et généralement exercés par des femmes, ont fait l'objet d'une attention et d'une reconnaissance accrues, bien que celles-ci soient souvent de nature purement symbolique. La fermeture parallèle des écoles et des garderies a laissé un vide dans l'offre de services de garde d'enfants. Bien que les hommes travaillaient souvent à domicile, ce sont les femmes qui se sont occupées des enfants, des soins et de la scolarité comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, ont porté un lourd fardeau et qui, parfois, ont mis leur emploi rémunéré en retrait. Les premières études étayent la tendance redoutée selon laquelle cette situation a conduit à une retraditionnalisation des relations genrées dans la sphère privée.
Certains antiféministes voient dans cette situation une occasion de renforcer les modèles familiaux traditionnels. La publiciste Birgit Kelle, par exemple, a publié sur le blog demofueralle un article intitulé "La mère remplaçable - un mythe fait une pause". Son blog présente exclusivement les femmes comme des êtres importants pour l'éducation d'un enfant. Après tout, elle ne mentionne pas les pères, lorsqu'elle écrit : "Des millions de familles se rendent compte aujourd'hui que, lorsque l'État cesse de remplir son rôle de nounou, c'est la famille et, surtout, la mère qui devient le point central du foyer".
En mars 2020, l'association Deutsche Sprache e. V. a également profité de la situation provoquée par le coronavirus pour faire valoir son programme antiféministe. Dans un cas précis, l'association a fait la promotion de son appel anti-féministe à s'opposer à la "folie du genre" en affirmant que les universités allemandes ne disposaient pas des fonds nécessaires pour mener des recherches sur le virus. Elle a imputé cet état de fait aux dépenses prétendument immenses affectées aux études de genre.
Recoupements idéologiques et personnels
Les rassemblements publics contre les mesures de lutte contre le coronavirus qui ont eu lieu depuis avril 2020 révèlent notamment l'existence de liens substantiels et personnels avec l'antiféminisme dans la mesure où théories du complot sur le coronavirus et la banalisation du coronavirus sont liés à une rhétorique antiféministe classique. L'ancienne présentatrice du journal télévisé du soir, Eva Herman, l'une des anti-féministes les plus en vue d'Allemagne et, aujourd'hui, publiciste active de droite, est l'une des principales sources d'inspiration des adeptes des théories complotistes sur le coronavirus. Sur ses différents réseaux sociaux, elle banalise régulièrement la menace du coronavirus et diffuse ces théories. En mai 2020, elle a utilisé sa chaîne YouTube "Fabrique du savoir" pour diffuser une interview de Xavier Naidoo, au cours de laquelle l'éminent musicien propageait des récits complotistes antisémites, exprimait sa crainte d'un "Nouvel ordre mondial" et avertissait que les vaccinations étaient dangereuses et mortelles. Herman a également réalisé une interview, en mars 2020, avec le député SPD et médecin de longue date, Wolfgang Wodarg, qui banalise périodiquement la menace du coronavirus. L'interview portait le titre lugubre suivant : "La guerre contre les citoyens".
Une réthorique pro-life classique
Un autre lien avec l'antiféminisme se trouve dans les propos relativisant la menace du coronavirus exprimés par Joseph Wilhelm, le directeur général de deux marques bio allemandes, Rapunzel et Zwergenwiese. Dans un message de mai 2020, supprimé depuis, sur le site Web de Zwergenwiese, il décrivait le COVID-19 comme une grippe inoffensive et affirmait que, derrière les mesures visant à contenir la pandémie de coronavirus, se cachaient "des raisons commerciales subliminales qui, étant donné la peur mortelle qui était instillée, présentaient des opportunités commerciales lucratives". Utilisant la rhétorique pro-vie classique, il relativise les décès résultant de la pandémie en déclarant que, dans les sociétés "modernes", quelque 12 millions d'avortements sont pratiqués chaque année, sauf que cela serait considéré comme un accomplissement. De même, dans une lettre ouverte intitulée "Un appel à l'église et au monde : aux catholiques et à toutes les personnes de bonne volonté", les théories du complot liés au coronavirus sont associés aux avortements. La lettre a été rédigée par des évêques catholiques et soutenue par des initiatives anti-avortement et anti-vaccination. Ils spéculent que des forces secrètes sont à l'origine des mesures contre le coronavirus - une théorie du complot classique qui prend appuie sur des stéréotypes antisémites. Ils affirment que des fœtus avortés sont utilisés pour développer un vaccin contre le coronavirus et que, pour cette raison, les catholiques trouvent le vaccin contre le coronavirus "moralement inacceptable".
Des stéréotypes hostiles partagés par l'ensemble de l'échiquier politique
Si l'on examine de plus près les principes idéologiques qui sous-tendent l'antiféminisme et les manifestations contre le coronavirus, il n'est pas surprenant de constater que les deux se recoupent. L'antiféminisme est, après tout, étroitement lié aux théories du complot, et cela s'intensifie en période d'incertitude et de crise. Une similitude structurelle est que, dans les deux univers d'interprétation, les stéréotypes abstraits de l'ennemi permettent la mobilisation collective de personnes de tout le spectre politique. Contrairement à l'antiféminisme, cependant, les protestations contre le coronavirus sont également bien représentées dans le milieu ésotérique et anti-vaccination. De nombreux antiféministes et minimisateurs du coronavirus partagent en outre une vision anti-moderne du monde et présentent fréquemment des arguments sans fondement scientifique.
Les manifestations contre les mesures anti-covid,
un produit d'appel idéologique
Les manifestations contre les mesures anti-covid risquent de servir à instiller chez leurs participants une vision du monde figée et empreinte de conspiration, associée en permanence à des idéologies misanthropes telles que le racisme, l'antisémitisme et l'antiféminisme, qui sont régulièrement à l'origine d'attaques terroristes d'extrême droite. Les manifestations contre les mesures sanitaires pourraient donner lieu à une alliance à long terme entre les partisans des théories du complot, qui pourrait aboutir à une politisation des défenseurs de l'ésotérisme et de l'anti-vaccination, qui sont intrinsèquement anti-féministe - en raison de la panique morale autour des avortements, par exemple, mais également par l'ancrage d'une certaine vision essentialisante des rôles genrés. Les théories du complot qui entourent le coronavirus présentent d'autres dangers : la montée de l'hostilité antisémite et le manque de prudence à l'égard de la maladie font que davantage de personnes tombent malades et meurent. Le fait de ne pas prendre la pandémie au sérieux pourrait conduire à de nouveaux confinements, ce qui, à son tour, favoriserait une retraditionnalisation des rôles de genre au sein du modèle familial nucléaire.
Attirer l'attention sur le lien entre l'antiféminisme et les théories du complot n'a pas pour but de diluer l'attention sur le lien structurellement ancré entre l'antisémitisme et ces théories. Au contraire, le lien entre l'antisémitisme et la négation du coronavirus, largement débattu, devrait être élargi pour inclure l'antiféminisme.
Publication originale (21/09/2020) :
Gunda Werner Institute
Théories conspirationnistes du Covid-19 et antiféminisme
par Mareike Bauer, doctorante à la European New School of Digital Studies de l'Université européenne de Francfort (Oder). Ses recherches portent sur l'anti-féminisme dans la sphère publique numérique. Elle a étudié les sciences sociales à l'université Humboldt de Berlin.
Depuis le début de la pandémie de Covid-19 en 2020, les théories du complot portant sur l'origine, l'existence et la diffusion du coronavirus se répandent dans le monde entier. Outre les tropes antisémites et racistes, des récits anti-féministes sont imbriqués dans ces théories du complot. Il existe un risque croissant de politisation antiféministe durable par le développement des théories complotistes sur le coronavirus qui met en danger les positions démocratiques. Des mesures ciblées sont nécessaires pour contrer cette menace, notamment des politiques sociales visant à une répartition égalitaire du travail de soin, une éducation politique sur l'égalité des genres et les droits sexuels ainsi qu'un suivi institutionnel critique des attaques antiféministes.
Théories du complot sur le coronavirus
Les théories du complot sont des récits normatifs qui expliquent des phénomènes ou des événements en mettant en évidence les complots (présumés) de personnes ou de groupes (supposés) puissants. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, les théoriciens du complot - les personnes qui croient et diffusent les théories du complot - affirment qu'il existe un plan secret derrière la pandémie pour changer l'ordre mondial. Ce type de Théories Conspirationnistes du Covid (TCC) s'appuie sur des stéréotypes antisémites, misogynes et racistes pour produire une altérité malveillante. Les récits antiféministes sont également un élément essentiel des TCC.
Des Mères et des Guerriers - Les perceptions du genre dans le contexte des théories du complot sur le coronavirus
Les TCC s'appuient sur un modèle cis-hétéronormatif du sexe et des sexualités. Les TCC s'adressent à leur public en tant que "parents inquiets" et les femmes sont spécifiquement désignées comme des mères (potentielles) en présentant la supposée conspiration Corona comme une menace pour les familles et les enfants, par exemple en considérant les obligations relatives au port du masque comme des abus sur les enfants. Ces constructions identitaires idéalisent le concept de la famille en tant qu'entité cis-hétéronormative ayant de (nombreux) enfants, tout en dévalorisant les autres formes de familles.
En outre, les TCC s'adressent spécifiquement aux hommes en tant que soldats et guerriers, tandis que les femmes sont dépeintes comme faibles et comme des victimes potentielles des mesures sanitaires. En revanche, les hommes sont appelés à combattre ces mesures et les conspirateurs associés. Ces constructions identitaires s'alignent sur des idées essentialisantes anti-féministes.
Scénarios de menaces anti-féministes :
L'infertilité féminine et "l'industrie de l'avortement"
Selon les TCC, le modèle familial évoqué et les constructions identitaires basées sur ce modèle sont menacés par les droits reproductifs et les avortements. Par exemple, une TCC très répandue affirme qu'une soi-disant "industrie de l'avortement" fait partie d'une complot secret du Corona, car les fœtus avortés feraient partie de la production du vaccin Covid-19. Ainsi, ce récit s'aligne sur des positions antiféministes bien connues qui présentent les avortements et les droits reproductifs comme une menace pour les familles.
En outre, une autre théorie du complot très répandue prétend que les vaccins contre le coronavirus provoquent l'infertilité des femmes. Ces récits s'adressent principalement à un public sceptique à l'égard des vaccins et renforcent la réduction des femmes à leur fonction de mère.
"Lobby gay", "folie du genre" et liberté de parole et d'expression
D'autres TCC font référence à des conceptions anti-féministes d'un féminisme omniprésent et d'un soi-disant "Lobby gay". Une supposée élite homosexuelle est dépeinte comme un groupe de conspirateurs dans la pandémie de Covid-19, il est affirmé que ce supposé "lobby" occuperait des postes influents dans le secteur de la santé et dans les organisations de l'UE et de l'ONU.
En outre, la pandémie de Covid-19 ferait partie d'un plan féministe visant à "restructurer la société". Les mesures en faveur de l'égalité des sexes, les études de genre et l'utilisation d'un langage sensible au genre sont généralisées et dévalorisées sous le terme de "folie du genre". Cette "folie du genre" est considérée comme une restriction de la liberté de parole et d'expression, les conspirationnistes autour du coronavirus se présentant comme des défenseurs de la liberté de parole et d'expression, un lien associatif est établi entre les deux. Cette référence à des idées antiféministes très répandues, qui considèrent les positions féministes comme des atteintes à la liberté de parole et d'expression, inscrit l'opposition aux mesures Corona dans ce cadre idéologique plus large.
Les réseaux antiféministes,
un risque croissant pour la démocratie
Les positions antiféministes sont contraires aux objectifs pluralistes et démocratiques, tels que ceux en faveur de l'égalité des genres. En outre, l'idée d'un complot féministe secret et d'une supposée restriction de la liberté de parole et d'expression, renforce la méfiance à l'égard des institutions politiques démocratiques existantes alors que, dans le même temps, la construction d'une identité de combattant de la liberté de parole et d'expression se développe dans le contexte des TCC. Avec cette construction identitaire, une compréhension limitée de la démocratie, qui exclut les minorités politiques, devient manifeste. La liberté de parole et d'expression de quelques un est défendue alors que la liberté des autres est niée.
De plus, en prenant appui sur ces récits antiféministes, des acteurs antiféministes bien établis, comme l'auteur canadien Jordan Peterson, sont répertoriés et considérés comme des sources dignes de confiance dans le contexte des TCC. Ainsi, les adeptes des théories du complot de Corona se familiarisent avec des acteurs antiféministes organisés et bien connus.
Alors que les récits centrés sur le coronavirus sont susceptibles de perdre leur pouvoir mobilisateur à mesure que la pandémie s'estompe au moins médiatiquement, les récits antiféministes font preuve d'une certaine intemporalité, puisque des sujets tels que la sexualité et le genre touchent à des questions sociétales fondamentales. Par conséquent, il existe un danger croissant de politisation antiféministe soutenue dépassant la crise du Covid-19 et donc un risque croissant pour la démocratie. De plus, les TCC ne s'appuient pas seulement sur des récits antiféministes mais aussi, par exemple, sur des récits anti-musulmans, anti-asiatiques et antisémites.
Intervenir contre l’alliance dangeureuse des théories conspirationnistes du coronavirus et l'anti-féminisme
Comme nous l'avons montré, il existe un danger croissant de politisation antiféministe, qui risque de persister même après la fin médiatique de la pandémie. Ce danger croissant doit être contré à différents niveaux.
La pandémie de Covid-19, avec ses conséquences sociales, politiques et économiques, a ralenti les mesures en faveur de l'égalité des genres et a exacerbé les inégalités entre les genres existantes à de nombreux niveaux, comme la répartition des salaires et du travail de soin. Ce risque d'un retour en arrière vers des perceptions conservatrices du genre s'aligne sur un agenda antiféministe. Par conséquent, en temps de crise, les mesures politiques devraient être ciblées pour contrer les mécanismes de backlash comme celui-ci.
Par exemple, les mesures devraient se concentrer sur les besoins financiers et sociaux des familles et des parents isolés afin de contrecarrer une répartition inégale du travail de soins.
En outre, dans le cadre de l'éducation politique, les risques et les dangers que l'antiféminisme fait peser non seulement sur l'égalité des genres mais aussi sur la démocratie en général doivent être nommés pour sensibiliser les populations. En outre, l'éducation politique en matière de genre et de féminisme doit être renforcée pour déboulonner les récits antiféministes et les théories du complot.
Pour sensibiliser aux dangers et aux risques que représente l'antiféminisme, des institutions telles que les bureaux de lutte contre la discrimination devraient reconnaître l'antiféminisme comme une menace et enregistrer les attaques antiféministes, tout en offrant des conseils et un soutien aux victimes.
Publication originale (27/06/2022) :
CPD Policy Blog