Ne laissons pas à l'extrême droite l'idée de liberté | Sergio Bologna
Dans notre tradition d'expériences, de luttes, de raisonnements et de recherches, tant le problème de la santé publique que celui des épidémies ont été abordés et examinés en profondeur.
par Sergio Bologna, professeur d’histoire du mouvement ouvrier et de la société industrielle dans diverses universités en Italie et à l'étranger de 1966 à 1983. Dans les années 1970, il a dirigé la revue "Primo Maggio".
Celle et ceux qui ont suivi avec un peu d'attention la présidence Trump et en particulier, dans les mois de la pandémie, la campagne électorale qui a conduit à sa défaite, auront remarqué avec quelle insistance lui et ses partisans prétendaient vouloir défendre la liberté des individus.
Freedom, liberté, est un mantra de l'histoire américaine, évoqué à certaines époques avec plus d'insistance, à d'autres avec moins de tension. Tout au long de la confrontation avec le communisme, par exemple, le mot liberté a été utilisé pour identifier tout ce que le communisme n'était pas. La liberté du marché avant tout, le contraire du dirigisme communiste. Le concept de liberté, que la Révolution française avait érigé en valeur suprême et en principe fondamental de la civilisation, s'est transformé dès le cours du XIXe siècle en un concept de liberté comme essence d'un certain ordre économique, d'une certaine configuration institutionnelle. Elle est passée d'une valeur qui donnait une identité à une classe, la classe bourgeoise, à une valeur qui donnait une identité au capital, tandis que les classes subordonnées brandissaient en bannière la "solidarité".
Ce qui se passe aujourd'hui est encore différent, car l'idée de liberté que l'extrême droite met en avant - et Trump appartient à l'espace de l'extrême droite - doit pouvoir se traduire par un comportement reconnu par cette "multitude" sans connotation de classe, qui résulte à la fois de la fin de l'opposition entre le modèle de la démocratie occidentale et le modèle du régime communiste, devenue dès lors une opposition générique entre "droite" et "gauche", et de la dissolution de la classe moyenne et de la fragmentation et de l'éclatement de la classe ouvrière.
Elle ne doit plus se présenter d'emblée comme synonyme d'un ordre social, économique et institutionnel particulier, mais comme la substance biologique, "naturelle", d'une humanité en quête de pur bien-être. Ainsi, la liberté devient simplement le droit de l'individu de faire ce qu'il veut pour son propre bénéfice, non seulement en dehors de toute règle, ordre et principe institutionnel - Trump encore, à titre d'exemple - mais aussi en dehors de toute considération pour l'autre que lui-même : l'individu a le droit de faire ce qu'il veut, sans se soucier de savoir si son action peut être à l'avantage ou au détriment des autres. Parce que l'autre n'existe que s'il lui est opposé, en tant qu'égal, exerçant le même droit à son propre son avantage. S'il n'est pas mon égal, je l'emporte ; s'il l'est, je le combats pour l'emporter. La régression est évidente : de la société de Locke, du contrat social de Rousseau et du libéralisme de Stuart Mills (l'exercice de ma liberté ne peut limiter celle des autres) à l'homo homini lupus de Hobbes et au darwinisme social intrinsèque à l'histoire des XIXe et XXe siècles du capitalisme prévaricateur, colonialiste, néolibéral et raciste.
L'idée de liberté qui sous-tend le comportement et la propagande antivax est la suivante : je fais ce que je veux, je veux pouvoir faire ce que je veux où je veux. C'est pourquoi nous considérons le mouvement antivax comme une expression de l'extrême droite (et il est paradoxal de voir en son sein des néo-fascistes et des néo-nazis traiter les pro-vax de fascistes et de nazis). Nous pensons que celle-ci a des idées très confuses sur les vaccins et leur gestion (nous n'avons pas les idées beaucoup plus claires et même l'OMS ne les a pas...), il y a en son sein des personnes aux idées politiques différentes et même opposées, mais toutes sont fermement convaincues que la véritable idée de la liberté est la suivante : chacun a le droit de faire ce qu'il veut et personne, surtout pas cet appareil que nous appelons l'État, n'a le droit de l'en empêcher.
(Ne confondons pas le mouvement antivax avec la mobilisation contre le passe sanitaire, ce sont deux choses différentes que nous traiterons séparément. Le fait de les mélanger a donné le leadership des manifestations de rue à l'extrême droite. Et cela montre combien la confusion règne dans la tête de tant de camarades, de travailleur·euses et de braves gens...).
Il est de plus en plus évident que le mouvement antivax est essentiellement un mouvement anti-étatique. En cela, il n'est pas seul. Il est compréhensible que des tendances anarchistes aient également trouvé des affinités avec ce mouvement. Mais ce n'est pas l'anti-étatisme anarchiste qui est la matrice dominante. Aux États-Unis, la droite "trumpiste" et le mouvement antivax ont eu, ensemble, une grande force. L'assaut du Capitole en janvier 2021 en a été la représentation la plus aboutie et la plus éloquente. Si ensuite la manifestation antivax à Rome est suivie de l'assaut fasciste contre le siège national de la CGIL et de la tentative d'atteindre le Palazzo Chigi, la boucle est bouclée : de l'assaut contre le Capitole à Washington le 6 janvier à l'assaut contre la CGIL à Rome le 9 octobre ; de "nous prenons Washington" à "nous prenons Rome". De plus, à Rome, l'attaque antisyndicale ne peut manquer de nous rappeler les Chambres du travail ravagées et brûlées par les fascistes il y a cent ans.
Le mouvement antivax n'a aucune connotation de classe, au contraire, il s'inscrit parfaitement dans le phénomène de dissolution de la classe moyenne et de la classe ouvrière, de la crise des classes moyennes et de la transformation du monde du travail. Mais c'est précisément ici qu'il se révèle être un mouvement qui semble ne pas se référer à un ordre économique particulier, alors qu'en réalité il en a un précis : celui du modèle néolibéral. Nier l'État ici c'est nier le service public et donc affirmer implicitement que la gestion de la santé, de l'eau, des écoles, des transports, de la protection sociale, etc. ne doit pas ou ne peut pas être publique. Parce que, si c'est le cas, supporter les coûts implique de me retirer quelque chose au profit d'autres personnes. Tout doit être confié au secteur privé, et celui qui n'est pas en mesure de payer, tant pis pour lui.
Nous devons nous débarrasser des archétypes que nous avons toujours utilisés pour identifier l'extrême droite, en particulier le modèle du nazisme ou du fascisme. Il faut parler aujourd'hui d'un "néo-nazisme sans Hitler", car le national-socialisme des années 30, tel que nous l'avons connu avant et après ses monstruosités, était tout sauf une idéologie individualiste ; au contraire, il était fondé sur l'idée de Volksgemeinschaft, de la communauté du peuple (bien sûr, du peuple "allemand"). Aujourd'hui, l'autoritarisme trumpien se marie parfaitement avec l'individualisme : c'est l'individualisme dans sa projection globale, à l'apogée d'Internet, et comme l'univers virtuel du web est un univers d'individus sans contraintes institutionnelles, sans ordre institutionnel, sans autorité supérieure de régulation, il se prête à merveille comme espace dans lequel l'imaginaire de l'individu de la " multitude " moderne projette son comportement matériel. Dans l'espace virtuel du web, l'individu pense pouvoir faire ce qu'il veut, aucun gouvernement - ou institution, ou "corps intermédiaire" - ne peut lui dicter des règles, aucun pouvoir ne peut le discipliner.
Même le capitalisme des multinationales, stade que nous pensions l'aboutissement de son évolution, est aujourd'hui désuet. L'ordre imposé par les nouveaux Léviathans - Google, Amazon, Facebook et quelques autres comme eux, les Big Tech - constitue une nouvelle étape du développement capitaliste aux caractéristiques très différentes. L'une de ses caractéristiques est précisément la "démocratisation" de l'accès à la communication, la possibilité offerte à l'individu de communiquer avec le monde et, théoriquement, d'agir sur le marché. L'ancien modèle capitaliste des multinationales conservait le caractère ouvertement hiérarchique du commandement et maintenait le droit exclusif de l'entreprise d'accéder au marché. Les entreprises se réservaient le droit exclusif sur la survie matérielle et économique de l'individu, qui produisait une main-d'œuvre dépendante et subordonnée. Aujourd'hui, la tendance naturelle à l'individualisme - en ce sens, le freelance est la figure symbolique de notre époque - est considérablement renforcée par la conviction que l'accès à la toile peut devenir l'accès au marché et donc à la survie, sans la médiation d'aucune institution, sans la médiation du travail subordonné et du salaire. Les corps intermédiaires tels que les syndicats sont présentés par les entreprises et perçus par les individualistes comme des obstacles à la réalisation de soi.
Il faut absolument remonter aux racines sociales du comportement individualiste pour comprendre sa prédisposition à accepter une certaine idée de la liberté.
Fonder son comportement sur la conviction que chacun a le droit de faire ce qu'il veut est la manière la plus radicale de nier toutes les valeurs sur lesquelles s'est construit le mouvement ouvrier, le socialisme, en un mot "la gauche", de nier la valeur du mutualisme, de la solidarité, de la communauté, valeurs sur lesquelles se sont construits le tissu social et les conflits sociaux.
Ceci étant dit, nous pouvons entrer dans le fond des questions relatives à la santé publique, questions que le mouvement antivax résout par la simplification : chacun se régule comme il veut, la santé publique n'est pas mon problème, je ne dois penser qu'à ma santé, il n'y a pas de science de la santé, d'ailleurs la science n'existe pas, donc il ne peut y avoir de pouvoir régulateur fondé sur une connaissance supposée supérieure à celle que l'individu possède déjà et qui est toute contenue dans l'affirmation de sa liberté individuelle.
L'idée que la liberté de l'individu de penser par lui-même et pour lui-même est un savoir, et qui plus est un savoir supérieur à celui de supposés "techniciens" - identifiés comme des fonctionnaires ou des intermédiaires d'un pouvoir étatique ou comme des serviteurs de multinationales pharmaceutiques - revient à nier la valeur de la compétence, de la formation et de la recherche scientifique. Toutefois, il ne s'agit pas de revenir à l'idée du "bon sauvage" rousseauiste, mais seulement à la condition de soumission marché. Les individus qui se pensent comme des entités indépendantes, qui n'ont besoin de personne, qui ne fondent pas leur existence sur des relations mais sur l'individualisme, sont précisément celleux qui perdent le plus leur liberté, notamment dans les relations de travail : en niant la solidarité, la communauté et le mutualisme, ils se présentent dans la condition d'être l'objet de l'exploitation la plus débridée, parce qu'ils se sont placés dans la condition de plus grande faiblesse contractuelle sur le marché, celle de l'individu isolé.
Le défenseur fanatique de ses libertés individuelles, qui ne reconnaît aucune entité ou institution régulatrice, pas même l'État-providence, s'en remet entièrement et inconsciemment au marché, qui ne manquera pas de le broyer, le condamnant à une existence précaire de travailleur pauvre. Et se croire libre pour ensuite se trouver faible face non pas à l'ancien maître, mais à des pouvoirs sans visage et souvent sans nom pour lesquels l'individu seul n'est rien, facilite la naissance des fantômes : non pas les dynamiques intrinsèques aux rapports de force concrets dans la société, mais d'obscures présences hostiles qui changent le monde autour de moi et qui, en effet, complotent "contre moi". Je ne sais pas qui ils sont, mais je sais qu'ils sont là, car quelqu'un devra être responsable des dommages que je subis. L'entité supérieure la plus immédiatement reconnaissable, bien qu'insaisissable, est l'État. Mais c'est là que se déclenchent la méfiance, l'agressivité et la violence envers celleux qui sont différent·es de moi, et ce d'autant plus qu'ils sont proches physiquement, reconnaissables (par la couleur de leur peau, le style de leurs vêtements ou l'odeur de leur cuisine) et faibles socialement.
Le mouvement antivax n'a aucune conception de la santé ou de l'hygiène publiques. Parce que la dimension collective lui est totalement étrangère, de même que le concept de service public. Pourquoi, alors, des personnes qui se réfèrent à des valeurs très différentes de celles de Trump, à des valeurs plus ou moins vaguement "de gauche", finissent-elles par rejoindre cette bande d'irresponsables ? Ce comportement subalterne est d'autant plus incompréhensible que dans notre tradition d'expériences, de luttes, de raisonnements et de recherches, tant le problème de la santé publique que celui des épidémies ont été abordés et examinés en profondeur.
Un seul exemple. Depuis le milieu des années 1970, il existe la revue Epidemiologia e prevenzione, expression du "mouvement de lutte pour la santé" qui a mené des batailles politiques et juridiques ayant abouti à la reconnaissance des risques encourus par les travailleurs exposés à des substances toxiques - telles que l'amiante, le plomb tétraéthyle, le chlorure de vinyle, la bétanaftilamine, etc. - et le droit à l'indemnisation. Rappelons nous les noms de Giulio Maccacaro et Ivar Oddone. La revue a été créée pour former les professionnels de la santé sur le terrain, pour lutter contre l'arrogance des entreprises et des industries pharmaceutiques qui nient l'évidence des dommages causés par leurs travaux et qui financent abondamment les études visant à démontrer l'inexistence du risque, pour lutter contre un modèle de santé publique basé uniquement sur les grands centres hospitaliers surspécialisés et les cliniques privées, au service de celleux qui peuvent se payer des traitements coûteux.
C'est le grand héritage d'expériences et de connaissances que nous a légué le mouvement de lutte sociale des années 70, un héritage qui se renouvelle de génération en génération. Il n'est pas nécessaire de recourir à des théories du complot confuses pour dénoncer certains crimes réels commis par les entreprises pharmaceutiques, il suffit de recourir au concept marxien de profit. Nous n'avons pas non plus besoin de nous joindre à l'action anti-gouvernementale de Fratelli d'Italia pour dénoncer les coupes inquiétantes du gouvernement Draghi dans les dépenses de santé publique. La bataille pour un système de santé au service de toustes les citoyens, avec une présence constante sur le territoire, pour une prévention basée sur le sens de la responsabilité envers les autres, est notre bataille depuis un demi-siècle, elle n'est pas l'affaire d'apprentis sorciers.
Publication originale (14/10/2021) :
Officina Primo Maggio