Raisonnement motivé : Les récits du Covid d'Emily Oster et l'attaque de l'éducation publique | Abby Cartus, Justin Feldman
La lutte acharnée autour du Covid dans les écoles, menée avec la rhétorique du “choix ", a ouvert un espace pour une alliance entre les parents libéraux blancs aisés et une infrastructure de propagande de droite consacrée à la destruction des syndicats et des écoles publiques. Les écoles, en tant que lieux importants de reproduction sociale, filet de sécurité pour les enfants et les parents, et institutions publiques avec une main d'œuvre organisée, se sont avérées être le laboratoire parfait pour expérimenter le rejet des mesures d'atténuation du Covid.
Abby Cartus, épidémiologiste et chercheuse en post doctorat à l'université de Brown. Elle se concentre sur la santé périnatale et la prévention des overdoses dans le cadre de son travail au sein du People, Place & Health Collective, un laboratoire de recherche de la Brown School of Public Health.
Justin Feldman, épidémiologiste, il mène des recherches sur le racisme et la santé, en mettant l'accent sur les inégalités économiques et les violences policières. Il est membre du Centre FXB de Harvard pour la santé et les droits de l'homme.
Parmi les nombreuses batailles politiques déclenchées par la pandémie de coronavirus, certaines des plus âprement disputées concernent l'enseignement primaire et secondaire. Les écoles ont été le théâtre de luttes décisives autour des normes, des valeurs et des politiques qui définissent la réponse américaine à cette crise de santé publique. Alors que les enseignant·es se sont collectivement battu·es pour obtenir des mesures d'atténuation plus conséquentes du Covid, une minorité de parents, petite mais bruyante, a affronté les conseils scolaires lors de réunions acrimonieuses, exigeant la fin de l'enseignement à distance et des obligations relatives au port du masque. Ces escarmouches locales se sont déroulées sur fond de flambées successives de Covid et d'un récit médiatique national qui mettait en doute l'utilité des mesures de santé publique. Il est impossible de comprendre l'échec de la réponse américaine à la pandémie, qui a fait plus d'un million de morts, sans comprendre le rôle que les écoles ont joué en tant que terrains de contestation politique. Et il est impossible de comprendre le débat sur la réouverture des écoles sans comprendre une de ses principales protagonistes : l'économiste universitaire Emily Oster.
L'influence d'Oster sur les discours relatifs au Covid dans les écoles est difficile à exagérer. Elle a été citée dans des centaines d'articles sur la prévention de la pandémie dans les écoles et a été interviewée en tant qu'invitée dans des dizaines d'émissions d'information. Des responsables des deux partis ont utilisé son travail pour justifier la levée des mesures de santé publique. Le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, a cité son étude lors de l'annonce d'un décret interdisant le port de masques dans les écoles, tandis que la directrice du CDC, Rochelle Walenksy, a fait référence aux recherches d'Oster en prévision de l'assouplissement des directives relatives à la distanciation sociale en classe. Oster est également co-autrice d'un document d'orientation influent sur la réouverture des écoles, publié début 2021.
Mais malgré son importance, le travail d'Oster sur le Covid dans les écoles a attiré peu d'attention - même s'il a été financé depuis l'été dernier par des organisations qui, sans exception, ont des engagements explicites dans l’opposition aux syndicats d'enseignants, le soutien aux écoles sous contrat (charters schools) et à l’extension de la liberté des entreprises. Outre les subventions de la Chan Zuckerberg Initiative, de la Walton Family Foundation et d'Arnold Ventures, Oster a reçu des fonds du milliardaire d'extrême droite Peter Thiel. La subvention de Thiel accordée à Oster a été octroyée par le Mercatus Center, le think tank fondé et financé par la famille Koch.
Mme Oster est professeur d'économie et de commerce international et public à l'université Brown. Mais avant le Covid, elle était plus connue du public en tant qu'autrice de livres populaires sur la grossesse et la parentalité. Notamment Expecting Better (2013), Cribsheet (2019) et The Family Firm (écrit en partie pendant la pandémie et publié en 2021). Le thème récurrent de ces trois livres est le suivant : les conseils parentaux conventionnels - provenant d'experts en médecine, en santé publique, en éducation et en développement de l'enfant - sont souvent erronés et reposent sur des processus décisionnels irrationnels et trop prudents. Dans chaque livre, elle encourage les lectrices à appliquer les outils analytiques de l'économie à la multitude de choix qui se présentent pendant la grossesse et l'éducation des enfants. Oster critique généralement la qualité de quelques études évaluées par des pairs qui soutiennent les conseils conventionnels, puis propose ses propres recommandations sur toute une série de sujets - de la consommation de charcuterie pendant la grossesse (toutes sont acceptables, à l'exception de la dinde) à la décision d'envoyer ou non les enfants dans des écoles publiques (les écoles sous contrat seraient souvent meilleures dans les zones urbaines).
Si cela n'est pas déjà évident, le lectorat d'Oster est essentiellement féminin, blanc, aisé et libéral. Parmi ce public, certaines personnes pourraient être surprises que ses livres, qui semblent joyeux et apolitiques pour une lectrice non avertie, aient été adoptés sans réserve par des think tanks de droite, notamment le Manhattan Institute, le Competitive Enterprise Institute et le Cato Institute. (Oster a même été invité à parler de Cribsheet au siège de Cato à Washington en 2019). En quoi un livre sur l'art de la parentalité peut-il intéresser le Cato Institute ? Une réponse est que les livres d'Oster popularisent ce qu'Elizabeth Popp Berman appelle un "style de raisonnement économique", qui met l'accent sur l'individualisme, le choix fondé sur le marché et l'efficacité, tout en négligeant les préoccupations liées à l'injustice ou au bien-être collectif. Depuis l'aube de l'ère néolibérale dans les années 1970, ce style de raisonnement économique a été un outil idéologique important dans l'effort d'expansion du pouvoir des entreprises ; sa propagation est la raison d'être de groupes comme les instituts Cato et Manhattan.
Le style de raisonnement économique a atteint une influence culturelle considérable, qui s'étend bien au-delà des recoins cloisonnés et technocratiques de l'analyse politique. Une partie de cette influence peut être attribuée à la publication en 2005 de Freakonomics, de Stephen J. Dubner et Steven Levitt, qui a appliqué le raisonnement économique à des phénomènes sociaux. Freakonomics a connu un succès extraordinaire, se vendant à 4 millions d'exemplaires. (Il était également, selon les critiques, truffé d'erreurs et de désinformation). Levitt en tant qu'auteur de livres d'économie populaires, a joué un rôle déterminant dans le lancement de la carrière d'Oster en utilisant son énorme notoriété pour publiciser son travail.
Oster se place dans la droite lignée de Levitt : dans ses livres, elle étend le style de raisonnement économique à la grossesse et à l'éducation des enfants. Il s'agit de deux domaines de la vie contemporaine qui sont entourés de superstitions, d'anxiété et de méfiance, et qui sont dominés par l'autorité médicale (généralement masculine) : des domaines dans lesquels beaucoup de femmes recherchent désespérément des conseils avisés. Les livres ont un champ d'application étroit et mettent l'accent sur la primauté du choix individuel, en s'en tenant strictement aux attitudes normatives et aux modes de pensée rationalistes des entreprises. The Family Firm, par exemple, aborde la dynamique interpersonnelle du foyer en demandant aux lectrices et aux lecteurs d'envisager les relations familiales comme le ferait un chef d'entreprise. Ces livres emploient un langage familier à leur marché cible : les femmes cisgenres aisées en âge de procréer, une population de lectrices lucrative qui a un énorme appétit pour les conseils pratiques de développement personnel.
Les livres d'Oster utilisent tous un type d'analyse bénéfices/risques qui rejette le principe de précaution. Adopté depuis longtemps par les écologistes, les syndicalistes et les expert·es de la santé publique, le principe de précaution entre en jeu dans les scénarios d'incertitude scientifique sur les risques de dommages ; selon ce principe, les décideur·euses se trompent en minimisant ou en éliminant un danger potentiel, même si cela pourrait s'avérer être une réaction excessive une fois que des recherches plus approfondies seront disponibles. Les groupes d'intérêts commerciaux, qui cherchent à étendre les libertés des entreprises, utilisent et promeuvent une interprétation exactement opposée de l'incertitude. Par exemple, les groupes industriels pourraient plaider en faveur de l'autorisation de la mise sur le marché d'un nouveau pesticide alors que les preuves de son potentiel cancérigène sont encore en cours de collecte. Il y a un biais qui consiste à interpréter les résultats incertains et non concluants des recherches sur les risques pour la santé comme une preuve de l'absence de risque - une erreur flagrante qui sert les besoins du profit.
Le ton général des livres d'Oster est que les conseils sur la grossesse et l'éducation des enfants fondés sur le principe de précaution sont oppressifs pour les mères, car ils leur imposent des inquiétudes inutiles et restreignent leurs choix en tant qu'individus. Un exemple particulièrement controversé de Expecting Better concerne les conseils sur la consommation d'alcool pendant la grossesse. Le traitement de ce sujet par Oster illustre de manière frappante à quel point le rejet du principe de précaution est au cœur de sa pensée.
La grossesse est difficile à étudier d'un point de vue épidémiologique ; par conséquent, il est difficile de déterminer les effets de l'alcool sur les résultats de la grossesse. Oster dit à ses lecteurs - à juste titre - que les études épidémiologiques établissant un lien entre une consommation modérée d'alcool et les troubles causés par l'alcoolisation fœtale et d'autres conséquences néfastes sont de qualité relativement faible. Oster interprète l'état peu concluant de la science comme une preuve de l'absence de risque - et, sur cette base, donne à ses lectrices la permission de consommer jusqu'à deux verres par semaine au cours du premier trimestre, et un verre par jour plus tard dans la grossesse. Contrairement à Oster, diverses associations professionnelles, dont l'American College of Obstetricians and Gynecologists, affirment également, à juste titre, qu'aucune quantité d'alcool n'a été prouvée comme étant sans danger pendant la grossesse. Oster critique ouvertement ces messages, décelant une note de paternalisme dans les recommandations : "Je ne suis pas très fan de cette insinuation selon laquelle les femmes enceintes sont incapables de décider par elles-mêmes - qu'il faut manipuler nos croyances pour qu'elles fassent ce qu'il faut."
Le message sous-jacent qu'Oster transmet aux femmes - à savoir qu'apprendre à faire les bons choix est la clé pour résoudre leur accablement et leur anxiété - trouve peut-être un tel écho auprès de son lectorat aisé parce qu'il leur donne l'illusion de contrôler le destin de leurs enfants dans un monde de plus en plus précaire et brutal. Aux États-Unis, des millions de personnes sont économiquement et socialement très privilégiées, mais pas au point de garantir à leurs enfants une place future dans les échelons supérieurs de la hiérarchie sociale, comme le souligne Richard Reeves dans son analyse des Américain·es qui se situent dans les 20 % supérieurs de la distribution des revenus. La transmission intergénérationnelle du statut social (ou la tâche de veiller à ce que leurs enfants "réussissent") incombe, comme la plupart des responsabilités parentales, de manière disproportionnée aux femmes. Les mères de la classe moyenne supérieure sont doublement sollicitées : elles doivent gravir les échelons de leur propre carrière tout en accomplissant un travail social reproductif considérable et non rémunéré, à savoir élever des enfants et les préparer à leur réussite future. (Bien que certains des aspects moins prestigieux de ce travail de soins puissent être sous-traités à des femmes de la classe ouvrière, souvent des femmes de couleur).
En plus de donner un sentiment de contrôle, la rhétorique du "faites des choix plus intelligents" s'accorde avec une version du féminisme à laquelle beaucoup souscrivent déjà. Le discours sur l'avortement depuis Roe v. Wade a conditionné de nombreuses Américaines (et ce groupe démographique de femmes en particulier) à assimiler le choix et son exercice à la liberté, à la justice, au progrès et, surtout, à l'empowerment. Elizabeth Lanphier a écrit sur la façon dont le slogan pro-choix "mon corps, mon choix" conceptualise l'autonomie corporelle comme une sorte de droit de propriété privée. Les féministes marxistes, les féministes noires et les autres féministes de couleur du mouvement pour la justice reproductive ont formulé des critiques sophistiquées de cette rhétorique du "choix". Elles soulignent l'accent trop étroit mis sur le droit légal de choisir l'avortement par rapport à l'ensemble des conditions affectant la reproduction, son incapacité à répondre (ou même à appréhender) les besoins des femmes pauvres et des femmes de couleur, et son recours excessif aux stratégies juridiques plutôt qu'à la construction de mouvements de luttes. Contrairement au style de raisonnement économique, la justice reproductive articule un concept collectif de liberté, exigeant un engagement attentif et une lutte sur les questions de pouvoir, de ressources et de redistribution matérielle.
Oster représente l'inverse de cette critique systémique et structurelle. Dans The Family Firm, qui traite de l'éducation de la maternelle au primaire, elle fait une fois de plus appel au paradigme du choix individuel, basé sur le marché. Dans son analyse, il s'agit simplement de choisir d'inscrire ses enfants dans une école privée, publique ou sous contrat. Lors d'une interview pour la promotion du livre, l'écrivain Gail Cornwall a demandé à Oster comment les considérations de justice s'intègrent dans son cadre décisionnel - par exemple, s'il est juste d'envoyer les enfants dans des écoles privées bien dotées en ressources alors que l'intégration dans un système scolaire public peut apporter des avantages substantiels à la société. Gail Cornwall a corrigé la réplique d'Oster selon laquelle il n'existe aucune recherche sur les effets de l'intégration scolaire en citant un grand nombre de recherches qui, en fait, identifient des avantages considérables.
Oster a répondu en invoquant le langage de l'économétrie. "Votre delta sur ce point est faible", dit-elle, affirmant, en d'autres termes, que la décision de toute famille isolée (blanche et aisée) choisissant d'inscrire son enfant dans une école publique disposant de moins de ressources aura un effet négligeable. La conclusion est qu'ils devraient être autorisés à s'en remettre au choix individuel, comme si les choix individuels étaient sans importance pour la communauté environnante. Pourtant, alors que l'individualisme qui est au cœur de ce style de raisonnement empêche même Oster de reconnaître le concept de bénéfice collectif, les parents de la population cible blanche et libérale de ses livres n'ont aucune difficulté à s'engager dans une action collective - par exemple, lorsqu'ils organisent des campagnes politiques contre les politiques d'intégration raciale dans les écoles.
Oster est loin d'être la seule personne à appliquer un raisonnement de type économique au secteur de l'éducation aux États-Unis. Il existe tout un écosystème d'organisations de "réforme de l'éducation" qui ont passé des décennies à essayer de soumettre les écoles aux conditions du marché, en promouvant le "choix de l'école" (c'est-à-dire les charters schools, dont certaines sont à but lucratif). Cela nécessite, entre autres, d'adopter une ligne plus dure contre les syndicats. Lorsque la pandémie est arrivée, les milliardaires et les intérêts de droite investis dans la "réforme de l'éducation" néolibérale ont vu une occasion de faire avancer leurs intérêts : briser les syndicats, promouvoir les charters schools et saper l'éducation publique. La préférence d'Oster pour l'individualisme, la rhétorique du choix et le raisonnement économique par rapport aux conceptions structurelles et fondées sur la justice collective a fait d'elle - en tant qu'économiste impeccablement accréditée et très en vue avant la pandémie - une alliée "experte" précieuse dans leur croisade pour remodeler l'éducation américaine. En effet, lorsque la pandémie a commencé, ces groupes ont rapidement exprimé leur intérêt en finançant ses travaux sur le Covid dans les écoles.
Le travail d'Oster sur les écoles pendant la pandémie est le prolongement naturel de son projet intellectuel. Avant même l'apparition de ses mécènes milliardaires, au tout début de la pandémie, Oster publiait des tribunes dans le Washington Post et le New York Times minimisant les risques du Covid pour les enfants, en milieu scolaire et en général. Elle a commencé par un article paru en mai 2020 dans le Post ("Ouvrir les écoles pourrait être plus sûr que vous ne le pensez"), dans lequel elle affirmait que les avantages de l'enseignement en présentiel sont élevés, tandis que les coûts, basés sur un petit nombre d'études préliminaires de transmission du coronavirus dans les écoles, sont faibles. Dans une autre tribune publiée en août 2020, Mme Oster a proposé la création d'un tableau de bord pour suivre les informations sur la manière dont les écoles primaires et secondaires du pays réagissent à la pandémie. Oster a fait valoir que ce système permettrait non seulement de recueillir des données essentielles qui n'étaient pas collectées par le gouvernement fédéral, mais aussi que cette approche de l'évaluation des risques basée sur les données permettrait d'apaiser les craintes irrationnelles et anecdotiques des parents et des enseignant·es concernant l'enseignement en présentiel pendant la pandémie.
Un mois plus tard, en septembre 2020, Oster a lancé le National Covid-19 School Response Dashboard, avec le soutien financier de plusieurs organisations de droite et tournées vers la "réforme de l'éducation". Oster a affirmé que les investisseurs n'exerçaient aucune influence sur le processus de collecte des données ou sur les recherches sur lesquelles il est basé, et il n'y a aucune raison de douter de cette affirmation. Cependant, l'empressement de ces groupes à soutenir le Dashboard - et la précipitation d'Oster à accepter leur argent - est un indicateur éloquent des incitations en jeu et des liens qu'Oster a tissés avec des projets idéologiquement de droite. L'acceptation de ce financement a également obligé Oster à jouer un double rôle : celui de chercheuse en sciences sociales, prétendument attaché à une analyse rigoureuse des données, et celui de porte-parole bien introduite, attachée à un ensemble particulier de préférences politiques.
Mme Oster a exploité ce filon dans une interview accordée à Bloomberg News en octobre 2020. Interrogée sur les conséquences négatives potentielles de la réouverture des écoles, elle a répondu : "Si le résultat de cette action est que la direction politique que j'ai préconisée n'était pas la bonne, au moins j'aurai les données pour le montrer." En d'autres termes, elle pourrait encore jouer un rôle utile en tant que pourvoyeuse de données même si son plaidoyer contre les précautions face au Covid dans les écoles s'avérait incorrect - ou avait des conséquences néfastes. Cependant, même face à une base de preuves en expansion rapide et à des indications changeantes dans les données, les arguments d'Oster sont toujours restés alignés sur ses préférences politiques initiales. Il se trouve que ses préférences reflètent celles de ses donateurs, qui ont ensuite utilisé ses recherches dans leur plaidoyer pour la réouverture des écoles et l'assouplissement des mesures de contrôle viral. (Par exemple, un rapport pro-réouverture de la Walton Family Foundation - un important financeur du travail d'Oster - s'inspire largement de plusieurs de ses analyses).
Cela nous amène à la pierre angulaire du style de raisonnement économique : les données. Les évangélistes du style de raisonnement économique exhortent leur public à "suivre les données" - l'alternative étant, sous-entendu, de capituler devant les démons irrationnels de la peur et de l'anxiété. Dans ce récit, ils et elles incarnent les rationalistes logiques et lucides ; cell·eux qui prônent l'application du principe de précaution - sur la base de préoccupations fondées concernant leur propre sécurité et celle des autres - sont péjorativement associé·es à un raisonnement émotionnel et fallacieux. Est jugé émotionnel et irrationnel, par exemple, de s'inquiéter qu'un nouveau pesticide puisse être cancérigène, du moins jusqu'à ce que les "données" soient connues.
De telles prétentions à la logique et à une raison supérieures constituent parfois un masque bien pratique pour des hypothèses idéologiques. Les appels à "suivre les données" ne reflètent pas toujours un consensus scientifique ; "les données" est plutôt un artifice rhétorique utilisé pour accorder une autorité narrative à certaines analyses quantitatives - celles qui confirment des idées préconçues. En même temps, ces analyses peuvent (et c'est souvent le cas) présenter des limites importantes, telles que des méthodologies d'étude faibles, des hypothèses arbitraires ou des calculs erronés, qui devraient inciter les lecteur·ices à interpréter les résultats avec prudence. L'intention est d'humilier les gens qui s'écartent de la rationalité supérieure des expert·es et, en fin de compte, de dépeindre toute demande de changement du statu quo comme marginale, complotiste et anti-scientifique.
Le label de l'objectivité scientifique est souvent utilisé pour étayer des affirmations idéologiques, comme le montre très clairement la prévalence d'autres recherches financées par l'industrie ou motivées par des considérations idéologiques, qu'il s'agisse du tabac, des aliments transformés, des émissions de carbone ou des écoles sous contrats. Les hypothèses normatives et les conclusions prédéterminées peuvent se glisser dans les résultats "scientifiques" avec une facilité surprenante. (Considérez, par exemple, les valeurs arbitraires attribuées à la vie humaine dans les calculs bénéfices/risques). Ce processus consistant à rassembler des preuves faibles pour soutenir un plan d'action préalablement déterminé a été appelé "policy-based evidence making" ou "élaboration de preuves fondées sur des politiques" : le processus profondément non-scientifique consistant à (consciemment ou inconsciemment) manipuler des données pour les conformer à une conclusion pré-établie.
Le travail d'Oster sur le Covid et les écoles est truffé d'exemples d'élaboration de preuves fondées sur des politiques. Dans l'un des premiers cas, Oster s'est appuyé sur des données incomplètes et d'une qualité alarmante provenant du School Covid-19 Response Dashboard pour déclarer avec assurance que les écoles étaient des environnements à faible risque de propagation virale. Dans un article paru en octobre 2020 dans The Atlantic, intitulé "Les Écoles ne sont pas des lieux de super-contamination", Mme Oster a assuré à ses lecteur·ices, sans ambiguïté, que la transmission du Covid ne se produisait tout simplement pas dans les écoles à un rythme qui nécessiterait des fermetures.
Mais l'analyse qui sous-tend l'article s'appuie sur un échantillon minuscule - deux semaines seulement de données scolaires, communiquées durant la seconde moitié de septembre 2020. (L'échantillon était également biaisé par le fait qu'il n'a été collecté qu'auprès d'écoles participant volontairement au Dashboard). La seconde moitié de septembre 2020 a coïncidé avec le tout début d'une hausse nationale des cas qui allait finalement devenir la vague meutrière de l'hiver 2020-21 - faisant des estimations de cette période limitée une mauvaise approximation du risque pour l'ensemble du semestre ou de l'année. Plus important encore, au moment de la publication de l'article, ce Dashboard affichait zéro cas de Covid dans une grande majorité d’écoles, donnant l'impression qu'il n'y avait aucune corrélation entre les taux de cas dans les écoles et les communautés environnantes. Ce scénario - un ensemble de données rempli de valeurs manquantes et nulles - est hautement improbable pour la collecte de données dans le "monde réel".
La faible qualité évidente de ces données a soulevé d'importantes questions sur la qualité des procédures de collecte de données et de signalement des cas dans les écoles. Ces questions auraient également dû déclencher des signaux d'alarme quant aux affirmations audacieuses et lourdes de conséquences faites par Oster sur la base de ces données. Mais cela ne s'est pas produit. Au lieu de cela, il est devenu un article de référence selon lequel les lois de la physique régissant la transmission virale ne s'appliqueraient pas aux écoles, alors même que les preuves de la transmission virale dans les écoles se sont accumulées tout au long de la pandémie.
La marque de fabrique d'Oster est d'aborder les résultats de la recherche avec scepticisme. Pourtant, elle n'a pas mentionné les limites cruciales de ses données dans son édito pour The Atlantic, à l'exception des éléments qui font pencher les analyses d'une manière qui renforce ses préférences politiques. (Par exemple, elle prend soin de noter qu'un cas positif signalé à un district scolaire peut avoir été contracté ailleurs, et non à l'école). Quelques mois plus tard, l'équipe du Dashboard reconnaît implicitement ces problèmes de qualité des données, en soulignant que dans certaines juridictions (initialement le Texas et New York, puis plusieurs autres États), les gouvernements des États ont coordonné la collecte des données, ce qui a permis d'obtenir des rapports de cas plus cohérents. Cependant, l'affirmation audacieuse d'Oster, qui a eu une grande influence, avait déjà été faite.
Au printemps 2021, une campagne nationale était en cours pour mettre fin à l'apprentissage mixte (où environ la moitié des élèves sont physiquement présents dans la classe à un moment donné) et revenir à un enseignement en présentiel pour tous les élèves. Cette campagne militante a commencé avant même que les vaccins ne soient disponibles pour la plupart des travailleur·euses de l'éducation, ou pour les enfants. Alors que de plus en plus d'écoles commençaient à envisager de ramener les élèves en classe avec différents niveaux de précautions face au Covid, un nouveau défi est apparu. De nombreuses écoles n'avaient pas la superficie nécessaire pour accueillir tous leurs élèves en même temps tout en maintenant une distance de six pieds entre ell·eux, conformément aux directives du CDC de l'époque.
Fort heureusement pour les partisan·nes de la réouverture, Mme Oster est intervenue au bon moment. Elle a co-rédigé une étude (avec d'autres défenseur·euses de la réouverture) visant à déterminer si les politiques de district exigeant une distance de six pieds étaient associées à une réduction de la transmission du Covid dans les écoles, par rapport aux écoles dont les politiques n'autorisaient qu'une distance de trois pieds. L'étude a conclu que les politiques autorisant des distances plus courtes n'étaient pas associées à une augmentation de la transmission du Covid. Par la suite, elle a été citée par Anthony Fauci et Rochelle Walensky comme garante que le retour à l'enseignement quotidien en présentiel pouvait se faire en toute sécurité. Le CDC a rapidement modifié ses directives en matière de distance - pour les écoles uniquement.
En réalité, cependant, l'étude était loin d'être concluante. Les résultats ont montré que les politiques de distance de six pieds étaient corrélées avec une diminution de 40% et jusqu’à une augmentation de 34% du taux de cas de Covid chez les élèves. Il n'est pas approprié d'utiliser des résultats présentant un tel degré d'imprécision comme base pour une politique de santé et de sûreté. La conclusion d'Oster et de ses collègues était basée sur une mauvaise interprétation courante des résultats statistiques qui traite une estimation imprécise de l'effet comme une preuve concluante de l'absence d'effet. En outre, deux chercheurs indépendants ont par la suite identifié des erreurs dans les données de fréquentation scolaire du Massachusetts utilisées dans l'étude. Cela a incité Oster et ses co-auteurs à publier une correction, dans laquelle iels reconnaissaient les problèmes de qualité des données mais maintenaient que ces erreurs ne modifiaient pas leurs conclusions.
Toutefois, ces chercheurs indépendants ont également constaté que la moindre modification du seuil arbitraire utilisé pour déterminer si une école avait respecté les distances au cours d'une semaine donnée avait effectivement modifié les résultats de l'étude, en montrant l'avantage d'une plus grande distance. Il convient également de noter que l'étude a été acceptée et publiée dans la prestigieuse revue Clinical Infectious Diseases dans les 15 jours suivant sa soumission, soit beaucoup plus rapidement que le délai habituel d'examen par les pairs, ce qui soulève la question de savoir si elle a réellement fait l'objet d'un examen minutieux avant sa publication. En revanche, les résultats de l'examen indépendant n'ont été rendus publics que près d'un an après la publication de l'étude. À ce moment-là, comme de coutume, l'étude avait déjà influencé si profondément la politique que la rectification n'était plus pertinente pour les questions importantes concernant le fonctionnement des écoles pendant la pandémie.
Tout au long de la pandémie, le plaidoyer d'Oster a contribué à faire valoir des arguments "fondés sur les données" en faveur de l'élimination des couches successives de mesures d'atténuation du Covid : d'abord, mettre fin à l'enseignement à distance en faveur de l'apprentissage mixte, puis mettre fin à l'apprentissage mixte en faveur d'un retour complet à l'enseignement en présentiel, puis éliminer la quarantaine pour les personnes exposées au virus. L'orientation de sa vision de la scolarisation en période de pandémie implique finalement l'abandon total des mesures universelles de santé publique, faisant du port du masque et de la vaccination des choix individuels et personnels qui peuvent être décidés par des calculs bénéfices/risques.
Mme Oster affirme toutefois qu'elle a hésité à promouvoir ouvertement cette vision, par crainte d'une réaction négative du public. Envisageant de mettre fin aux obligations en matière de masques, Oster s'est résolue à dire à son public sur Twitter : "J'admets que j'ai hésité à en parler, en partie par crainte de me faire engueuler. Ce n'était pas courageux. Je vais essayer d'être plus courageuse". En ce qui concerne les vaccins (dont elle a rarement parlé, après qu'un commentaire qu'elle a fait en mars 2021 a suscité de nombreuses critiques), elle a déclaré à la Walton Family Foundation : "L'analyse bénéfices/risques de la vaccination d'un enfant de quatre ans est très, très différente de celle d'une personne de 85 ans... Je pense que nous allons devoir accepter que les taux de vaccination des petits enfants soient inférieurs à ceux des adultes, et c'est probablement correct du point de vue du virus."
La gravité nettement moindre de l'infection par le Covid chez les jeunes enfants par rapport aux adultes plus âgé·es ne signifie pas que la vaccination doit être facultative ou qu'il s'agit d'un choix particulièrement prudent, parmi d'autres, que les parents peuvent faire. L'American Academy of Pediatrics (AAP) recommande de vacciner tous les enfants éligibles (à partir de cinq ans) contre le Covid-19. Lorsqu'un vaccin destiné aux enfants de moins de cinq ans sera approuvé par la FDA, l'AAP émettra probablement la même recommandation pour les très jeunes enfants. Oster ne remet pas en question les vaccins, mais simplement leur utilité pour les enfants.
La sociologue Jessica Calarco a soutenu, sur la base d'entretiens qualitatifs avec des mères de jeunes enfants, que les messages des autorités sanitaires et des médias (y compris Oster) sur la bénignité relative du Covid-19 ont contribué au développement d'un "calme moral" autour des enfants et de l'infection par le Covid - suggérant que l'une des raisons de la stagnation de la vaccination des enfants est l'omniprésence et la crédibilité du message selon lequel le Covid n'est pas dangereux pour les enfants. Ce message n'est pas fondé sur des preuves : nous savons maintenant que le Covid peut causer des dommages substantiels aux enfants. Plus nous autorisons d'infections, plus le nombre absolu de ces conséquences néfastes augmente. À la mi-mars 2022, 1 341 enfants de moins de 18 ans étaient morts du Covid aux États-Unis. La rareté des conséquences graves pour les enfants n'est pas un argument pour abandonner le principe de précaution ou les politiques d'atténuation visant à protéger les enfants.
La fermeture temporaire des bâtiments scolaires, qui sont des environnements intérieurs à haut risque, était une application directe du principe de précaution, surtout au début de la pandémie, lorsque les informations sur les risques liés au Covid et les pratiques d'atténuation étaient rares et provisoires. Bien que les fermetures aient été extrêmement perturbantes pour les enfants, les parents et les communautés, les sondages réalisés au cours des deux années de la pandémie montrent que les parents sont toujours très favorables aux mesures de santé publique, y compris aux masques obligatoires. Pendant les périodes de forte propagation, comme la vague Omicron de janvier 2022, les parents ont également soutenu les fermetures temporaires ou le passage à des modes d'enseignement mixtes.
Mais le groupe démographique qui soutient le moins les mesures de santé publique dans les écoles - les parents à revenu élevé et à prédominance blanche - correspond au lectorat d'Oster. Cela s'explique probablement par divers facteurs, notamment le fait que les écoles plus riches disposent de plus de ressources et peuvent mieux limiter la propagation par des mesures telles que l'amélioration de la ventilation et les tests de surveillance asymptomatique. La difficulté d'exercer un emploi en col blanc à domicile en présence d'enfants peut également avoir eu une influence. Les parents, en particulier les mères, avaient besoin de continuer à profiter de l’instruction en présentielle pour pouvoir travailler efficacement à la maison ; beaucoup d'entre elles ont également ressenti une pression intense pour que leurs enfants continuent à progresser dans une série d'évaluations et de critères de référence afin de rester compétitif·ves pour l'université. Il convient également de répéter que tout le monde n'a pas vécu la même pandémie. Les Blanc·hes, en particulier les Blanc·hes aisé·es, sont objectivement moins exposé·es à la maladie. Les enfants de couleur sont beaucoup plus susceptibles de souffrir d'une maladie grave ou de perdre un parent à cause du Covid, ce qui reflète les disparités raciales et ethniques à l'échelle nationale dans l'impact du Covid.
La lutte acharnée autour du Covid dans les écoles, menée avec la rhétorique du "choix", a ouvert un espace pour une alliance entre les parents libéraux blancs aisés et une infrastructure de propagande de droite consacrée à la destruction des syndicats et des écoles publiques. Par exemple, John Arnold, l'ancien cadre d'Enron à l'origine de la société éponyme Arnold Ventures (qui finance Oster), a utilisé la pandémie pour attaquer les syndicats d'enseignants et poursuivre son objectif de démanteler le financement des retraites publiques, dont une grande partie est allouée aux enseignant·es syndiqué·es des écoles publiques. La pandémie a également fourni l'occasion d'accroître les inscriptions dans les charters schools au détriment des inscriptions dans les écoles publiques. Elle a donné aux ploutocrates comme les Walton une nouvelle occasion d'attaquer les syndicats d'enseignants en qualifiant d'irrationnelles leurs demandes de meilleures conditions de travail. En préconisant la réouverture dans un séminaire de Bellwether Education Partners (un autre bénéficiaire de la subvention Walton) à une période où le Chicago Teachers Union faisait campagne pour des règles Covid plus strictes, Oster a aidé les Waltons à faire précisément cela.
Sous les administrations Trump comme Biden, les architectes de la réponse américaine à la pandémie ont trahi tous les parents et les enfants. (Sans parler de la société dans son ensemble.) Ils n'ont pas réussi à donner la priorité à la fermeture des entreprises non essentielles pour rendre l'ouverture des écoles plus sûre, et ils n'ont pas fourni aux écoles les ressources nécessaires pour assurer un niveau minimum de mesures de santé publique. Il est intéressant de noter que ni Oster ni le mouvement naissant pour la "réouverture des écoles" qui s'est formé autour de son travail n'ont jamais demandé au gouvernement fédéral d'assurer un niveau de sureté plus élevé, par exemple en allouant davantage de fonds aux tests universels dans les écoles.
Aujourd'hui, les défenseur·euses de la réouverture des écoles ne cessent d'insister sur le fait que leurs conclusions étaient justifiées, écrivant des articles avec des titres tels que "Nous avons ouvert les écoles et... c'était bien" dans The Atlantic. Leurs déclarations de victoire ne tiennent pas compte d'un nombre croissant de recherches qui ont montré que les écoles contribuent de manière substantielle à la transmission du coronavirus dans la communauté, en particulier en l'absence de mesures d'atténuation adéquates. Les taux de vaccination des enfants restent également abyssalement bas, avec à peine plus d'un quart des enfants âgés de 5 à 11 ans entièrement vaccinés. Plus de 7 000 personnes sont mortes du Covid aux États-Unis chaque semaine depuis septembre 2021 : c’est le résultat tragique mais prévisible de l'adhésion à la logique tordue du choix individuel dans une crise qui est, fondamentalement, collective.
À l'heure où nous écrivons ces lignes, ce qui restait des mesures de santé publique a été largement abandonné dans le sillage du pivot rhétorique de la Maison Blanche vers une " nouvelle normalité " (et de son incapacité à fournir un financement supplémentaire pour le Covid). Les combats résiduels sur les masques et les vaccins obligatoires persistent ; Emily Oster continue d'appliquer son cadre d'analyse bénéfices/risques individualisé pour exprimer son scepticisme à l'égard des deux. Le Covid est toujours florissant, et de nouveaux variants menacent de futures flambées. Pourtant, les intérêts corporatitistes pro-charter et anti-syndicats avec lesquels Oster et son travail sont alignés ont des raisons de se réjouir. Ils ont réussi à rassembler des données et des attachements culturels profondément chevillés au choix individuel au service d’une idéologie dérégulatrice, au détriment de tous·tes. Ils ont réussi à exploiter la politique des écoles et de l'éducation pour défier les syndicats et autres obstacles au profit. Et, avec le reste de la classe des propriétaires, ils ont largement réussi à normaliser la mort de masse, en excluant de meilleurs futurs.
Les écoles, en tant que lieux importants de reproduction sociale, filet de sécurité pour les enfants et les parents, et institutions publiques avec une main d'œuvre organisée, se sont avérées être le laboratoire parfait pour expérimenter le rejet des mesures d'atténuation du Covid. De manière tout aussi cruciale, elles ont été le lieu du développement d'une rhétorique autour du Covid, qui a été déployée pour justifier l'abandon désinvolte des mesures de santé publique. Lorsque les écoles ont abandonné les exigences de port du masque, les partisans de cet abandon ont fait appel au concept de choix des parents. Mais le choix individuel est un cadre désastreusement inadéquat pour traiter de problèmes collectifs comme un virus respiratoire. En laissant à certaines personnes le "choix" de rejeter les mesures de sécurité face au Covid, on empêche la sécurité et le bien-être des autres.
Le fait de privilégier le "choix individuel" pour prendre des décisions dans un monde social intrinsèquement interdépendant est au mieux limité, et le plus souvent totalement absurde. Il devrait être évident que nos choix affectent d'autres personnes, surtout lorsqu'il s'agit de transmission virale par voie aérienne. Pourtant, le paradigme du choix individuel imprègne la vie sociale aux États-Unis, dans les domaines de la politique de la reproduction et de l'éducation, et dans bien d'autres encore. Abstraitement, le "choix" remplace la justice et l'équité, et se substitue aux allocations de ressources matérielles qui donneraient un sens à la capacité de choisir. Le choix, aussi illusoire soit-il, empêche également toute critique - si l'on offre le choix à quelqu'un·e, de quoi pourrait-iel bien se plaindre ?
Nous déplorons que le choix entre des alternatives sous-optimales et sévèrement limitées constitue une base insuffisante pour une philosophie de la liberté, y compris de la liberté individuelle. Comme nous l'avons vu à maintes reprises au cours de la pandémie, les luttes féroces autour d’ alternatives de faible importance ont pratiquement supplanté le débat public sur les contours plus larges de la réponse à la pandémie. Ayant renoncé à ralentir la transmission, les débats tournent maintenant autour de la manière de vivre un minimum de vie "normale" au milieu de taux de maladie et de décès massifs sans précédent dans les temps modernes.
L'argument d'Emily Oster est qu'elle offre un soulagement : un soulagement pour les parents, pour les mères comme elle. La pandémie a révélé à quel point la façon de penser d'Oster, son pedigree d'experte, sa grande popularité et son accès aux médias ont été utiles à des intérêts à but lucratif. Cela a également clarifié que le "choix" qu'elle justifie est en réalité le "choix" de se défaire de ses obligations envers les autres : la permission qu'elle offre aux parents aisés de se désengager du contrat social. Pendant que les privilégié·es cherchent à revenir à la normale - ou à une version plus malade et plus pauvre de celle-ci - le Covid continuera à infecter et à tuer la classe ouvrière et les personnes de couleur dans des taux disproportionnés.
Notre echec face à la pandémie, qui a fait un million de morts jusqu'à présent, a été fondée sur le remplacement total des valeurs morales ou éthiques partagées par des hypothèses individualistes sur les risques, les bénéfices et la valeur. Les réalités d'une épidémie de maladie infectieuse se sont révélées très gênantes pour les privilégié·es, les intérêts du capital et les idéologues de droite qui travaillent à justifier ces hiérarchies. Le reste d'entre nous doit se tourner vers l'action collective et la solidarité, qui sont les conditions préalables essentielles pour répondre aux besoins sociaux, affronter les crises planétaires et œuvrer pour un monde qui ne sacrifie pas le bien social sur l'autel de l'intérêt personnel.
Publication originale (22/03/2022) :
Protean