Donner le pouvoir au peuple, les premiers temps de Health/PAC | Barbara Ehrenreich
J'aimerais pouvoir vous transmettre un peu de l'excitation de ces jours-là, du tourbillon de personnes et d'activités qui traversaient Health/PAC. Il y avait les Black Panthers ; il y avait les leaders des églises noires ; il y avait les Young Lords, parlant leur mélange particulièrement attachant de marxisme et d'argot de barrio. Il y avait Howard Levy, tout juste sorti de la prison fédérale. Il y avait Leslie Cagan tout juste rentrée de la première Brigade Venceremos à Cuba et qui parlait de révolution… Notre horizon n'était pas seulement un système qui donne aux gens les services, mais un système qui leur donne le pouvoir. Car s'il y a une chose que nous avons apprise, c'est que tout comme la guérison est une forme d'autonomisation, l'autonomisation est une forme de guérison.
Barbara Ehrenreich, née le 26 août 1941 et morte le 1er septembre 2022, était écrivaine, chroniqueuse, féministe, socialiste et activiste politique américaine. Elle a joué un rôle majeur dans le mouvement de santé radical et le mouvement de santé des femmes. Elle a écrit de nombreux ouvrages, et parmi les rares traduits en français il est indispensable de lire Sorcières, sages-femmes et infirmières et Fragiles ou contagieuses, co-écrit avec Deirdre English et parus aux éditions Cambourakis.
· Cet article fait partie de notre dossier en hommage à Barbara Ehrenreich du 21 septembre 2022 ·
Barbara Ehrenreich a rejoint l'équipe de Health/PAC en 1969. Elle a travaillé avec le fondateur de Health/PAC, Robb Burlage (qu'elle interviewe ailleurs dans ce numéro), sur les luttes dans le système hospitalier public de la ville de New York et sur d'autres questions d'accès à la santé. Ehrenreich a co-écrit le premier livre de Health/PAC, The American Health Empire : Power, Profits and Politics.
Depuis qu'elle a quitté Health/PAC, Barbara Ehrenreich a continué à allier écriture et militantisme dans ce qu'elle appelle une "carrière en dents de scie". Elle est l'autriceou la co-autrice de nombreux livres et articles sur les questions de santé, le féminisme et les enjeux sociaux. Elle a fait partie du comité de rédaction du magazine Ms. et écrit une chronique régulière pour Mother Jones. Elle est membre de l'Institute for Policy Studies et coprésidente des Socialistes démocrates d'Amérique.
Lors du séminaire du 20e anniversaire de Health/PAC, qui s'est tenue en juillet dernier au Vassar College, la présentation finale d'Ehrenreich était intitulée "Réflexions et projections à l'occasion du 20e anniversaire". Dans cet article, adapté de cette présentation, elle réfléchit à l'état d'esprit de Health/PAC et du pays pendant les premières années de l'organisation, dans les années 1960 et 1970, et discute des orientations possibles de son rôle futur dans les années 1990.
Je veux parler des premiers temps de Health/PAC - je dois parler de ces premiers temps parce que c'est à cette période que j'étais là - et du type de perspective politique qui a émergé de Health/PAC à cette époque. Je me rends de plus en plus compte que mes propres perspectives politiques ont été façonnées au 17 Murray Street, il y a presque 20 ans. J'aimerais ensuite me tourner un peu vers l'avenir et m'interroger sur la pertinence de ce que nous avons appris à l'époque pour ce qui nous attend. Permettez-moi donc de commencer par un compte rendu quelque peu personnel de la façon dont je suis arrivée à Health/PAC.
C'était début 1969. En 1968, j'ai obtenu mon doctorat en biologie à l'Université Rockefeller et je l'ai rapidement jeté par-dessus mon épaule pour chercher une façon d'être utile. C'était l'objectif de ces années-là : être utile d'une manière ou d'une autre. J'aurais pu être une chercheuse scientifique, mais nous avions tous·tes un problème à l'époque : nos esprits ne cessaient de se tourner vers la guerre du Vietnam et la manière de s'organiser pour l'arrêter. J'ai passé une si grande partie de mes années d'études supérieures à manifester, à organiser et à distribuer des tracts que j'aurais probablement dû obtenir un doctorat en subversion politique plutôt qu'en biologie cellulaire.
Mais j'ai obtenu mon doctorat et j'ai décidé que, puisque j'avais étudié la biologie, la voie naturelle pour moi vers l'"utilité" passait par la santé. J'ai donc commencé par obtenir un emploi au bureau du budget du maire de New York, John Lindsay. Il y avait un " groupe d'expert·es " au sein du bureau du budget, qui faisait ce que l'on appelait par euphémisme " la planification de la santé ". L'idée était d'avoir de jeunes technocrates intelligent·es, dont je faisais partie, qui s'asseyaient tout en haut du bâtiment municipal et déterminaient ce dont les gens de la 125e rue ou de l'avenue D avaient besoin, ce qu'iels n'obtiendraient de toute façon pas à cause de la guerre au Vietnam.
Autour de moi dans ce bâtiment municipal, se dessinaient les premiers plans de la Health and Hospitals Corporation (la grande autorité quasi-publique qui gère maintenant les hôpitaux de la ville). Je lisais tous les documents et mémos décrivant les plans de la Health and Hospitals Corporation et j'assistais même à certaines réunions de planification. Et en lisant et en écoutant, j'ai découvert certaines choses qui ont fini d’enterrer définitivement ma carrière dans la planification sanitaire.
Tout d'abord, j'ai découvert qui prenait les décisions, c'est-à-dire ni le maire, ni personne du secteur public, mais des banquiers, des doyens d'écoles de médecine, des dirigeants de sociétés de courtage et diverses personnes de la haute société. J'ai également trouvé ce qui me semblait à l'époque une preuve irréfutable : une déclaration dans l'un des mémos de Lewis Thomas, l'ancien doyen de la faculté de médecine de l'université de New York (je pense qu'il a été réhabilité depuis comme une sorte de philosophe scientifique). Il a écrit que même si Medicaid semblait maintenant offrir un moyen d'aller au-delà d'un système hospitalier à deux classes, même s'il semblait que nous pouvions arriver à un système à classe unique pour tous·tes, nous ne devions pas le faire parce qu'il était nécessaire de garder les patient·es pauvres dans un système de seconde classe comme "matériel d'enseignement" pour les jeunes médecins en formation.
Je n'étais pas une personne très politisée à l'époque, et cette déclaration m'a vraiment ouvert les yeux. J'ai compris que c'était ce que l'on entendait par "racisme institutionnalisé". Il s'agissait d'une oppression de classe organisée, sans parler de la malveillance, de la méchanceté et du mépris général de la dignité humaine.
J'ai donc pris une grande décision, en environ 15 secondes, et j'ai photocopié tous ces documents et les ai sortis du Bureau du budget (je saute certaines étapes pour des raisons de clarté narrative), et j'ai plus ou moins traversé la rue jusqu'à Murray Street, où il y avait un type nommé Robb Burlage qui, j'avais entendu dire, pouvait être intéressé par ces choses.
Il était intéressé ; en fait, il m'a offert un emploi consistant à découper le New York Times et à répondre au téléphone pour Health/PAC, pour un salaire à peu près égal à la moitié de celui que je recevais de la ville. J'étais absolument ravie.
Je veux que vous sachiez qu'il n'y avait aucun héroïsme dans cette petite dénonciation. Il est vrai que j'avais perdu un bon emploi, l'un des seuls emplois que j'ai occupés dans ma vie. Mais je déteste l'esclavage salarié, et ce n'est que l'une de mes deux rencontres avec ce phénomène. Aussi, lorsque j'ai trouvé Health/PAC, j'étais prêt à tout faire - à balayer le sol, si nécessaire. Parce que ce que Robb, Maxine Kenny, Ruth Galanter et les autres membres du groupe que Robb rassemblait représentaient une vision entièrement différente de la planification de la santé, une idée radicalement différente de la façon dont les jeunes professionnel·les devraient utiliser leurs compétences et leurs connaissances.
Mais avant d'en dire plus sur cette idée, je voudrais dire quelques mots sur ce qu'était Health/PAC dans ces années 1969-1971, lorsque la révolution (vous vous souvenez de ce vieux mot ?) ne semblait pas loin, et qu'il semblait parfois qu'elle pourrait commencer au 17 Murray Street, ou du moins que nous étions une sorte d'avant-poste important.
Où trouver le Pouvoir
New York était à l'époque au cœur d'une puissante insurrection populaire provenant principalement des communautés noires et hispaniques, ainsi que des travailleur·euses hospitalier·es et de jeunes professionnel·les. Cette insurrection réclamait non seulement de meilleurs services, comme la santé et l'éducation, mais aussi du pouvoir, un "contrôle communautaire". Et notre travail, selon la définition que Robb donnait de la plannification de la santé ou du militantisme ou qu’importe ce que c’était, n'était pas de dire aux gens ce qu'iels devaient faire ou demander, mais de leur dire où aller, où trouver le pouvoir. C'était le but de toutes nos recherches sur les empires médicaux, le complexe médico-industriel et toutes les énormes structures d'agences gouvernementales qui avaient été mises en place : localiser le pouvoir, afin que les gens puissent voir comment l'obtenir.
J'aimerais pouvoir vous transmettre un peu de l'excitation de ces jours-là, du tourbillon de personnes et d'activités qui traversaient Health/PAC. Il y avait les Black Panthers ; il y avait les leaders des églises Noires ; il y avait les Young Lords, parlant leur mélange particulièrement attachant de marxisme et d'argot de barrio. Il y avait Howard Levy, tout juste sorti de la prison fédérale - il était le héros personnel et le martyr de Health/PAC. Il y avait Leslie Cagan, aujourd'hui une importante militante pour la paix, tout juste rentrée de la première Brigade Venceremos à Cuba et qui parlait de révolution. Il y avait Rick Diehl, qui venait d'organiser les mineurs de charbon dans les Appalaches. Il y avait Ollie Fein et Charlotte Fein, pionnier·es de l'organisation communautaire dans le cadre du projet ERAP du SDS à Cleveland. Et, bien sûr, quelqu'un qui n’est plus avec nous aujourd’hui notre vieil ami et mentor intellectuel bien-aimé Harry Becker, qui a travaillé au centre médical Albert Einstein. C'était un pragmatique et un politique tourné vers les gens, et il nous a donné une façon de penser ce que nous faisions et ce qui se passait autour de nous.
Et toutes sortes de choses se produisaient, des actes très courageux et imaginatifs. Les travailleur·euses - par exemple, cell·eux que l'on appelle les travailleur·euses de bas niveau, non qualifié·es, du Lincoln Community Mental Health Center - ont pris le pouvoir. Iels se sont emparé·es des bureaux administratifs, parce qu'iels avaient compris quelque chose que les médecins et les administrateurs ne comprenaient pas : que les racines des maladies mentales se trouvaient dans la pauvreté et que pour faire quelque chose contre les maladies mentales, il fallait faire quelque chose contre la pauvreté. En outre, au cours de l'été 1970, une coalition de travailleur·euses et de membres de la communauté a pris le contrôle de l'hôpital Lincoln, l'a entièrement repris et l'a transformé en un "hôpital populaire" révolutionnaire. Je suis allée visiter l'hôpital libéré environ trois jours avant la naissance de mon premier enfant, et j'ai vraiment pensé que ce ne serait pas un mauvais endroit pour accoucher. C'était un environnement beaucoup plus amical, encourageant et optimiste que celui que j'ai trouvé dans ma clinique habituelle.
Il y a eu d'autres choses. Les Young Lords ont détourné une camionnette municipale inutilisée qui était censée faire des tests d'empoisonnement au plomb mais qui ne les faisait pas - elle était juste garée là, ce qui à Manhattan est un exploit en soi. Quoi qu'il en soit, les Young Lords l'ont détourné et l'ont utilisé pour effectuer ell·eux-mêmes les tests d'empoisonnement au plomb. Puis, en 1971, les gens de Health/PAC ont perturbé une audience sur les tarifs de Blue Cross [ fédération des compagnies d'assurance de santé Ndt] et il y a eu un moment palpitant lorsque Rick Kunin (qui n'était pas membre de Health/PAC mais du groupe plus large que Robb appelait "Health/BAG") a pris le micro devant les cadres de Blue Cross et, dans un moment d'héroïsme incroyable, a brûlé sa carte Blue Cross.
Perspectives politiques
Vous pensez probablement que ce sont les moments les plus marquants de la vie à Health/PAC à cette époque. Mais ce ne sont que les choses dont je me souviens. Il y avait bien plus que cela, et de tout cela est née une certaine forme de perspective politique. Et j'insiste sur les mots "de tout cela", car les perspectives politiques, comme nous avions l'habitude de dire (je plagie Mao), ne tombent pas du ciel. Elles viennent de l'expérience pratique, elles viennent du travail, elles viennent des tentatives concrètes de changer le monde. Et c'est ce que nous faisions - la confrontation et l'action, ainsi que la recherche et la discussion.
Comment caractériser ce type particulier de politique menée par Health/PAC, qui, je l'admets, est encore très proche de ma politique aujourd'hui ? C'était une sorte de mélange du New Deal et de la Nouvelle Gauche. C'était à la fois la Seconde Internationale et le Student Non-Violent Coordinating Committee. Un peu de Port Huron, un peu de Yippie, et un peu de populisme agraire à l'ancienne, ordinaire et populaire. C'était ça le mélange.
Nous croyions d'abord, comme tous·tes les socialistes conventionnel·les et la plupart des libérale·aux décent·es, en une politique de redistribution, ou, en termes simples, que vous devez répartir les bonnes choses - l'argent, les opportunités, les bons emplois et les bons endroits où vivre, les bonnes choses à manger et les soins de santé de haute qualité. Il faut les répartir.
Mais nous croyions aussi - et c'est ce qui nous distinguait des libérale·aux et même de beaucoup de socialistes à l'ancienne, qui nous considéraient souvent comme beaucoup plus dangereux·ses, subversif·ves et sauvages que les rouges ordinaires - qu'en plus de tout ce qui devait être distribué aux gens, il fallait distribuer le pouvoir. Il faut s'emparer de la prise de décision, de ce qu'on appelle la "planification", et la répartir entre les gens dont parle Jesse Jackson, cell·eux qui prennent le bus tôt, cell·eux qui changent les pots de chambre, cell·eux qu'on n'entend pas d'habitude. C'est ainsi que nous sommes devenus des radicale·aux, des démocrates avec un petit « d ».
Politique professionnelle
Mais il y avait aussi une politique plus personnelle, ou peut-être professionnelle, qui émergeait du 17 Murray Street à cette époque. Beaucoup d'entre nous - pas tous·tes, certainement - étaient des professionnel·les. Nous avions des diplômes supérieurs, même s'ils étaient en quelque sorte mis au rebut, comme dans mon cas. Nous avions même quelques diplômes de médecine, et la plupart d'entre nous avaient fait des études universitaires. Nous essayions de comprendre notre rôle en tant que professionnel:les dans un processus de changement social qui n'était pas vraiment mobilisé par des gens comme nous, mais par des gens différent·es. Nous essayions donc de comprendre comment des gens comme nous, qui avaient le privilège de l'éducation, s'inséraient dans ce genre de mouvement de pauvres, de travailleur·euses et de gens de couleur.
Je pense que nous avons appris deux choses. D'abord, l'humilité. Nous avions trop vu l'arrogance professionnelle de personnes occupant toutes sortes de postes d'élite - les médecins et les administrateurs étant probablement les plus outrageusement arrogants.
Un exemple - une histoire que je n'ai jamais oubliée parce qu'elle m'a beaucoup éclairé sur la pensée professionnelle dans ce qu'elle a de pire - était la contestation à l'hôpital de Harlem, lorsque des groupes communautaires ont demandé que les heures d'ouverture de la clinique soient modifiées afin que les travailleur·euses puissent obtenir des soins sans perdre une journée de salaire. Cela aurait été gênant pour certains médecins et administrateurs, et l'une de leurs réponses à la communauté a été la suivante : "Vous voulez nous dire quand avoir des heures de consultation. La prochaine fois, c'est vous qui nous direz comment faire une opération !"
J'ai trouvé ça très intéressant. C'était une déclaration très révélatrice. Elle en dit long sur la mentalité professionnelle qui va d'une compétence spécifique dans un domaine d'expertise spécifique à une sorte d'autorité généralisée sur la façon dont tout devrait être. Dans ce cas, c'était une compétence chirurgicale qui devenait soudainement une sorte d'expertise sur l'administration des cliniques. Bien sûr, la deuxième chose à laquelle nous avons pensé a été : "Oui, nous allons peut-être vous dire comment opérer !". (Ce qui, si l'on considère les taux d'hystérectomie extrêmement élevés à l'hôpital de Harlem par rapport aux autres hôpitaux, n'aurait pas été une si mauvaise idée).
Ainsi, l'expertise professionnelle pouvait servir d'excuse à une autorité injuste sur la vie des autres. Nous, à Health/PAC, ne voulions pas faire cela. Nous voulions être humbles, nous voulions rester dans la limite de l'expertise que nous avions.
Mais nous avons aussi appris - et c'était plus rare pour l'époque, ou du moins plus rare dans les cercles radicaux de la nouvelle gauche dans lesquels beaucoup d'entre nous évoluaient - à respecter nos compétences et nos connaissances, et dans le processus, je pense, nous avons appris à nous respecter nous-mêmes. C'était difficile à faire en 1969, alors que la gauche étudiante s'effondrait dans un climat apocalyptique de haine de soi. Mais à Health/PAC, nous avions travaillé pendant longtemps avec des gens qui avaient besoin de renseignements mais ne les trouvaient pas, avec des gens qui avaient besoin de parler mais n'avaient aucun moyen de se faire entendre. Nous étions donc fier·es de trouver des moyens d'utiliser nos compétences pour trouver les conaissances et amplifier la voix des personnes qui avaient besoin d'être entendues.
Les années intermédiaires
Dans les années qui ont suivi (j'aurais aimé que nous puissions sauter quelques-unes de ces années), nous avons vu mourir beaucoup des promesses des mouvements des années 60. Nous avons vu le progressisme, par exemple, entrer dans la clandestinité, de sorte que même ce vieil objectif libéral que nous critiquions tant à Health/PAC - l'assurance maladie nationale - est devenu trop radical pour le discours politique dominant.
Nous avons vu la politique de santé, en tant qu'action publique organisée, même si elle était vacillante, prendre fin - à moins que vous ne vouliez considérer comme "politique" la négligence systématique et l'abandon aux forces privées, à l'élite du secteur privé, ce qui, à cette époque, ne signifie pas seulement les empires de cliniques privées, mais aussi les énormes chaînes ouvertement rentables.
Nous avons vu une épidémie, le SIDA, qui a mis à l'épreuve le système médical américain de 600 milliards de dollars et l'a trouvé presque universellement défaillant à tous les niveaux, de la recherche fondamentale à la prestation de soins aux mourant·es. Et nous avons vu le retour de la privation absolue, des problèmes parmi les pauvres américain·es qui correspondent de plus en plus aux problèmes des pauvres du tiers monde - la faim, les sans-abri, le vagabondage et le désespoir - de sorte que pour les pauvres d'aujourd'hui, certaines des questions qui étaient au premier plan il y a 15 ans, comme les soins de santé et l'éducation, sont devenues presque des questions de luxe dans les années 80, par rapport aux questions de nourriture et de logement. Et c'est une chose douloureuse à réaliser.
Une autre chose qui est arrivée à beaucoup d'entre nous, et certainement à moi, au cours de ces années intermédiaires, est que nous avons appris que les problèmes du système de santé n'étaient pas seulement les problèmes des autres. D'une part, nous avons eu des enfants, et les enfants vous placent dans une relation entièrement nouvelle avec le système de santé. Nous avons dû trouver comment couvrir leurs besoins avec une assurance maladie limitée. Nous avons appris à connaître d'autres types de préjugés du système médical, en plus du racisme, en plus des préjugés de classe ; nous avons appris le sexisme et l'homophobie.
Je suis devenue féministe - une féministe du cœur, je veux dire, et pas seulement du cœur - à partir du moment où j'ai reçu des soins prénataux pendant ma première grossesse. J'ai toujours eu une dette envers la clinique obstétrique de l'hôpital Lenox Hill pour l'excellent travail de sensibilisation qu'elle a effectué, qui m'a montré qu'on pouvait être blanche, avoir un doctorat, tous ces avantages, et être quand même traitée, comme on disait, comme un morceau de viande. Cela m'a fait quitter Health/PAC pour rejoindre le mouvement pour la santé des femmes, où j'ai milité pendant de nombreuses années, jusqu'à ce que d'autres préoccupations m'en détournent.
La prochaine gauche
Pour en venir au présent et aux prochaines années, je crois que nous entrons dans une période qui, à certains égards, ressemblera à ces années spectaculaires de 68, 69 et 70. Je le vois sur les campus, où la transe égoïste et négative des années 80 est en train de se briser, et où une nouvelle génération de militant·es est en train de naître (y compris, je suis profondément fier de le dire, ma propre fille Rosa, le premier bébé né à Health/PAC).
Je le vois dans les communautés que je visite, dans tout le pays, où l'esprit n'est plus "Comment arrêter le grand gouvernement". L'état d'esprit que je vois est "Comment reconquérir le gouvernement et le faire travailler pour nous et répondre à nos besoins."
Ce qui m'inspire particulièrement, c'est la campagne présidentielle de Jesse Jackson, qui a articulé une grande partie de la vision qui est née dans les mouvements des années soixante et qui soutiendra et inspirera les mouvements des années quatre-vingt-dix. Sept millions de personnes ont voté pour lui, et ce succès est le résultat non seulement de son charisme personnel, mais aussi d'un travail d'organisation à l'ancienne, à la base.
C'est donc une période de nouvelles opportunités qui s'ouvre à nous. Je pense que les choses vont changer de façon spectaculaire, et je vois deux choses que nous, les militant·es de la santé, les professionnel·les de la santé et les défenseur·euses de la santé, pouvons et devons faire. La première est assez évidente : continuer à faire pression pour un système national de soins de santé juste, équitable et humain. Je voudrais juste ajouter, comme une petite leçon de Health/PAC, que notre vision n'est pas seulement un système qui donne aux gens des services, mais un système qui leur donne le pouvoir. Car s'il y a une chose que nous avons apprise, c'est que tout comme la guérison est une forme d'autonomisation, l'autonomisation est une forme de guérison.
La deuxième et dernière chose que je veux dire concerne le type de mouvement dans lequel nous nous trouverons au cours des cinq prochaines années, ou dans les prochains mois, je l'espère. Parce que la prochaine gauche (pas la nouvelle gauche) sera différente. La prochaine gauche sera la gauche arc-en-ciel. Pas seulement les étudiant·es, mais les travailleur·euses et les agriculteur·ices. Pas seulement les pauvres, mais les quasi-pauvres : les cols bleus, les cols roses, les cols gris et les gens de toutes les couleurs. Ce sera plus grand que tout ce que nous avons connu dans le passé et peut-être plus difficile, chaotique, indiscipliné et effronté. Les gens comme nous, qui ont des compétences et une éducation particulières, ont une place dans ce mouvement, un rôle et une responsabilité. Et par "des gens comme nous", j'entends des professionnel·les, des médecins, des infirmièr·es, des planificateur·ices, des enseignant·es, des intellectuel·les, des ancien·nes militant·es, des étudiant·es, ainsi que toutes les personnes avec lesquelles nous travaillons.
Le plus grand défi pour nous sera peut-être de faire comprendre aux nouvelles générations - à la fois par nos paroles et par nos vies - que dans une société injuste, un engagement envers les services à la personne est aussi et inévitablement un engagement envers le changement social. Il n'y a pas moyen de contourner cela. C'est un engagement qui doit nous permettre de traverser les périodes sombres de réaction et de repli, ainsi que les jours de gloire de l'activisme et des avancées. Et nous devons faire comprendre qu'il s'agit d'un engagement que nous ne prenons pas dans un esprit de moralisation, de suffisance ou même d'altruisme, mais dans un esprit d'humilité et d'espoir, dans le respect de nos propres contributions et dans le respect également des contributions de personnes très différentes de nous, des contributions très différentes de celles que nous pouvons faire.
Enfin, et c'est peut-être le plus important, nous voulons faire comprendre aux futur·es militant·es que ce genre d'engagement est récompensé : beaucoup de rires, toutes sortes de satisfactions et, surtout, l'occasion de côtoyer les meilleures personnes que l'on puisse trouver.
Publication originale (Hiver 1988) :
Health/PAC Bulletin
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