Incontrolable | Daniel Sarah Karasik
La façon dont la grève s'est propagée laisse entrevoir comment un mouvement de masse militant pour la justice en temps de pandémie pourrait démarrer. L'étincelle qui a déclenché ce feu de prairie est venue d'un certain nombre de membres du personnel d'entretien de l'hôpital Royal Alexandra d'Edmonton qui ont tout simplement décidé qu'iels en avaient assez. Une fois en mouvement, la grève sauvage s'est propagé à travers la province, passant d'une ville à l'autre par le bouche à oreille.
Daniel Sarah Karasik (they/them) est lea directeur·ice de la rédaction de Midnight Sun Magazine, un magazine de stratégie, d'analyse et de culture socialistes. Son livre le plus récent est le recueil de poésie Plenitude (Book*hug Press).
Une nouvelle maladie mortelle se propage et le gouvernement tergiverse. Alors le public, conscient des enjeux, se mobilise. Lorsque l'État minimise la crise et omet de collecter et de partager des informations vitales sur la manière dont la maladie s'insinue dans les veines du corps politique, des organisations autonomes de la société civile et des bénévoles créent leur propre tableau de bord en ligne : suivi des zones à haut risque d'exposition virale, par exemple, et des pharmacies peu fiables. Des personnes ordinaires distribuent des masques chirurgicaux et d'autres équipements de protection individuelle (EPI) lorsque l'État non seulement ne veut pas le faire, mais décourage même (et dans certains cas, interdit) de telles précautions. Après le refus du gouvernement de fermer les voies de transit vers l'épicentre de l'épidémie mondiale, des milliers de professionnels de la santé se mettent en grève. Le long des frontières de l'État, des explosifs sont découverts. On soupçonne que c'est un avertissement : le gouvernement doit agir pour protéger la population ou s'exposer à une nouvelle révolte.
Ce n'est pas un roman d'anticipation. C'était Hong Kong en janvier et février 2020. "Grâce à la combinaison de l'entraide et de l'action directe pour imposer des concessions, les manifestants [de Hong Kong] ont fait ce que le gouvernement n'aurait pas fait de lui-même, sauvant un nombre incalculable de vies", raconte Dean Spade dans son nouveau livre Mutual Aid : Building Solidarity During This Crisis (and the Next). L'énorme mouvement de protestation de 2019-2020 à Hong Kong, note Spade, a façonné bon nombre des organisations et des solidarités qui ont permis une réponse extraordinaire - et extraordinairement efficace - depuis la base à la première vague de la pandémie de Covid-19. L'Hospital Authority Employees Alliance (HAEA), par exemple, dont les travailleur·euses ont fait grève pour obtenir la fermeture des frontières et des EPI, fait partie des quelque 50 nouveaux syndicats créés pendant le mouvement de protestation. Lorsque la pandémie a éclaté, alors que la majeure partie du monde était encore plongée dans le sommeil, les Hongkongais ordinaires se sont organisés collectivement sans tarder, car leurs récentes expériences de lutte - aussi contradictoires soient-elles - leur avaient appris que l'État ne viendrait pas à leur secours.
Au moment où nous écrivons ces lignes, le Canada, dont la population est cinq fois supérieure à celle de Hong Kong, a connu 112 fois plus de décès liés au Covid. Les politiques des gouvernements canadiens en matière de pandémie ont été meurtrières : réouvertures économiques prématurées, expulsions massives en hiver et démantèlements de campements, travailleur·euses privés de congés maladie payés, EPI inadéquat fourni aux travailleur·euses dits essentiels menacés par un virus aérien, abandon stupéfiant de nos proches dans les centres de soins de longue durée, et une tendance générale à la minimisation opportuniste des dangers de la pandémie. C'est le genre de mépris de la part de l'État qui a immédiatement provoqué une résistance spectaculaire à Hong Kong. Au Canada, en comparaison, face à une telle violence, peu de nos organisations de la société civile ont pris des mesures plus combatives que des pétitions ou des déclarations. Cela ne devrait peut-être pas surprendre, étant donné le faible niveau de militantisme de la gauche et des syndicats qui prévaut dans le pays. Pourtant, l'année 2020 a commencé par l'une des rébellions populaires les plus profondes, les plus perturbatrices et les plus susceptibles de transformer l'État canadien depuis des décennies. Le mouvement de solidarité Wet'suwet'en a vu des milliers de participants, autochtones et colons, se lever pour exiger que les promoteurs du gazoduc Coastal GasLink et la GRC cessent d'empiéter sur le territoire souverain des Wet'suwet'en. Au plus fort du mouvement, les tactiques employées comprenaient le blocage généralisé des voies ferrées et d'autres infrastructures, dont certains rassemblaient des centaines de personnes.
Un an plus tard, osons-nous seulement imaginer qu'un tel engagement militant puisse faire irruption dans la lutte contre le meurtre social de l'ère pandémique dans ce pays ?
La crise est certainement assez profonde pour le justifier. Au moment d'écrire ces lignes, la gestion catastrophique de la pandémie a tué plus de 23 000 personnes au Canada, et un nombre incalculable d'autres personnes souffrent d'une invalidité à long terme, voire permanente (y compris les symptômes du "Covid long"), en raison de l'infection. Cette mort et cette invalidité évitables ont touché des communautés déjà opprimées de façon si disproportionnée que sa politique sous-jacente doit être qualifiée de validiste, d'âgiste, d'anti-noire, d'anti-indigène, de raciste, d'anti-travailleur, et qu'elle est enracinée dans un mépris vicieux pour les pauvres et les prisonniers. Dans une grande partie du Canada, l'intensification par la pandémie des oppressions déjà existantes le long des lignes de fractures sociales établies est si extrême que (pour paraphraser plusieurs Allemands morts) la différence quantitative devient une différence qualitative.
Comparez ce désastre à la situation dans les provinces maritimes et les territoires du Nord du Canada, ou dans des pays comme Taïwan, la Nouvelle-Zélande ou le Vietnam, qui ont mis en œuvre des stratégies efficaces de neutralisation du virus (décrites parfois comme "suppression", parfois comme "élimination"). Ces juridictions ont pratiquement éliminé la transmission locale du Covid-19 grâce à des politiques qui comprenaient des fermetures économiques ponctuelles avec un soutien fort aux personnes touchées, des communications claires et accessibles en matière de santé publique et des systèmes robustes de tester/tracer/isoler capables de détecter les nouvelles infections avant qu'elles ne se propagent. Les horreurs du meurtre social pandémique n'ont jamais été inévitables. Elles auraient pu être, et peuvent encore être, refusées.
Une organisation minutieuse et des étincelles génératrices
"Je dois admettre avoir été vraiment choqué par le peu de refus de travail de masse qui ont eu lieu lors de la première vague", me dit Doug Nesbitt, historien du travail et organisateur syndical. "Cela dit que les lieux de travail sont très peu organisés, sans expérience d'action collective, et dominés par la peur." Nesbitt signale des exceptions importante à travers le Canada : le refus de travail collectif en matière de santé et de sécurité par 70 travailleur·euses de l'assainissement de la section locale 5167 du SCFP à Hamilton en mars 2020 et la menace d'une action similaire par les postiers d'Edmonton au printemps dernier. "L'expérience d'Edmonton montre que les mesures de sécurité n'ont été mises en œuvre de toute urgence par [La Poste du Canada] que lorsque les employés ont commencé à discuter ouvertement, et à se préparer, à refuser le travail dangereux", a indiqué le Syndicat des travailleur·euses et travailleuses des postes (STTP) dans une déclaration de l'époque. "Nous nous attendons à ce que toute autre amélioration nécessite une pression similaire." Un an plus tard, l'urgence dde renforcer cette pression a été mise en évidence par le décès d'un travailleur du STTP de l'Ontario qui a été testé positif au Covid-19 après une vague de contamination sur son lieu de travail.
Selon M. Nesbitt, les refus de travailler pour raison de santé et de sécurité, comme ceux qui ont été entrepris à Hamilton et ceux qui ont menacé de l'être à Edmonton, pourraient constituer un levier crucial du pouvoir collectif tant que la pandémie se poursuivra - surtout si l'on considère l'illégalité de tant d'autres formes d'affirmation collective au travail. "Lorsqu'il existe, le droit de grève au Canada est pratiquement illégal, sauf lorsque les contrats sont expirés et que les divers efforts de négociation ont été épuisés ", explique Nesbitt. "Les actions au travail seront donc illégales et feront des victimes - les gens peuvent être et seront sanctionnés, licenciés, condamnés à une amende, inscrits sur une liste noire, arrêtés et inculpés." Le refus de travailler dans des conditions dangereuses, d'autre part, a une légalité plus large qui pourrait protéger les interruptions menées par un groupe de travailleur·euses qui ne sont pas autrement en position de faire grève légalement. "Nous sommes maintenant dans une pandémie, et la crise est présente sur d'innombrables lieux de travail. Le potentiel d'un mouvement de refus d'un travail dangereux est vraiment énorme", dit Nesbitt. "Il ouvre la possibilité de l'émergence d'un nouveau mouvement de travailleur·euses, et de nouvelles formes d'organisation des travailleur·euses."
Nesbitt souligne que ces possibilités doivent être construites lieu de travail par lieu de travail, grâce à une organisation minutieuse. Il suggère que les lieux de travail organisés séparément pourraient surmonter leur isolement en luttant ensemble pour des revendications communes, comme des congés maladie payés ou la prise en charge par les pouvoirs publics des soins de longue durée - des objectifs politiques communs qui peuvent lier, soutenir et étendre le combat des travailleur·euses sur différents sites. De cette façon, des poches de résistance éparpillées pourraient s'unifier en une force capable non seulement d'ébranler les patrons individuels, mais aussi de modifier les politiques et de confronter l'État.
Il est courant de penser et de parler de ce type de réseau comme d'un phénomène que l'on pourrait qualifier d'additif : organiser chaque lieu de travail, chaque immeuble d'habitation, avant de les relier tous ensemble en une chaîne suffisamment solide pour combattre des ennemis puissants. Cette théorie du changement implique que le travail d'éducation politique se fait d'abord par le biais de conversations sur le pas de la porte et sur le lieu de travail, autour d'un café, d'un appel téléphonique, d'un repas partagé, d'une discussion en groupe sur WhatsApp. Il ne peut y avoir de politique de masse sans organisation locale comme fondement.
Pourtant, il est frappant de constater combien d'explosions d'énergie politique populaire au cours des deux dernières années - comme le mouvement social qui a soutenu la résistance à la pandémie à Hong Kong, ainsi que les soulèvements historiques de l'été dernier pour les vies Noires aux États-Unis et ailleurs - ont impliqué des lieux de travail mais ont éclaté principalement en dehors de ceux-ci. Et comment la relation de ces mouvements avec les lieux de lutte distincts n'a pas été strictement additive, mais aussi générative - c'est-à-dire enracinée dans les formes d'organisation existantes, mais créant aussi une cascade éblouissante de nouvelles formes (près de 50 nouveaux syndicats à Hong Kong !) dans la période d'éruption sociale, à la manière dont les étoiles qui explosent libèrent une pluie de nouveaux éléments comme l'or et le fer. Ces nouvelles formes peuvent nous donner un levier supplémentaire contre la classe dominante - permettant, par exemple, la coordination d'une grève des travailleur·euses de la santé, comme à Hong Kong. Une théorie du changement qui met l'accent sur l'importance de ces moments d'accélération générative permet d'expliquer comment l'organisation locale, nécessairement lente et spécifique à un site, peut se transformer pour répondre à l'urgence et à l'énormité des crises actuelles.
Il ne fait aucun doute que le militantisme sur le lieu de travail est essentiel à la lutte contre le meurtre social pandémique et l'austérité. Pour extraire du profit, les capitalistes ont besoin de travailleur·euses qu'ils peuvent sous-payer et surmener. Les perturbations de ce processus resteront donc une arme puissante tant que le capitalisme existera. Les luttes pour le logement ont également été au cœur de la confrontation militante avec le capitalisme et l'État pendant la pandémie, et elles ne peuvent que s'intensifier. Les propriétaires (et ceux qui investissent dans le logement marchandisé et financiarisé) sont motivés pour expulser les locataires à long terme et à faible revenu afin de contourner le contrôle des loyers, tandis que les locataires ont un besoin existentiel de s'organiser, de se défendre et de garder leur maison. Mais les patrons, les propriétaires et l'État, avec leurs injonctions et leurs flics, garderont généralement le dessus si la résistance à leur égard ne prend pas un caractère de masse. Et la capacité des différents lieux d'organisation a s'agréger dans un militantisme de masse, devenant non seulement additifs mais aussi génératifs, semble dépendre de deux facteurs clés. Le premier est la force de la solidarité construite entre eux. L'autre, tout aussi crucial, est l'efficacité avec laquelle ces réseaux organisés sont capables de se mobiliser en réponse à des bouleversements politiques imprévisibles - contre la brutalité de l'État à l'égard des Noirs, par exemple, ou les violations de la souveraineté indigène - dont la cause immédiate n'est peut-être pas du tout les patrons ou les propriétaires.
Comment pouvons-nous alimenter ce genre de mouvement ? Un mouvement qui comprend un grand nombre de sections locales de syndicats, d'associations de locataires et d'autres organisations communautaires, tout en atteignant une vitesse d’échappement qui le transforme en une force politique supérieure à la somme de ces parties absolument essentielles ? Dans son essai "We Live In a Society" publié dans la revue n+1, Gabriel Winant parle des "éléments désarticulés d'une hégémonie de gauche" qui sont devenus plus visibles en 2020. Il cite, comme fragments distincts mais de plus en plus associés d'un bloc de combat de gauche aux États-Unis, une "panoplie d'organisations militantes noires qui ont émergé ou se sont développées [l'été dernier]", aux côtés des syndicats de locataires, des Socialistes démocrates d'Amérique, de groupes apparentés comme le Mouvement Sunrise, de syndicats de plus en plus mobilisés et de personnalités élues comme Ilhan Omar et Nikil Saval, qui sont imparfaitement mais véritablement connectées à la lutte de base - tous se consolidant autour, plus centralement, du problème de la suprématie blanche sous le capitalisme. Plus des réseaux de solidarité sont délibérément tissés entre ces éléments, plus un formidable mouvement de masse commence à se dessiner.
Les refus du travail des enseignant·es
C'est cette tâche de tisser des liens entre les fractions sociales que Julius (qui utilise les pronoms they/them, nous utiliserons ici iel ), enseignant·es de Toronto, identifie lorsqu'iel examine l'état de l'organisation des enseignant·es en Ontario pendant la pandémie. Les écoles de la province ont rouvert, à plusieurs reprises maintenant, avec des classes trop chargées pour permettre une distanciation physique, une ventilation inadéquate, des tests de surveillance asymptomatiques du Covid limités et aucun jour de congé maladie payé par l'employeur pour aider les parents à rester à la maison avec les enfants malades - des conditions que les groupes d'enseignant·es de base comme le Syndicat des travailleur·euses de l'éducation de l'Ontario (STEO), ainsi que des allié·es communautaires comme le Réseau d'action des parents de l'Ontario (OPAN), se sont organisés pour améliorer. "En fin de compte, dit Julius, notre plus grand défi est de faire en sorte que la population en général se préoccupe des problèmes actuels. Pour qu'elle considère l'éducation comme un espace central où nous pouvons plaider en faveur du changement social." Ce type d'adhésion du public est essentiel si l'on veut que les refus de travailler ou d'autres tactiques militantes aient une chance de faire aboutir leurs revendications. En réfléchissant au refus de travailler pour des raisons de santé et de sécurité des enseignant·es de la Glamorgan Junior Public School à Scarborough en octobre dernier, Julius suggère que le soutien de la communauté aux enseignant·es dans de tels moments est indissociable du plaidoyer des enseignant·es au nom des communautés. Lorsque les enseignant·es se montrent solidaires de l'organisation locale ou formulent des demandes de justice à grande échelle (comme la demande de logement abordable du Chicago Teachers Union, un élément clé de leur grève de 2019), les refus de travailler commencent à être soutenus par des quartiers entiers.
Julius souligne également le rôle des syndicats dans la facilitation ou le freinage d'un tel militantisme. "Parmi les deux syndicats [représentant les travailleur·euses impliqué·es dans le débrayage de Glamorgan], le SCFP a adopté une position ferme et a décrit les conditions de travail comme une "situation terrible", tandis que la Fédération des enseignantes et des enseignants de l'élémentaire de l'Ontario (FEEO) a pris ses distances par rapport à l'action. Ce dernier syndicat, dit Julius, a déclaré que "'c'est un refus de travail individuel' et n'a pas offert plus de soutien".
Nigel Barriffe, un dirigeant de la section locale de l'ETFO à Toronto et un organisateur de l'OEWU, me dit qu'il pense que tous les syndicats des écoles publiques considèrent les refus de travailler des enseignant·es comme une forme légitime de résistance, mais qu'ils les traitent très précautionneusement, en s'en tenant au pied de la lettre à la loi. "Dans ma section locale, nous luttons actuellement pour ce qui me semble être l'âme de notre organisation", dit-il. Barriffe explique que lui et ses allié·es se battent pour une "approche de justice sociale du syndicalisme", qui permettrait au syndicat de formuler des revendications larges, comme la demande de jours de congé maladie payés, plutôt qu'un modèle de syndicalisme d'entreprise qui se contente de gérer les transactions économiques et de réduire les frictions entre travailleur·euses et patrons. Pour Barriffe, il est clair que les enseignant·es doivent s'engager dans les luttes pour la justice des membres de la communauté, quelle que soit la forme qu'elles prennent. "Nous enseignons à leurs enfants ! Leurs enfants viennent dans nos salles de classe ! Comment pourrait-on ne pas faire le nécessaire pour les soutenir lorsqu'ils disent qu'ils ont affaire à un mauvais propriétaire ?"
Sarah Vance, une autre organisatrice de l'OEWU, craint que les syndicats d'enseignant·es de la province aient joué un rôle dans la démobilisation de la résistance de la base. "En septembre, au début de l'automne, alors qu'un nombre important de travailleur·euses de l'éducation parlaient de s'engager dans un refus du travail... Je pense que le fait qu'iels n'aient pas obtenu le niveau de soutien organisationnel, syndical, qu'iels auraient dû obtenir a vraiment contribué à saper la confiance des gens dans une situation où iels se sentent déjà vraiment précaires." Vance, une enseignante du secondaire, déplore également la décision de son syndicat de ratifier une nouvelle convention collective vers le début de la pandémie, sous la pression. "Beaucoup d'entre nous ont fait valoir que c'était une grave erreur stratégique de signer un mauvais accord au milieu d'une crise", dit-elle. "Nous aurions pu demander une pause dans les négociations. Au lieu de cela, nous avons perdu une quantité considérable d'influence politique et nous avons été assomés par le gouvernement depuis lors."
Le travail de Vance avec l'OEWU est nourri par le constat que là où les syndicats d'enseignant·es sont des forces politiques puissantes, comme à Chicago ou Los Angeles, la raison en est l'organisation de la base. "Ce sont les organisateur·ices de la base qui ont créé leurs propres structures parallèles et qui ont procédé à cette lente construction - de cartographie populaire, d'organisation, de construction progressive de la confiance, de connexion avec la communauté - qui leur a permis ensuite soit d'influencer profondément les directions prises par leurs syndicats, soit d'éclipser leurs syndicats en agissant de leur propre chef." À Chicago, par exemple, le Caucus of Rank and File Educators (CORE), qui s'est formé en 2008 pour s'opposer aux privatisations et aux fermetures d'écoles, a présenté une liste gagnante aux élections de 2010 du Chicago Teachers Union et a depuis refait de ce syndicat le champion de l'ensemble de la classe ouvrière de la ville. Au cœur de ce type d'organisation se trouve le travail minutieux, de long terme, de construction de relations. Comme le dit Barriffe : "Nous devons avoir des conversations individuelles ... pour vraiment comprendre où se trouve la majorité de nos membres". Ces conversations impliquent toute la vie politique de la personne, et pas seulement ce qui la concerne spécifiquement en tant qu'éducateur·ice, parent ou étudiant·e.
Tous·tes les enseignant·es auxquel·les j'ai parlé ont souligné la nécessité de ce type d'approche intersectionnelle de l'organisation des travailleur·euses - une approche qui non seulement donne la priorité à la lutte contre les oppressions systémiques au sein des lieux de travail et des syndicats, mais aussi, comme le dit Angela Davis, reconnaît "l'intersectionnalité des luttes". L'organisation de coalitions qui construisent des solidarités pratiques, pose les bases de moments de rupture politique non planifiés, non planifiables, où la relation entre les lieux distincts d'organisation cesse d'être simplement additive, mais devient générative. Aussi exponentielle que la croissance virale.
Un feu de prairie
Pour un instant, à l'automne dernier, il a semblé qu'une ouverture de ce genre pouvait apparaître. Le lundi 26 octobre 2020, les travailleur·euses de la santé de l'Alberta Union of Provincial Employees (AUPE) ont mené une grève illégale contre les menaces de privatisation, d'externalisation et de suppression d'emplois, entre autres. Il s'agissait de la première grève sauvage dans la province depuis 2013, un acte de résistance d'une ampleur qui est restée infime au Canada pendant la pandémie : 49 lieux de travail dans près de 40 villes. "C'était le jour le plus effrayant et le plus excitant de ma vie", dit Victoria*, une employée d'hôpital à Edmonton. Et il est clair que cela a été long à venir. "Quand je me rendais au travail [avant la grève], j'avais l'impression absolue que les gens étaient carrément prêt·es à y aller", dit-elle. "Tous les jours, c'était du genre, bon, quand est-ce qu'on fait grève ?".
La grève sauvage n'a duré qu'un seul jour. L'une des raisons pour lesquelles elle n'a pas pu être maintenue plus longtemps, selon Victoria, est l'hésitation dans les rangs du personnel de l'AUPE. "Je pense que la direction du syndicat aurait dû jouer un rôle plus actif... plutôt que de laisser les membres prendre l'initiative, essentiellement sur leur propre impulsion", me dit-elle. "Une meilleure communication... plus d'affirmation et de réassurance de la part du syndicat au préalable, un peu plus de préparation aux risques." Un autre facteur limitant, selon elle, a été le manque relatif de soutien pratique de la part des autres syndicats. "Beaucoup d'infirmières à qui j'ai parlé avant, pendant et après [la grève] m'ont dit : "Oui, nous aurions aimé être là-bas avec [vous]. Mais notre syndicat nous a demandé de ne sortir que pendant les pauses". Je pense que nous devons vraiment renforcer la solidarité entre les syndicats." Le soutien de la communauté, en revanche, a été écrasant. "Même nos proches conservateur·ices... vous savez, je pense que les gens ont vraiment compris, que ce sont nos travailleur·euses de première ligne qui sont en grève."
La rébellion a été contenue. Les menaces de mesures disciplinaires de la part d'Alberta Health Services, combinées aux autres facteurs limitant l'action décrits par Victoria, ont réussi à briser la grève. Mais la façon dont elle s'est propagée, pendant qu'elle durait, laisse entrevoir comment un mouvement de masse militant pour la justice en temps de pandémie - et au-delà - pourrait démarrer. L'étincelle qui a déclenché ce feu de prairie est venue d'un certain nombre de membres du personnel d'entretien de l'hôpital Royal Alexandra d'Edmonton qui ont tout simplement décidé qu'iels en avaient assez. Une fois en mouvement, la grève sauvage s'est propagé à travers la province, passant d'une ville à l'autre par le bouche à oreille. Certain·es travailleur·euses ont rejoint l'action après en avoir entendu parler aux infos. Là encore : une courbe - générative - exponentielle. Comme le dit Carly*, également proche de la grève : "Vous êtes sur le piquet de grève et vous entendez les gens lire les listes de tous les autres sites en grève, et cela m'a vraiment frappé·e, parce que si souvent cela semble impossible. En fait, il semble complètement impossible que quelque chose comme ça puisse arriver. Et je pense que c'est pour ça que ces grèves sont si importantes, parce qu'elles ouvrent des moments et des sentiments de possibles."
Bien sûr, cette spontanéité exaltante n'était que la partie visible d'un iceberg de construction de moyens à long terme parmi les membres de la base de l'AUPE. Et ce n'était pas suffisant en soi, souligne Victoria. "[La grève] s'est tout simplement dissipée dans l'air", me dit-elle. "C'est comme cette vieille analogie de la boîte à vapeur et du piston. Aucun des deux ne fonctionne sans l'autre, et nous avions beaucoup de vapeur ce jour-là, mais aucun appareil ou mécanisme pour la transformer en une grève victorieuse." Les forces combattantes réveillées avaient besoin de plus de directions.
Mais il y a aussi une chance réelle que si des solidarités pratiques - le soutien d'autres syndicats, d'autres luttes - avaient contribué à soutenir la grève un peu plus longtemps, elle aurait pu générer le leadership dont elle avait besoin et donner naissance à des formes d'organisation qui lui auraient permis de continuer à se battre, comme ces dizaines de nouveaux syndicats créés par le mouvement de protestation de Hong Kong. Une chance réelle qu'elle ait pu grandir et continuer à croître, en activant le réseau tectonique de colère qui traverse une grande partie de ce pays et qui condamne tant de personnes à des souffrances et des morts inutiles. "Ce dont je me souviens le plus de la grève, dit Carly, c'est le matin... j'avais l'impression que tout était possible. C'était comme si tout pouvait arriver."
*Les noms des sources proches de la grève sauvage de l'AUPE ont été changés pour les protéger des représailles.
Publication originale (18/03/2021) :
Briarpatch Magazine