Combattre l’eugénisme capitaliste | Daniel Sarah Karasik
Iels appellent cela santé publique, mais à l'heure actuelle, c'est la santé pour un seul public - la classe dirigeante - et un risque effarant pour le reste. Cela n'est pas juste. Que le plus grand nombre d'entre nous se réunisse pour le dire, et devienne ingouvernable si celleux qui sont au pouvoir ne veulent pas écouter.
Daniel Sarah Karasik (they/them) est lea directeur·ice de la rédaction de Midnight Sun Magazine, un magazine de stratégie, d'analyse et de culture socialistes. Son livre le plus récent est le recueil de poésie Plenitude (Book*hug Press).
On nous a menti. Nos élites dirigeantes nous ont demandé de collaborer ce printemps, alors que la pandémie de Covid-19 se déclarait en Amérique du Nord. Elles nous ont dit de ne rien faire pendant deux semaines. Tenez bon pendant un mois, ont-elles poursuivi. Celleux qui ne pouvaient pas tenir le coup, que la coercition économique a poussés dans des lieux de travail empoisonnés par la maladie - travailleur·euses de première ligne, travailleur·euses migrant·es - ont été acheté·es avec des éloges sentimentales plutôt qu’avec des masques FFP2 : iels étaient des "super-héros", nous les avons "remercié·es". Les dessins d'enfants représentant des arcs-en-ciel ont proliféré sur les fenêtres à volets des quartiers riches, les familles aisées adressant leurs remerciements à la multitude dont la mobilisation leur a permis de s'abriter chez elles. La première vague de la pandémie a mis en évidence les inégalités qui divisent notre société. Elle a distribué la maladie et la mort selon ces mêmes critères. Mais on nous a dit que tout cela était nécessaire, qu'il s'agissait d'un sacrifice collectif - aussi inégalement réparti soit-il - qui protégerait les plus vulnérables et nous permettrait à tous·tes de retrouver assez vite de nouvelles versions modifiées, au moins, des joies de la vie sociale. C'était un putain de mensonge.
Le gouvernement de l'Ontario, dirigé par les conservateurs de Doug Ford, a maintenant mis en place un cadre de réponse à la pandémie qui ne fait que garantir l'isolement des personnes âgées et des personnes présentant un risque élevé de maladie grave du Covid-19 ; qui contraint les travailleur·euses de tous types (et leurs proches) à mettre leur santé en danger ou à souffrir de la faim ; et qui joue avec le spectre de l'invalidité à long terme d'une fraction importante des deux millions d'élèves des écoles primaires et secondaires publiques de la province. Comme le dit une professionnelle de la santé, le paradigme de l'Ontario "entérine la transmission exponentielle comme acceptable". Il est "âgiste, validiste et contraire à l'éthique", selon un autre médecin et chercheur en médecine. En forçant tout le monde à choisir, dans la mesure où iels ont le choix, entre les dangers de l'exposition au virus et les dangers d'un isolement prolongé, c'est un meurtre social prévisible et évitable qui a lieu. L'eugénisme capitaliste.
Des organisations locales de base comme Keep Your Rent Toronto, Encampment Support Network, Not Another Black Life, Toronto Prisoners' Rights Project, Maggie's. Toronto Sex Workers' Action Project et The People's Pantry sont en première ligne de la crise, faisant des heures supplémentaires pour éteindre les feux que le capitalisme colonialiste suprématiste blanc a allumés et qui se transforment maintenant en brasiers avec le Covid-19 comme carburant. Si le mot héroïque a un sens, les gens ordinaires qui bloquent physiquement l'expulsion de leurs voisins en pleine pandémie en font partie. La gauche au sens large doit soutenir ce travail non seulement en mobilisant une véritable diversité de tactiques chaque fois qu'un appel à la solidarité est lancé par de tels groupes, mais aussi en se regroupant autour de revendications de santé publique claires et applicables qui ont le pouvoir de rendre tous ces incendies plus gérables. Alors que la deuxième vague de la pandémie continue de s'amplifier, exigeons de celleux qui prétendent nous gouverner de SUPPRIMER LE VIRUS MAINTENANT !
Près d'un an après le début de la pandémie, cela est clair : les seuls pays qui ont évité les ravages de Covid-19 sont ceux qui ont réussi à éliminer presque totalement le virus. Le Viêt Nam, Taïwan, la Chine, Hong Kong, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, pour ne citer qu'eux, ont déployé des tactiques différentes pour gérer la propagation de la pandémie, mais tous partagent l'idée que le virus doit être éradiqué, que "vivre avec" signifie l'abandon meurtrier de personnes vulnérables et que c'est tout simplement inacceptable.
La "suppression agressive" est un terme utilisé en Australie pour décrire l'approche pandémique fructueuse de ce pays. Il décrit un objectif visant à éliminer la propagation du virus dans la population, à circonscrire rigoureusement les foyers viraux lorsqu'ils apparaissent, et à identifier et mettre en quarantaine les quelques inévitables cas importés puisque le virus continue de circuler dans le monde entier. Dans l'État australien de Victoria, un pic d'août qui a atteint environ 700 cas quotidiens a été maîtrisé si efficacement, grâce à des mesures comprenant des restrictions de mobilité et la fermeture de la plupart des espaces publics non essentiels (y compris les écoles et les garderies dans les zones les plus touchées), que l'État n'a enregistré aucun nouveau cas de transmission locale du 29 octobre au 5 novembre. Le dimanche 1er novembre, l'Australie dans son ensemble n'a enregistré aucun nouveau cas transmis localement, et aucun nouveau décès dû au Covid. Le même jour, le Canada a enregistré 3 244 nouveaux cas et 43 nouveaux décès. Le Brésil, situé comme l'Australie dans l'hémisphère sud, a enregistré 18 947 nouveaux cas et 407 nouveaux décès.
Les exemples de la région Asie-Pacifique prouvent qu'une approche de la pandémie qui ne recourt pas au meurtre social est possible. Non seulement la suppression agressive permet aux entreprises et aux activités sociales de reprendre en toute confiance lorsque le virus est pratiquement éradiqué d'un territoire, mais elle exprime aussi, et surtout, la conviction qu'un décès ou une incapacité de plus dus au Covid est de trop, et que les personnes âgées et les personnes handicapées méritent autant que les autres d'avoir accès à la vie publique.
Une telle approche n'est possible que si les mesures réactionnaires de santé publique imposées d'en haut sont effectivement contestées. Les syndicats, les associations professionnelles et les autres organisations de la société civile ne peuvent pas se limiter à des appels moraux à une meilleure nature de l'État (il n'en a pas), laissant toute la confrontation à de petits groupes en première ligne. La gauche doit promouvoir sa propre vision de la santé publique, en signalant sa volonté et sa capacité à se battre pour cette vision par le biais de tactiques allant de mobilisations perturbatrices dans la rue à des actions de grève généralisées. Nous devons insister sur le fait que personne n'est jetable, que l'idée de la ministre de la Santé de l'Ontario, Christine Elliott, selon laquelle nous devons "apprendre... à vivre avec [le virus]" est eugéniste, et que nous n'exigeons rien de moins que de SUPPRIMER LE VIRUS MAINTENANT !
Ce faisant, nous risquons de légitimer le pouvoir de l'État, en donnant à la police plus de latitude pour appliquer des mesures d'endiguement viral. Mais l'État n'a jamais eu besoin d'une excuse pour étendre son pouvoir ; la violence policière n'a jamais été limitée par la légalité. L'État utilise déjà sans relâche ses gangs en uniforme pour expulser les locataires, écraser les mouvements sociaux et terroriser les communautés de la classe ouvrière. Exiger collectivement de l'État qu'il protège les personnes vulnérables n'atténuera peut-être pas cette répression, mais ne pas le faire ne nous laissera certainement pas dans une meilleure situation. Bien qu'il faille du temps pour déterminer entre nous quelles sont les méthodes acceptables d'endiguement viral et celles auxquelles il faut s'opposer parce qu'elles vont trop loin, nous pouvons commencer par exiger de nos élites dirigeantes qu'elles adoptent l'objectif humain qu'elles rejettent clairement jusqu'à présent : l'élimination totale de la transmission du Covid-19 dans la population. Et comme dans tout effort visant à faciliter la vie des gens par le biais de la législation, nous pouvons reconnaître que nos gouvernements ont un pouvoir unique pour changer les grandes règles du jeu, et agir stratégiquement sur cette base, tout en restant conscient·es que le jeu est truqué contre nous et devra finalement être entièrement démantelé.
Nous devons nous battre pour ce que le sociologue radical Alan Sears appelle "la santé par le bas", où un public définit ses propres besoins en matière de santé et s'organise pour les obtenir, refusant d'accepter les dictats paternalistes de l'État sur ce qui est le mieux pour lui. Lorsque l'État laisse une infection se propager de manière incontrôlée sur les lieux de travail, exiger des congés maladie payés est nécessaire mais pas suffisant. Lorsque la transmission communautaire incontrôlée augmente considérablement la probabilité que le Covid-19 soit présent dans les écoles, exiger des équipements de protection individuelle adéquats pour les enseignant·es est nécessaire mais pas suffisant. Lorsque la politique de l'État laisse la prévalence virale à des niveaux tels que les personnes âgées et les personnes handicapées doivent s'isoler indéfiniment ou risquer la mort, exiger une augmentation des heures de travail du personnel dans les maisons de soins de longue durée est nécessaire mais pas suffisant. Le virus est un problème systémique et nous avons besoin de solutions systémiques. Nous devons nous battre pour les obtenir ensemble, comme un front uni, avec le plus grand nombre possible de nos ami·es, collègues, voisin·es et organisations.
Iels appellent cela santé publique, mais à l'heure actuelle, c'est la santé pour un seul public - la classe dirigeante - et un risque effarant pour le reste. Cela n'est pas juste. Que le plus grand nombre d'entre nous se réunisse pour le dire, et devienne ingouvernable si celleux qui sont au pouvoir ne veulent pas écouter.
#SuppressTheVirusNow !
Publication originale (08/11/2020) :
Briarpatch Magazine