Qu'est-ce que les politiques anti-genre et anti-vaccins ont en commun ? | Ann-Kathrin Rothermel
Alors que ce n’est toujours pas une évidence, dans une perspective intersectionnelle et une prise de position féministe, la défense des personnes vulnérables aux effets de la pandémie doit faire partie intégrante des revendications féministes.
par Ann-Kathrin Rothermel, doctorante et associée de recherche à l'université de Potsdam et à la Graduate School for Global and Transregional Studies de Berlin. Elle est également membre de l'Institut de recherche sur le suprémacisme masculin. Ses recherches portent sur le rôle du genre en ce qui concerne la radicalisation et la contre-radicalisation dans le terrorisme et l'extrémisme violent. Elle a publié plusieurs articles sur la radicalisation dans les mouvements en ligne antiféministes et suprémacistes masculins.
Persistance des récits anti-genre
Vers la fin du mois de janvier 2022, un mouvement de camionneurs canadiens, qui se fait appeler "Convoi de la Liberté", a fait la une des journaux pour son opposition bruyante et partiellement violente aux obligations vaccinales transfrontalières entre les États-Unis et le Canada. Les manifestations se sont rapidement transformées en un mélange d'activisme anti-gouvernemental et d'extrême droite, avec l'apparition fréquente de drapeaux confédérés et de références à la révolte du 6 janvier. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres qui montre comment les débats qui entoure le confinement, les masques et les vaccins sont devenus un nouveau champ de bataille pour l'extrême droite. Alors que les recoupements entre le Covid-19 et l'activisme d'extrême droite a été reconnu et discuté par les journalistes et les universitaires, il y a eu peu ou pas de commentaires sur la similitude avec les mouvements anti-genre des années 2010.
À l'époque, des mouvements internationaux se sont mobilisés pour s'opposer à ce qu'ils appelaient "la théorie du genre" en Europe et en Amérique. La "théorie du genre" a été qualifiée de signifiant vide parce qu'elle est si ambiguë et imprécise qu'elle a servi de canevas à toute une série de contestations de droite telles que la contestation du droit au mariage homosexuel, à l'avortement et à l'inclusion des expériences queer dans les programmes scolaires. Au cœur de ces différents griefs "anti-genre" se trouve le rejet de la connaissance que le genre est socialement construit et qu'il s'étend au delà de la binarité masculin/féminin. Alors que les mouvements anti-genre ont perdu la plupart de leur assise populaire au cours de la dernière décennie - à l'exception des États-Unis, où une nouvelle vague de protestations contre le matériel d'apprentissage incluant des expériences queer a récemment fait la une des journaux - le rejet de la diversité des genres est devenu un élément structurant de l'extrême droite et a rassemblé ses partisan·es dans toutes les régions du monde.
La comparaison de ces discours anti-genre avec les discours qui sous-tendent les récents mouvements opposés aux mesures d’atténuation du covid peut apporter un nouvel éclairage sur le rôle du genre dans les mobilisations anti-vaccins actuelles et montrer comment les deux récits rejettent les données académiques et déshumanisent cell·eux qui sont déjà vulnérables socialement.
La "bonne science" et la "mauvaise science"
Un aspect important, qui unit les récits autour du genre et de la pandémie, est le rejet du savoir académique. L'anti-intellectualisme qui fait partie de longue date des discours populistes de droite tire profit d'une vision de l'université comme d'une tour d'ivoire détachée où les élites complotent contre le peuple. La représentation des universités comme des espaces de propagande de la gauche radicale ou du "marxisme culturel" peut facilement être mobilisée pour discréditer l'analyse scientifique.
Au cours de la dernière décennie, ce point de vue anti-académique s'est surtout limité aux sciences sociales et aux études de genre. L'attaque contre les sciences sociales les qualifiant de propagande illégitime a été soutenue de manière évidente par le Premier ministre hongrois Viktor Orban, qui a réussi à supprimer les études de genre dans toute la Hongrie. Mais cette stratégie n'est pas spécifique à l'Europe ; elle a progressé dans de nombreux pays et continents. Par exemple, aux États-Unis, Tucker Carlson de Fox News, une figure médiatique de droite, est connu pour avoir des opinions grotesques sur les études de genre. Dans une émission récente, il a rendu les études de genre responsables de l'échec de l'intervention américaine en Afghanistan. Carlson utilise souvent des références aux sciences naturelles pour étayer ses affirmations et justifier le rejet des sciences sociales, opposant ainsi les "vraies sciences" comme la biologie à une "fausse" science sociale, même si la plupart des études biologiques confirment plutôt qu'elles ne réfutent la diversité des genres.
Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, la ligne de partition entre "bonne science" et "mauvaise science" est remise en question. Les mesures visant à atténuer les effets du Covid-19 telles que les vaccins, le confinement et le port du masque sont des produits de la recherche universitaire ce qui les expose à la critique. L'expertise en matière de santé publique est visée parce qu'il s'agit d'un domaine qui recoupe les sciences sociales et naturelles, mais la colère des antivax s'étend également au cœur même des sciences naturelles lorsqu'iels contestent et attaquent les résultats d’études médicales et biologiques. La pandémie a fait évoluer les discours de droite d'un rejet des sciences sociales vers un rejet plus général de la science et de l'autorité académique en tant que telle (à l'exception de quelques "vrai·es" universitaires trié·es sur le volet qui se trouvent défendre des causes de droite).
Le savoir académique contre le "bon sens"
Pour justifier ce rejet de la science et des institutions académiques, les discours de droite créent une dichotomie entre le savoir rationnel, raisonnable et "de bon sens" du plus grand nombre et les zélateur·ices irrationnel·les, hystériques et victimes d'un lavage de cerveau sur les campus, devenus la proie de la propagande d'une élite toute puissante. Dans le contexte de l'activisme anti-genre, cette représentation est illustrée par l'image du "social justice warrior" ou "guerrier·e de la justice sociale" (SJW). Cette figure est passée des réseaux internet d'extrême droite à la culture mainstream et a été diffusée dans d'innombrables mèmes. Elle est fortement sexuée et truffée de stéréotypes misogynes. L'image présente le ou la SJW, essentiellement féminine, comme irrationnel·le, hystérique, incompétent·e et soutenu·e par une élite universitaire supposée très influente. En raison de la rage irrationnelle que les femmes sont accusées d'avoir, les SJW sont également dépeint·es comme prêt·es à infliger des violences à cell·eux qui ne sont pas d'accord avec ell·eux sur les "sujets de gauche" de la justice sociale. Parmi les sujets les plus souvent évoqués figurent l'identité de genre et les vaccins. Identifier les expert·es académiques en études de genre et en santé (publique) comme irrationnel·les mais simultanément puissant·es et violent·es permet à la fois de délégitimer le savoir académique et de justifier la résistance à celui-ci comme un acte d'autodéfense issu de la raison et du bon sens.
Construire les menaces "physiques"
Le fait de présenter de manière mensongère son propre activisme comme de l’autodéfense face à l'oppression est un élément qui unit les mobilisations populistes et fascistes de droite dans tous les contextes géographiques et sociaux. Un parallèle frappant entre les récits anti-genre et anti-vaccins est la façon dont les menaces auxquelles ils prétendent répondre sont présentées comme une menace directe à l'intégrité et à l'autonomie du corps physique. Sans tenir compte du fait que l'idée de la diversité des genres est étroitement liée à la lutte pour l'autonomie corporelle plutôt que contre elle, les récits de l'"idéologie" anti-genre affirment presque toujours que l'intention des "tenant·es de la théorie du genre" est de briser le corps hétérosexuel binaire et de le remplacer par un idéal a-genre. Cet argument est basé sur la conviction fondamentale des militant·es de droite que le corps d'une personne ne doit pas être autre chose qu'un corps conforme aux normes cis-hétéro. Les corps différents deviennent donc automatiquement une menace pour leur propre corps, une affirmation courante dans les discours anti-trans. Dans le cas des vaccins, des masques et des confinements, le lien entre cette position de droite et le corps de l'individu est encore plus directement tangible. Une affirmation particulièrement puissante (bien que fausse) de la droite est que les vaccins à ARNm modifient l'ADN des personnes vaccinées.
Un autre aspect qui mérite une attention particulière et qui joue un rôle crucial dans les deux narration est « l’enfant ». L'idée que les enfants souffrent extraordinairement des masques, des vaccins et des confinements a été centrale tout au long de la pandémie, même si leur exposition au virus n'a pas suscité le même niveau d'inquiétude et de résistance. Certains parents ont opposé une résistance farouche aux fermetures d'écoles et à la vaccination dans les écoles au nom de la sécurité des enfants (alors que, dans le même temps, certain·es étudiant·es plaidaient pour davantage de mesures). Cela ressemble au discours conservateur qui présente l'égalité des sexes et le matériel éducatif antiraciste dans les écoles comme une ingérence indue de l'État dans la vie familiale. À la base de ce discours se trouve l'idée que la famille est une unité apolitique. Il s'agit d'une hypothèse qui a toujours été contestée par les théoriciennes et les militantes féministes, car elle occulte la manière dont les structures d'exclusion et de violence de la société sont reconduites depuis des siècles par la politique familialiste.
Conséquence : des politiques de déshumanisation
C'est dans cette occultation de l'exclusion et de la violence des structures sociétales existantes, ou plus précisément dans les processus de déshumanisation qui les sous tendent, que l'on trouve les recoupements les plus horribles entre les discours anti-genre et anti-vaccins de la droite. Au fond, les politiques d'égalité des sexes et de nombreuses mesures d'atténuation pandémique servent et protègent des groupes particulièrement vulnérables, tant en raison de leur santé physique que de leur identité sexuelle et de genre. En outre, il a été démontré que la pandémie et les violences sexistes interagissent avec les structures sociales racistes et classistes pour affecter de manière disproportionnée les communautés racisées. Si les mesures de prévention telles que les masques, les vaccins et les confinements ont tendance à être justifiées de diverses manières (plus ou moins problématique), elles offrent néanmoins un moyen de protéger les personnes les plus vulnérables au virus. De la même manière, les politiques féministes sont pour la plupart orientées vers les personnes particulièrement vulnérables à la pandémie (sociale) qu’est le patriarcat.
La défense des droits des personnes LGBTIQ+ vise à contrer la violence structurelle et interpersonnelle qu'elles subissent par le maintient du statu quo. Les discours de droite vont dans la direction opposée. Les discours de droite ne se contentent pas de nier la nécessité des vaccins et de l'égalité des sexes ; ils nient l'existence même et la légitimité de cell·eux dont la vie dépend de ces mesures politiques. Dans les deux discours, cela devient une évidence flagrante dans l'assurance très souvent exprimée : "Il n'y en a pas beaucoup". Ces discours négligent les expériences réelles de tou·tes cell·eux qui ne sont pas jeunes, valides, cis, hétéros ou blanc·hes, doté·es de privilèges. Si cela a toujours été évident dans les discours anti-genre, où ces expériences sont souvent simplement présentées comme des mensonges, le discours anti-Covid expose de manière encore plus flagrante la violence absolue et inimaginable de la bio-politique de droite.
L'objectif du combat féministe a toujours été de rendre visible les abus subis au sein des structures discriminantes d'un patriarcat cis-hétéro intrinsèquement raciste qui est à la base de la société. Comme le montrent clairement les parallèles entre les discours de droite sur le genre et la pandémie, cela inclut les personnes dont la vie et la santé sont en jeu à cause de la pandémie de Covid-19, dont beaucoup sont également victimes des pandémies systémiques croisées du capitalisme, du racisme et du patriarcat. Alors que ce n’est toujours pas une évidence, dans une perspective intersectionnelle et une prise de position féministe, la défense des personnes vulnérables aux effets de la pandémie doit faire partie intégrante des revendications féministes.
Publication originale (20/04/2022):
WIIS Blog