Critique de la désinformation antivax "de gauche" | Clifford D. Conner
La prémisse du syllogisme selon laquelle Big Pharma est corrompue par la recherche du profit ne justifie pas la conclusion que ses produits sont forcément frauduleux.
La leçon essentielle de l’Opération Warp Speed n'est pas que les vaccins et les programmes de santé publique associés étaient frauduleux, mais qu'il n'y avait aucune raison matérielle de faire transiter tout cet argent par des sociétés privées.
par Clifford D. Conner, historien des sciences et professeur d’histoire à New York. Contributeur de la revue Science for People il est l’auteur d’une récente histoire critique de la science étatsunienne intitulé The Tragedy of American Science: From Truman to Trump. En France son ouvrage majeur Histoire populaire des sciences est paru en 2011 aux éditions l’Échappée, et a été réédité en poche aux éditions du Seuil. Récemment les édtions La Fabrique ont traduit et publié son Marat. Savant et Tribun.
Aux États-Unis, la majeure partie de l'agitation antivax autour du Covid provient de la droite. Elle est dangereuse et répréhensible car elle menace les efforts légitimes de santé publique pour maîtriser une pandémie qui a déjà tué au moins 750 000 personnes aux États-Unis et cinq millions dans le monde. Les idéologues de droite qui mènent cette campagne de désinformation sont tout simplement des crapules sans scrupules.
Malheureusement, ils ont des alliés idéologiques de "gauche" qui élaborent des raisonnements destinés à séduire les personnes à l'esprit progressiste. Un article de blog intitulé "Les marchands de remèdes miracles et l'arnaque ZéroCovid : un appât classique pour une vie de piqûres de rappel (l’Immunité comme Service) " en fournit un excellent exemple.
Il s'agit d'un document relativement bien conçu de propagande antivax virulente. La majeure partie du texte consiste à expliquer l'ABC de l'immunologie, dont une grande partie n'est pas controversée. Comme le dit son auteur, Julius Ruechel : "Ce que j'ai exposé ici dans cet essai, ce sont des connaissances de base en virologie et en immunologie". Mais chaque point est agrémenté d'une tournure idéologique antivax. Le déconstruire dans son intégralité serait une corvée oppressante, mais je vais essayer d'en exposer brièvement l'essence.
Ses arguments antivax "de gauche" se résument pour la plupart à ce syllogisme :
Big Pharma produit les vaccins Covid.
Big Pharma est absolument corrompue par sa recherche du profit.
Par conséquent, les vaccins sont frauduleux et sans valeur.
Voici un petit échantillon de la façon dont l'article de blog en question exprime cette position :
"Aux yeux des laboratoires pharmaceutiques avides de profits et des institutions de santé publique nationales et internationales avides de financements, ce virus doit ressembler à une manne tombée du ciel."
"Et si ZéroCovid et la stratégie de sortie par le vaccin n'étaient que l'équivalent mondial, sanctionné par l'État, d'un dealer qui crée une dépendance chez ses clients pour continuer à leur vendre plus de médicaments ?"
"La sainte trinité des entreprises pharmaceutiques, de la santé publique et des organisations internationales de la santé, qui s'encouragent mutuellement dans leur soif d'un flux financier fiable : profits des actionnaires, budgets plus importants et dons des gouvernements."
Le message anti santé publique qu'il cherche à diffuser se résume comme suit :
"L'arnaque est claire. Il est temps de concentrer toutes nos forces pour arrêter ce train fou avant qu'il ne nous entraîne dans un état policier sans retour. Levez-vous. Exprimez-vous. Refusez de jouer le jeu. Arrêter cela nécessitera des millions de voix ayant le courage de dire NON - au travail, à la maison, à l'école, à l'église et dans la rue".
Et il étaye cet appel en citant cyniquement Martin Luther King sur la nécessité de confronter l'autorité par la désobéissance civile.
Qu’est-ce qui ne va pas dans cet argument ? J'ai fermement condamné les sociétés Big Pharma et la corruption profonde de leur pratique scientifique motivée par le profit. Dans mon récent livre The Tragedy of American Science (Haymarket Books, 2020), je l'ai qualifiée de "science dans l'intérêt des entreprises privées", par opposition à l'idéal de la "science dans l'intérêt public". Alors comment se fait-il que des laboratoires privés aient créé non pas un, ni deux, mais un certain nombre de vaccins sûrs et efficaces susceptibles de mettre le cauchemar contagieux sous contrôle ?
La prémisse du syllogisme selon laquelle Big Pharma est corrompue par la recherche du profit ne justifie pas la conclusion que ses produits sont forcément frauduleux. L'industrie multinationale a démontré sa capacité à accomplir des exploits scientifiques remarquables quand elle le veut. Mais c'est là que le bât blesse : il faut qu'elle le veuille. Et la seule chose qui peut lui donner envie est la perspective de récompenses matérielles sous la forme de profits démesurés.
C'était le but de l'Opération Warp Speed de l'administration Trump. Des milliards de dollars ont été versés à l'élite des grandes entreprises pharmaceutiques comme Pfizer et Johnson & Johnson, ainsi qu'à des start-ups de capital-risque comme Moderna, Vaxart et Novavax, qui n'avaient jamais mis de vaccin sur le marché auparavant. Le programme a été présenté comme une "course au vaccin" scientifique entre laboratoires de recherche concurrents, mais il s'agissait en fait d'une frénésie spéculative entre fonds spéculatifs concurrents.
Il a fallu une injection massive de l'argent des contribuables - des fonds publics, pas des capitaux privés - pour encourager la recherche et le développement de plusieurs vaccins viables. Mais des investisseurs privés qui ne prenaient aucun risque financier ont été autorisés à récolter les bénéfices financiers, dont l'ampleur a été délibérément cachée au public en permettant aux profiteurs de Warp Speed de contourner les règles traditionnelles des contrats fédéraux et la surveillance réglementaire. Cependant, même une analyse partielle révèle que Moderna et Pfizer ont verrouillé des ventes garanties de vaccins Covid de plus de 60 milliards de dollars pour 2021 et 2022. De plus, les analystes prévoient un marché annuel futur de 5 milliards de dollars ou plus.
Le fait est que, malgré tout cela, l'appât du gain des entreprises pharmaceutiques n'invalide pas les fruits de leur science.
La leçon essentielle de l’Opération Warp Speed n'est pas que les vaccins et les programmes de santé publique associés étaient frauduleux, mais qu'il n'y avait aucune raison matérielle de faire transiter tout cet argent par des sociétés privées. Les administrations Trump et Biden ont permis à des investisseurs privés d'organiser et de contrôler la recherche et la production de vaccins, et de devenir fabuleusement riches en s'appropriant tous les bénéfices. L'approche rationnelle et équitable serait de couper complètement l'investissement privé en nationalisant Big Pharma et en créant les vaccins dans des laboratoires financés par l'État.
Les réalisations remarquables de la science biomédicale cubaine démontrent comment même un pays relativement pauvre a pu - en l'absence d'intérêt pour le profit - mobiliser ses ressources scientifiques et financières pour créer et produire une série de vaccins Covid-19 sûrs et efficaces. Cuba a été le premier pays à immuniser sa population contre le Covid-19 avec ses propres vaccins. Et, contrairement à la négligence relative de Big Pharma à l'égard des pays plus pauvres, Cuba prévoit de partager ses vaccins avec l'Argentine, le Venezuela, le Mexique, la Jamaïque, le Vietnam, l'Iran et d'autres pays.
L'article de blog dont il est question ici cherche à terroriser ses lecteurs en évoquant une grande conspiration de "tous les fabricants de vaccins et des autorités de santé publique" et prétend que "les médias" sont aussi dans le coup, en raison des "milliards de dollars de publicité pour les vaccins qui circulent". Sans oublier le très populaire "Bill Gates, ses lèche-bottes de la santé publique et les sociétés pharmaceutiques qui lui chuchotent des mots doux à l'oreille".
L'auteur Ruechel fustige "nos autorités sanitaires" en ces termes : "Il faudrait être un idiot complètement inconscient et totalement incompétent, ou un salaud cynique avec un agenda" pour "nous forcer à nous soumettre à une tyrannie médicale basée sur des vaccins obligatoires, des rappels sans fin et des passeports vaccinaux." Et après tout cela, il a le chutzpah (l’audace indécente Ndt) d'accuser "nos autorités sanitaires" de "faire de l'hyperventilation éhontée" !
Comme je l'ai démontré, il existe des critiques valables et sérieuses à l'encontre de Big Pharma et des agences de santé publique américaines, mais la valeur essentielle des programmes mondiaux de vaccination Covid n'est remise en cause que par des crapules et des démagogues. Quant à sa critique des "médias", notre ersatz de contrarian (anticonformiste libertarien Ndt) ne tient absolument pas compte des nombreux journalistes d'investigation qui scrutent sans relâche les activités de Big Pharma et des responsables publics au quotidien.
Bien que j'aie caractérisé cet article de blog comme un exemple de propagande anti-vax de gauche, une précision s'impose. La critique erronée de Big Pharma est une contrefaçon de gauchisme ; son inspiration idéologique sous-jacente est d'une solide provenance de droite. Voici comment Ruechel expose ses principes fondamentaux :
"La liberté d'expression, les droits individuels, la propriété privée, la propriété individuelle, la concurrence, le débat de bonne foi, un petit gouvernement, des impôts minimaux, une réglementation limitée et des marchés libres (le contraire du capitalisme de copinage dont nous souffrons aujourd'hui), ce sont les freins et contrepoids qui protègent une société contre les charlatans sans âme qui échouent à des postes de pouvoir dans des institutions gouvernementales hypertrophiées et contre les fraudeurs parasites qui cherchent à s'attacher à la mamelle du gouvernement."
Comme l'a fait remarquer avec perspicacité un de mes collègues, Bob Schwarz, "Quels que soient les mérites partiels de tel ou tel argument pseudo-scientifique de l'article, au bout du compte, il s'agit simplement d'Ayn Rand déguisée avec une blouse de laboratoire".
Publication originale (21/11/2021) :
Against The Current