Perspective anarchiste sur les vaccins, les masques et l’égale liberté | Søren Hough
Le refus des masques et des vaccins est l'expression d'un mépris total pour les pauvres, les personnes immunodéprimées, les personnes âgées et les personnes handicapées. Il est anti-science, et il est fondamentalement anti-anarchiste.
par Søren Hough, doctorant. Biologiste spécialiste du cancer. Rédacteur scientifique. Journaliste/rédacteur indépendant. Rédacteur à Science for the People et The Commoner. Fondateur/rédacteur en chef de Movie Fail.
La position anarchiste sur la vaccination est simple : réduire la propagation des maladies vous protège, vous et votre communauté. Se faire vacciner réduit la pression sur les ressources hospitalières et contribue à ralentir la diffusion de la maladie. Ceci, à son tour, empêche la mutation du virus en de nouveaux variants potentiellement mortels et aide à garder celleux qui vous entourent en bonne santé. La même logique s'applique au port de masques. Si, en tant qu'anarchistes, nous nous efforçons de maximiser le bien-être et la liberté de chacun, les masques et les vaccins sont la seule option viable au milieu d'une pandémie mondiale.
Il faut rappeler à celleux qui prétendent que porter un masque ou se faire vacciner est une atteinte à la liberté que nos libertés sont intrinsèquement limitées par la protection et le bien-être d'autrui ; toute atteinte à la santé d'autrui constitue donc une propre forme de coercition. C'est le concept d'"égale liberté" qui est employé par une grande partie du spectre politique, y compris les anarchistes. Dans son essai de 1932 intitulé "Anarchisme et traditions américaines", Voltairine de Cleyre cite le désir des révolutionnaires américains de "fixer les limites de l'intérêt commun à la ligne où la liberté des uns empiète sur celle des autres" et réaffirme que "l'égale liberté est l'idéal politique".
Vous ne devriez pas, par exemple, courir à travers une salle bondée en agitant une batte de baseball, car même si vous avez la liberté de le faire dans le vide, dans la pratique, les personnes qui vous entourent risquent d'être blessées. Conscients de notre responsabilité à l'égard de l'égale liberté des autres, nous ne pouvons tolérer que des individus deviennent volontairement des vecteurs de préjudice pour la communauté. Par conséquent, nous ne pouvons pas permettre à ceux qui sont médicalement admissibles mais qui refusent le vaccin de détourner le langage libertaire à des fins réactionnaires et antiscientifiques. Ils confondent pernicieusement la contrainte réelle de devoir vivre parmi des collègues et des voisins contagieux avec la "contrainte" de devoir porter un masque ou de se faire vacciner. La prise en compte de l'égale liberté par la prévention des risques est, comme le répète Errico Malatesta, une évidence pour tous les humains : "Le concept de liberté pour tous, qui implique inévitablement le précepte que la liberté de chacun est limitée par l'égale liberté des autres, est un concept humain".
Se faire vacciner n'a rien à voir non plus avec le fait d'adhérer aux règles gouvernementales ou de soutenir les entreprises pharmaceutiques. Les intérêts de l'État et du capital sont sans rapport avec la nécessité de vacciner la population. Comme nous l'avons vu au cours de la pandémie, les caprices du gouvernement ont eu peu de rapport avec la science et beaucoup plus avec l'enrichissement des classes supérieures. Quant aux entreprises qui produisent les vaccins et les équipements de protection, elles ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour restreindre l'accès au vaccin à de vastes pans du monde et obtenir des contrats douteux de la part des personnes au pouvoir. Elles ne devraient pas être un quelconque point de référence pour les anarchistes dans leur prise de décision.
Ne vous y trompez pas : les anarchistes doivent rejeter tout État obligeant à se faire vacciner sous peine de sanction (que ce soit par des amendes ou des peines de prison). Revenons un instant à de Cleyre, qui poursuit son appel à une égale liberté en rejetant la solution libérale pour la garantir : le gouvernement. Elle affirme que les premiers révolutionnaires américains pensaient que "la solution la plus proche d'une égale liberté pouvait être assurée par la règle de la majorité " qui finirait inévitablement par être " manipulée par une très petite minorité ". Au lieu de cela, elle propose que les anarchistes se tournent vers "l'association volontaire de ceux qui se sentent concernés par la prise en charge de questions d'intérêt commun, sans coercition de la part de ceux qui ne sont pas intéressés ou qui s'y opposent". En d'autres termes, de Cleyre préconise que la communauté s'occupe des préoccupations communes en coopération, et que ceux qui ne se sentent pas concernés quittent la communauté afin de ne pas mettre les autres en danger. Dans le contexte du COVID-19, cela signifie se masquer et se vacciner, ou s'isoler pour assurer la protection des autres - mais cela n’autorise personne à mettre les autres en danger, et cela n'implique pas les diktats carcéraux de l'État.
La coercition imposée par l'État est déjà un problème important en Grèce et en Italie, et l'Autriche est sur le point de suivre. Nous devons conceptualiser cela comme nous le faisons pour tout comportement prescrit par l'État - c'est-à-dire, indépendamment de ce que nous faisons en tant qu'anarchistes. Considérez le fait que pratiquement tous les États ont rendu illégal le fait que des individus s'entretuent. Cependant, on pourrait espérer que la raison pour laquelle la grande majorité des gens ne commettent pas de meurtre n'est pas parce que c'est illégal, mais plutôt parce que c'est immoral et destructeur pour la société. De même, les anarchistes ne devraient pas se faire vacciner à cause des directives du gouvernement (qu'elles soient appliquées ou non), mais parce que c'est la chose la plus solidaire, empathique et libératrice à faire. Nous ne devrions pas non plus défier automatiquement les directives comme si nous étions de simples contrarians (anticonformistes libertariens Ndt) plutôt que des personnes ayant des principes ; c’est seulement l'État qui exerce une fois de plus son contrôle sur nous. En résumé : quand le gouvernement dit de porter des masques, portez des masques. Et quand il dit de ne pas porter de masques, portez-en quand même.
Les dangers des obligations d'État sont évidents. Comme tout anarchiste ou abolitionniste le sait, augmenter les attributions légales du complexe industriel carcéral raciste ne fait que renforcer son pouvoir de répression des pauvres et des travailleurs et il faut s'y opposer pour cette seule raison. Prenons l'exemple d'une communauté noire à Panola, en Alabama, qui a dû se battre pour faire venir des vaccins dans sa région ; le centre de vaccination le plus proche de Panola se trouvait à plus de trente kilomètres. Pour eux, une loi sur les vaccins obligatoires aurait été difficile si ce n'est impossible à respecter, les laissant à la merci de la police et des tribunaux.
Pensez aussi au nombre de personnes qui ont peur de se faire vacciner - non pas parce qu'elles s'inquiètent de la fiabilité des vaccins eux-mêmes, mais parce que leur statut d'immigrant est en cause, ou parce qu'elles connaissent l'histoire du racisme en médecine. Dans les pays où les soins de santé sont privatisés, la crainte d'une dette potentiellement ruineuse peut également éloigner les personnes non assurées des centres de vaccination. Menacer ces personnes d'une amende, voire d'une peine de prison, aide-t-il vraiment à résoudre le problème ? Ou cela pourrait-il, comme certains le craignent, avoir "un impact négatif substantiel sur l'adhésion volontaire" dans certaines populations, en alimentant le sentiment anti-vaccination au lieu de le réduire ?
Pourtant, aussi forte que soit l'aversion que nous inspirent nos gouvernements, elle ne change rien à la science qui démontre l'extraordinaire efficacité (et la fiabilité) des vaccins pour réduire les pires conséquences associées à l'infection par le SRAS-CoV-2, notamment l'hospitalisation, la mortalité et le "Covid long ". Elle ne change rien aux preuves qui montrent clairement que la vaccination offre une protection plus forte, plus durable et moins risquée que l'immunité naturelle. Cela ne change rien au fait que les masques chirurgicaux (et surtout les masques FFP2/N95) sont d'excellentes barrières contre la transmission.
Si nous acceptons ces données empiriques solides comme étant vraies, et nous devrions le faire, alors nous devrions comprendre les préjudices associés à l'absence de port de masque ou de vaccination. Nous devrions encourager nos amis, nos pairs, nos collègues de travail et nos voisins à se faire vacciner et à utiliser des masques plutôt que de les écarter de ces options. Résister aux mesures de base visant à se protéger et à protéger les autres pendant la pandémie au nom d'un prétendu "anti-autoritarisme" n'est rien d'autre que la manifestation d'une autorité sur ceux qui n'ont pas accès aux masques ou aux vaccins. Le refus des masques et des vaccins est l'expression d'un mépris total pour les pauvres, les personnes immunodéprimées, les personnes âgées et les personnes handicapées. Il est anti-science, et il est fondamentalement anti-anarchiste.
La propriété intellectuelle est un fléau
Lorsque les scientifiques de l'Université d'Oxford ont mis au point leur vaccin à base d'ADN contre le COVID-19, l'université a déclaré qu'elle souhaitait que le médicament soit diffusé dans le cadre de "licences non exclusives et libres de droits pour soutenir une distribution gratuite et à prix coûtant" pendant la pandémie. Ce fut un moment révélateur quand en 2020 Kaiser Health News a rapporté que la Fondation Gates avait agi en coulisses pour encourager Oxford à donner des droits exclusifs à AstraZeneca. Cela correspondait bien à la position générale de Bill Gates en faveur de la protection de la propriété intellectuelle ; son opposition publique à la renonciation à la propriété intellectuelle aux États-Unis a placé Bill Gates dans le petit camp qui plaide pour que le Nord global refuse l'accès aux vaccins à une grande partie du monde en développement. Avec le partenariat AstraZeneca, un vaccin prometteur est encore resté en sécurité entre les mains étroites de l'entreprise privée. Avec Pfizer, Moderna et Johnson & Johnson, la question d'un vaccin sans propriété intellectuelle ne semble pas du tout avoir été envisagée.
Ces deux vaccins sont vendus à des fins lucratives. Le vaccin d'AstraZeneca était vendu au prix coûtant, mais il est déjà en train de passer à un modèle à but lucratif.
Il est important d'examiner les conséquences concrètes de ces décisions. En décembre 2021, la People's Vaccine Alliance a rapporté que "davantage de doses de vaccins COVID-19 ont été livrées à l'UE, au Royaume-Uni et aux États-Unis au cours des six semaines précédant Noël que les pays africains n'en ont reçu pendant toute l'année". Les chercheurs d'Afrique du Sud, la base régionale de l'Organisation Mondiale de la Santé pour la recherche sur les vaccins à ARNm, ont pris un retard considérable dans la création de leurs propres vaccins parce que Moderna a refusé de partager ses protocoles avec les scientifiques locaux. La conséquence est évidente : plus de personnes non vaccinées, et plus de décès. En mars 2022, moins de 12 % de la population africaine avait été entièrement vaccinée ; en Europe, ce chiffre est supérieur à 60 %. Les entreprises pharmaceutiques, qui ont fait miroiter au monde leur prétendue compétence en matière de distribution de vaccins, ont bloqué le flux d'approvisionnement et condamné des régions entières à souffrir d'une maladie évitable. En guise de punition, ces sociétés ont reçu des milliards de dollars de bénéfices.
Nous vivons une pandémie mondiale. Le SRAS-CoV-2 ne respecte pas les frontières des États. Il se répand comme une traînée de poudre et, à mesure qu'il se propage, il incube dans la population, ce qui donne lieu à de nouveaux variants présentant divers degrés de transmissibilité et de virulence. Les chances que cela se produise augmentent considérablement lorsque les vaccins et les mesures préventives, comme le port du masque, ne sont pas respectés. Et pendant ce temps, ceux qui vivent dans le Sud global non vacciné de manière disproportionnée meurent en raison des effets directs et indirects de la pandémie, y compris en raison des sanctions imposées par les États-Unis. Nous avons vu un scénario similaire se dérouler il y a dix ans, lorsque des institutions occidentales comme l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) refusent d'accorder des exemptions de brevets aux États africains qui luttent contre la pandémie de sida. Il est impossible d'écarter l'impérialisme comme facteur déterminant des souffrances du Sud lorsque la maladie se déclare.
En tant qu'anarchistes, nous pouvons critiquer l'industrie de fond en comble : le profit tiré des médicaments qui sauvent des vies, la restriction de l'accès aux médicaments en fonction de la richesse et de la géographie, et le fait de garder secrètes les recettes qui pourraient permettre la production de masse de médicaments essentiels. L'anarchiste Vyvian Raoul l'explique succinctement : "Si vous possédez le brevet du remède, vous vous positionnez automatiquement contre la prévention". L'amoralité fondée sur le profit est typique du capitalisme au sens large. Sous la lumière crue des soins de santé, son mode grotesque et insensible devient encore plus laid et plus mortel.
Cette critique de la propriété intellectuelle n'est pas propre aux anarchistes. L'historien David Noble, dans son livre American By Design (1977), observe astucieusement que "l'inventeur, qui était à l'origine du système des brevets, avait de plus en plus tendance à "abandonner" son brevet en échange de la sécurité de l'entreprise ; il vendait ou concédait les droits de son brevet à des sociétés industrielles ou les cédait à la société dont il devenait l'employé, troquant son génie contre un salaire". Nous pouvons voir dans le cas d'AstraZeneca que Noble a préfiguré notre situation exacte. Noble cite également l'avocat Edwin J. Prindle, qui observait en 1906 que "les brevets sont la seule forme légale de monopole absolu". En effet, cette mainmise monopolistique sur la médecine a eu des conséquences désastreuses dans cette pandémie, et continuera à en avoir tant qu'elle sera autorisée et encouragée.
N'oubliez pas que les États-nations ont également échoué dans leur tentative d'atténuer l'un ou l'autre de ces problèmes. Les États-Unis ont refusé de s'attaquer au problème de la propriété intellectuelle sur les traitements essentiels pendant de nombreux mois décisifs. Une fois qu'ils ont cédé, l'Allemagne s'est mise en travers de leur chemin. Il ne s'agit pas d'entreprises qui bloquent l'approvisionnement, mais de pays, même si l'on vous pardonnera de confondre les deux. Et pourtant, malgré toutes leurs fanfaronnades sur les crises de santé publique et les droits de l'homme, ils n'ont pas jugé bon de permettre le développement et la distribution de vaccins dans des pays qui en ont désespérément besoin.
On demande souvent aux anarchistes comment ils feront pour coordonner la production de masse sur de vastes distances mondiales, mais comment nos fameux États-nations et entreprises s'en sortent-ils ? Il suffit de regarder le programme COVAX pour avoir une idée de leur profonde incompétence, ou peut-être de leur désintérêt, à vacciner réellement la population mondiale. Des centaines de millions de vaccins n'ont toujours pas été livrés malgré les promesses des nations riches. Au niveau national, le financement du programme COVID disparaît rapidement, alors même que l'armée bénéficie d'une nouvelle augmentation de son énorme budget. Nous savons que les recherches financées par des fonds publics ont la capacité de se développer pour répondre aux besoins internationaux, comme le démontre Vanessa A. Bee dans son article sur la fabrication du vaccin contre Ebola. Quel est donc le problème ?
Les vrais coupables sont l'avidité et un intense esprit d'auto-préservation nationale : les accords de préachat enrichissent les entreprises qui produisent les vaccins tout en garantissant la priorité de la distribution nationale sur le reste du monde. Les intrigues géopolitiques superficielles et chauvines jouent également un rôle, tout comme la condescendance raciste, comme le souligne Adam Johnson. Pendant ce temps, comme nous l'avons vu, le Sud est obligé d'attendre la bonne volonté et la coordination de ces pays pour faire don de leurs vaccins, car le Nord ne permet pas au Sud de produire les vaccins lui-même. Cela ne fait que renforcer l'autorité des pays puissants sur ceux qui ont moins de ressources - tout en les affaiblissant économiquement et en augmentant leur dépendance.
Lumières vives
Mais tout n'est pas si sombre.
Les mouvements Free The Vaccine et People's Vaccine ont remis en question le statu quo depuis le début de la pandémie. Ces organisations se sont efforcées de dénoncer les grandes universités et les grandes entreprises qui s'efforcent de préserver la propriété intellectuelle plutôt que de la partager avec le monde entier. Ils ont contribué à construire une résistance active à la manière de Jonas Salk, qui, interrogé sur le brevetage de son vaccin contre la polio, avait eu cette réponse restée célèbre : "Il n'y a pas de brevet. Pourriez-vous breveter le soleil ?
Nous avons déjà des exemples de chercheurs qui font vivre ces idéaux. Des scientifiques sud-africains ont été chargés d'effectuer une rétro-ingénierie du vaccin Moderna, et il semble qu'ils y soient déjà parvenus. Cette percée pourrait débloquer un potentiel énorme pour les efforts de vaccination africains. Il s'agit d'une répudiation directe de l'exigence du Nord de maintenir un monopole sur des traitements vitaux. Entre-temps, une tentative de poursuivre les objectifs des scientifiques d'Oxford semble porter ses fruits au Texas. Les scientifiques du Baylor College of Medicine ont mis au point un nouveau vaccin appelé Corbevax qu'ils s'engagent à diffuser sans brevet.
En tant qu'anarchistes, nous devons défier toutes les structures de pouvoir telles qu'elles existent. Cela signifie briser l'hégémonie des entreprises et des nations pour lutter contre le droit de la propriété intellectuelle en faveur de l'accès universel à la médecine. Cela signifie, comme certains médecins l'ont noblement tenté, refuser d'adhérer à des règles absurdes et autodestructrices concernant la mise au rebut des vaccins utilisables. Cela signifie suivre les données scientifiques jusqu'aux conclusions logiques, notamment que les vaccins et les masques sont sûrs, efficaces et constituent deux de nos meilleurs outils pour ralentir le virus et protéger nos semblables. Et cela signifie s'engager dans l'aide mutuelle pour aider nos communautés locales et élargies à fabriquer et distribuer des masques et de la nourriture à ceux qui en ont besoin.
Nous ne pouvons pas nous tourner vers le Capital ou l'État pour obtenir des réponses car leur seul objectif, prouvé à maintes reprises, est l'enrichissement personnel et l'expansion du pouvoir. La vérité est que nous nous protégeons nous-mêmes - alors allons-y.
Publication originale (25/03/2022) :
The Commoner