Personne ne doit être oublié ni mis de côté
Anarchie, confinement et crypto-eugénisme.
Publié le 23 décembre 2021 sur Paris-Luttes.info
Alors que la #5emeVagueBlanquer submerge actuellement les enfants et qu’un nouveau variant à fort échappement immunitaire connait une croissance inédite, la ritournelle crypto-eugéniste du déni reprend de plus belle, du sommet de l’État aux plateaux télé du libéralisme autoritaire, et ce jusqu’à trouver des relais au sein des milieux militants. Dans ce texte, des anarchistes proposent une autocritique des tendances du mouvement qui assimilent toutes mesures de prévention à de la répression, et légitiment ainsi des positions ultralibérales et validistes. Il nous a semblé que les questions soulevées ici pouvaient résonner bien au-delà du seul mouvement anarchiste, car prendre au sérieux la gravité de l’épidémie est la seule voie pour sortir de notre impuissance politique.
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Un texte soumis anonymement à Montreal Counter-Info en mars 2021, critiquant les idées covidonégationnistes, conspirationnistes et « anti-confinement » au sein du mouvement anarchiste.
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Anarchie, confinement et crypto-eugénisme : Une réponse critique de quelques anarchistes du Pays de Galles et d’Angleterre
« La crise du Covid19 a présenté un défi pour les anarchistes et les autres personnes qui croient en une vie pleinement autonome et libérée » – c’est ce que déclare une récente contribution à Montreal Counter-info. Ces mots résonnent assurément avec nos expériences. Le mouvement anarchiste au Royaume-Uni n’est pas seulement confronté à un défi, il est lui-même en crise. Flics infiltrés, interdiction de squatter, agresseurs, corbynisme, TERFs – la liste est longue, et le virus a déjà trouvé la « scène » dans un triste état. Mais le Covid-19 représente quelque chose de différent, et sur ce point nous sommes d’accord avec l’analyse de Montréal. C’est aussi là que notre accord s’arrête. Dans le texte qui suit, nous critiquons cette analyse – car ses arguments sont similaires à ceux que nous avons entendus parmi nos amis et même nos camarades au cours des derniers mois. Bien que l’épidémie au Royaume-Uni semble être en baisse, les tendances qui lui sont associées demeurent. Le texte appelle des critiques sérieuses, et nous offrons donc ce qui suit dans un esprit de lutte contre le présent.
« Les politiciens », commence leur texte, « mentent », et big pharma a exploité la pandémie. Peut-être pouvons-nous être d’accord sur quelques points de plus ! Au Royaume-Uni, on nous a dit que le virus n’était qu’une grippe et qu’il fallait continuer à travailler comme d’habitude. (À l’heure où nous écrivons ces lignes, le nombre de décès s’élève à plus de 125 000). Et on nous a parlé du vaccin d’Oxford, un vaccin populaire sans brevet ni frontières (une illusion qui est rapidement tombée lorsque l’État est revenu au nationalisme vaccinal). Mais ce ne sont pas ces mensonges que les auteurs ont à l’esprit. Ils affirment plutôt que les politiciens et les médias ont savamment exagéré la menace du virus, dans le cadre d’un plan astucieux visant à imposer des mesures de confinement et à récolter des profits pharmaceutiques. (Les sociétés de désinfectants pour les mains sont sûrement aussi derrière tout cela…) Les anarchistes, nous dit-on alors, ont cru à ce puissant mensonge. Par un « admirable [ !] désir de bien traiter les personnes âgées et les infirmes », l’État a réussi à « pirater nos cœurs et nos esprits ».
Cette idée, aussi séduisante soit-elle, n’est qu’une pâle ombre de la réalité. La menace du Covid-19 n’est pas une conspiration, pas plus que le Covid-19 lui-même. Elle n’est pas le résultat d’un battage médiatique, pas plus qu’elle n’est le produit du cerveau de Bill Gates ou transmise par les tours 5G. Il est la conséquence directe d’une grave destruction écologique et des conditions de vie toxiques du capitalisme. L’ayant fait naître, elle est bien sûr « exploitée » par le capital et l’État. Comme le note cette critique, il est peu probable que le capitalisme l’éradique, même si certains États revendiquent ceci comme étant leur objectif. Au lieu de cela, elle est gérée, incorporée, capitalisée. Il s’agit d’un niveau bien plus fondamental que la création de profits pour certaines entreprises pharmaceutiques – nous assistons dans le noyau colonial à une restructuration historique du travail et de la composition des classes. Leur critique commence à gratter cette surface (ils décrivent les confinements comme « classistes », comme si l’absence de confinement était sans rapport de classes !) En creusant un peu plus profondément, nous voyons que le capitalisme fait face à une contradiction familière : exploiter les travailleurs, mais s’assurer qu’il y aura des travailleurs à exploiter demain. Gérer le virus, gérer la production. Comme l’inflation, la courbe des décès doit être régulée, maintenue à un niveau correct. Partout, ce paradoxe est évident : « restez chez vous » mais « allez au travail » ! Technocrates et managers débattent de la règle des 2 mètres comme les Factory Acts du 19e siècle débattaient du rapport entre les profits, la santé et les mètres cubes par ouvrier.
Nous pouvons appeler cela le côté « positif » du capital. Bien que chaque travailleur·euses soit bon marché et remplaçable, le capital a besoin d’un réservoir de travailleur·euses. Il ne peut pas avoir tout le monde malade en même temps, et il ne peut pas se permettre de tuer une trop grande partie de sa population active. Mais il trouve et crée également des corps superflus pour la production capitaliste : des corps jetables, des corps dans les marges coloniales, des corps vieux, des corps peu ou pas productifs, des corps qui ne peuvent pas « travailler ». C’est ici que nous voyons la tendance eugénique et malthusienne du capitalisme. Cette tendance, toujours présente, s’est intensifiée ces dernières années pour les personnes handicapées, comme le démontrent les nombreuses vies perdues à cause de la réduction des allocations. Depuis les débuts de la « santé publique » au XIXe siècle, les systèmes de triage (une invention militaire) ont classé les corps selon une hiérarchie de valeur, rationnant les ressources dans des conditions de pénurie artificielle. Récemment, un algorithme de soins donnait pour résultats des consignes de ne pas réanimer les patients de Covid-19 souffrant de troubles de l’apprentissage – quand la technologie rencontre l’eugénisme « accidentel ». Le capitalisme lui-même pourrait être décrit avec précision comme un algorithme crypto-eugéniste, toujours exposé au risque de tomber dans le fascisme pur et simple. Comme le fascisme, le Covid-19 présente une menace existentielle pour la vie de certaines minorités – les handicapés prolétaires et les personnes âgées en particulier – et une mort plus lente pour les autres. Et comme le fascisme, les démocraties libérales lui permettent d’exister, le gèrent, tiennent leur monstre en laisse. Parfois, cette gestion échoue : les systèmes de soins de santé s’effondrent, la production chute. À d’autres moments, l’extrême-droite exige que le monstre soit libéré.
C’est en reconnaissant la pandémie comme une menace existentielle que « notre conversation devrait commencer ». L’article parle des anarchistes d’une part, et des personnes âgées et des « infirmes » d’autre part. C’est l’anarchiste qui est ici agent-sujet, avec à l’esprit sa liberté d’agir avec ou sans eux (les « vulnérables »). Cela fait disparaître d’emblée les anarchistes âgés, l’anarchisme du handicap. Où sont-ils, eux et leurs libertés, dans cette révolte imaginée ? Le texte continue : en tant qu’anarchistes libres, nous prenons aussi soin des autres, nous coopérons avec « consentement » et sans « contrainte ». Mais de quelle contrainte, et de quel consentement s’agit-il ? C’est une vérité simple que votre droit de boire au pub (c’est-à-dire le droit de l’entreprise de rouvrir) bousille la liberté de ceux qui courent un risque sérieux, ceux qui sont à quelques maillons de la chaîne de transmission. Ces chaînes de transmission sont nos chaînes. En tant qu’anarchistes, nous reconnaissons la violence de cette libération. Soyons clairs : ceux qui menacent les handicapés ne peuvent être acceptés. Nous ne trouverons pas la liberté dans des morgues glacées.
L’article continue en minimisant la dangerosité du Covid-19, un refrain familier. Les analyses de Montréal se transforment en Déclaration de Barrington – quand nous parlions de technocrates ! Ils citent des statistiques sur les risques moyens, masquant les risques mortels pour des minorités spécifiques (ce ne sera pas mauvais pour vous !). Ils opposent les risques du Covid au traitement du cancer (on ne peut se permettre que l’un ou l’autre !), alors que le virus est bien plus mortel pour ceux qui luttent contre le cancer. Même si le Covid-19 était un peu moins risqué (regardez, seulement 60 000 morts !), la logique crypto-eugéniste demeure. Au Royaume-Uni, nous devons analyser de manière critique les événements récents – en particulier le fait que certains organes de l’État ont ouvertement envisagé la voie d’une « immunité collective » sans vaccin. On peut supposer sans risque de se tromper que ce rêve malthusien aurait conduit à l’effondrement du système de santé et peut-être à un demi-million de décès (« pertes acceptables »).
Là où le texte appelle les anarchistes à s’interroger et à critiquer la gravité du Covid-19, nous appelons les anarchistes à réfléchir de manière critique à l’eugénisme en tant que logique du capital et de l’État. Nous devons également nous attaquer sérieusement à son histoire pénible dans la tradition anarchiste, des écrits d’Emma Goldman aux courants de pensée primitivistes et anti-civilisation. Alors que les pandémies deviennent de plus en plus présentes et que les écofascismes se banalisent, les anarchistes doivent se battre pour s’assurer que personne ne soit « mis de côté ».
Enfin, les auteurs s’attaquent à la tyrannie du confinement, affirmant qu’en tant qu’anarchistes, c’est ce que nous devrions viser, et qu’en ne le faisant pas, nous avons lâchement cédé du terrain à l’extrême-droite. Mais leur cible est à la fois abstraite et confuse. Ils utilisent les termes couvre-feu, confinement et fermetures de manière interchangeable (l’un des articles qu’ils citent décrit même le port obligatoire d’un masque comme « draconien » !) et soutiennent que ces mesures doivent être attaquées « en principe » car elles sont imposées sans « consentement ». Nous soutenons qu’en tant qu’anarchistes, il n’y a pas d’État qui puisse être consenti, et que la notion même de contrat social n’a rien à voir avec l’anarchie. Plutôt que de faire de vagues déclarations pour la #liberté dans le style de la droite du Tea party, nous devons localiser et attaquer les instruments du pouvoir et du contrôle. « Confinement » en est venu à signifier une myriade de mesures très contrastées – de demander aux gens de rester chez eux pendant des couvre-feux, de faire respecter les mesures sanitaires dérisoires et la sécurité sur le lieu de travail à la rupture des grèves, de fermer les entreprises et les écoles à des enfermements violents dans les prisons (la signification originale du terme), d’imposer des amendes aux touristes, de mettre les hôtels en quarantaine à la détention de migrants dans des camps militaires. Il devrait être évident en tant qu’anarchistes lesquelles de ces mesures nous devrions attaquer, et lesquelles nous devrions laisser tranquille – et même se battre pour.
Nous devons définir nos cibles et reconnaître nos ennemis. Le business libre n’a rien à voir avec notre liberté. S’opposer simplement aux « décrets d’en haut » du confinement est aussi vide que de soutenir toutes les protestations. Au Royaume-Uni, nous avons vu de grandes manifestations tapageuses de conspirationniste dirigées par des célébrités antisémites, mais nous avons également vu des rassemblements non politiques combattre la police – ainsi que des manifestations organisées pour les vies noires. Les États-Unis présentent une dichotomie encore plus simple. Rien ne pourrait être plus clair que la différence entre les manifestations pro-business de la fin du printemps contre les gouverneurs démocrates, et le soulèvement noir de l’été contre la police. Le premier défendait les droits des petites entreprises et a fusionné avec le mouvement des milices de droite. Le second a fait exploser la colère contre les flics, exproprié des biens et créé des espaces autonomes temporaires. En tant qu’anarchistes, nous savons où nous nous situons.
Traduction : Cabrioles