"C'est ensemble que nous nous en sortirons" | Rebecca Solnit
L'essor de l'entraide face au coronavirus.
“Je crois que la générosité et la solidarité en action dans le moment présent offrent un avant-goût de ce qui est possible - et nécessaire.”
Les gens qui se comportent méchamment sont un élément essentiel de l'actualité, dont la pandémie nous fourni de nombreux clichés macabres. Rien qu'aux États-Unis, nous avons vu des manifestants armés de fusils dans la capitale du Michigan réclamer la fin du confinement, des femmes anti-vax en furie dans le capitole californien, des opportunistes stocker du désinfectant pour les mains afin de le revendre à profit.
L'un des plus grands clichés sur les catastrophes est qu'elles révèlent que la civilisation n'est qu'un mince vernis sous lequel se cache une nature humaine brutale. De ce point de vue, le mieux que nous puissions espérer de la plupart des gens en situation de crise est une indifférence égoïste ; au pire, ils se tourneront rapidement vers la violence. Nos pires instincts doivent être réprimés. Cela devient une justification de l'autoritarisme et d'un maintien de l'ordre musclé.
Mais les études sur les catastrophes historiques ont montré que ce n'est pas ainsi que la plupart des gens se comportent en réalité. Il y a presque toujours des gens égoïstes et destructeurs, et ils sont souvent au pouvoir, parce que nous avons créé des systèmes qui récompensent ce genre de personnalité et ces principes. Mais la grande majorité des personnes qui vivent des catastrophes ordinaires se comportent de manière tout sauf égoïste, et si l'on s'en tient à la métaphore du vernis, celui-ci se détache pour révéler beaucoup d'altruisme créatif et généreux et une organisation populaire brillante. Avec la pandémie mondiale, ces pulsions et actions empathiques sont plus larges, plus profondes et plus conséquentes que jamais.
Il y a une douzaine d'années, le terme "entraide" (mutual aid) était, pour autant que je sache, utilisé principalement par les anarchistes et les universitaires. D'une manière ou d'une autre, il a migré dans l'usage courant ces dernières années et maintenant, au milieu de la pandémie, il est partout. L'entraide a généralement signifié une aide offerte dans un esprit de solidarité et de réciprocité, provenant souvent de communautés en lutte, donnant du pouvoir à ceux qui s’aident, avec un objectif de libération et de changement social. Il s'agissait généralement de coalitions de bénévoles qui effectuaient des travaux tels que la reconstruction, la distribution de nourriture ou le soutien de camps de résistance. L'un des aspects les plus frappants de cette crise mondiale est le nombre de formes d'aide et de solidarité qui existent. Ces nouvelles formes de générosité que nous observons - organisation, réseaux, projets, dons, soutien et sensibilisation - sont innombrables et constituent une véritable explosion d'engagement altruiste.
Ce travail a été rendu plus difficile par le grand confinement - les écoles, les magasins, les rues et les bureaux vides. Et ce confinement est lui-même de l'altruisme en action - un confinement effectué par des milliards de personnes pour le bien de leurs communautés, ainsi que pour leur propre sécurité. Dans la phase initiale, nous nous sommes retirés des espaces que nous partageons par solidarité : nous nous sommes séparés pour nous rassembler. Nous avons intentionnellement produit, sous la forme des fermetures d'entreprises et d'écoles et en restant chez nous, un désastre économique sans précédent comme alternative à l'acceptation de la mort de masse.
En mars, de nombreux·ses propriétaires de petites entreprises et travailleur·ses du secteur des services aux États-Unis ont volontairement fermé leur entreprise, et donc leur gagne-pain, avant même que les ordres officiels ne soient donnés. En avril, 50 restaurateur·ices de la région d'Atlanta ont publiquement rejeté l'invitation du gouverneur de Géorgie à rouvrir leurs portes. Ensemble, iels ont publié une annonce dans un journal local et ont écrit : "Nous pensons qu'il est dans le meilleur intérêt de nos employé·es, de nos client·es, de notre communauté et de notre industrie de garder nos salles à manger fermées pour le moment."
Pour certains, rester à la maison peut être une contrainte, mais pour d'autres, cela signifie la ruine financière. Sacrifier sa propre sécurité financière pour le bien commun était un engagement solennel que les gens ont pris dans le monde entier. C'est l'une des particularités de cette crise : le fait de s'abstenir, ne pas faire, ne pas aller quelque part, ne pas poursuivre ses activités, était souvent un acte de générosité publique. C'est un sacrifice volontaire pour le bien public. Mais les gens ont fait plus que cela.
En mars, le National Health Service du Royaume-Uni a lancé un appel à 250 000 volontaires pour aider les personnes âgées, les personnes isolées et le personnel médical qui a besoin de livraisons. Plus de trois fois plus se sont inscrits. L'appréciation du NHS n'a fait que croître, et les applaudissements hebdomadaires généralisés à l'égard de ses travailleurs sont devenus l'une des interruptions bienvenues du confinement. À la mi-mars, un site Web a été lancé, répertoriant plusieurs centaines de nouveaux groupes d'entraide à travers le pays, afin que les gens puissent rechercher dans leur région.
"Dans mon quartier à Londres, nous avons eu tellement de [groupes d'entraide] que nous nous sommes divisé·es à l'échelle de la rue", m'a confié un Londonien. "Notre collectif de deux rues a fait des courses, récupéré des médicaments, créé une chasse aux œufs de Pâques - par la fenêtre - pour les enfants, tout cela pour s'entraider." Une autre a écrit : "Hackney, à Londres, propose toutes les activités habituelles, telles que l'achat de produits alimentaires et l'assistance, mais aussi des dons de téléphones pour les personnes hospitalisées, d'ordinateurs portables pour les enfants qui en ont besoin pour suivre des cours à domicile et de voitures pour le personnel médical redéployé dans l'hôpital de fortune de Covid-19."
Il y a quelques semaines, j'ai entendu quelqu'un·e se plaindre que Lexington, dans le Kentucky, comptait quatre groupes d'entraide - iels craignaient qu'un si grand nombre de bénévoles ne soient superflus ; j'ai été stupéfaite par l'abondance. Au cours de la rédaction de cet article, j'ai examiné plusieurs nouveaux projets d'entraide : la livraison de repas aux personnes âgées à Paterson, dans le New Jersey ; le groupe Twin Cities Queer and Trans Mutual Aid à Minneapolis-Saint Paul ; des projets d'aide aux Hopi, Zuni et Navajo dans les réserves du sud-ouest des États-Unis ; un projet de l'État de Washington visant à soutenir les sans-papiers ; des travailleur·ses du sexe s'organisant pour collecter des fonds d'urgence.
J'ai vu des personnes bloquées chez elles en isolement donner des cours de danse et de dessin, raconter des histoires, jouer de la musique en ligne pour encourager d'autres personnes en quarantaine ; des Italien·nes chantant ensemble depuis leur balcon et des Iranien·nes récitant des poèmes depuis le leur ; une jeune native du Nevada allant pêcher pour nourrir les membres de sa tribu paiute de Pyramid Lake. La plupart d'entre nous ont déjà vu ou accompli des actes de bonté ponctuels - faire une course pour un·e voisin·e fragile, écrire à la craie un message joyeux sur le trottoir, payer la facture des courses d'un couple en difficulté à la caisse, faire un don à une collecte de fonds pour une connaissance qui a été licenciée ou est tombée malade. Mais ces actions individuelles ne suffisent pas pour faire face à cette triple catastrophe que sont une pandémie virale, un effondrement financier et les conséquences émotionnelles, éducatives et autres du grand retrait.
Il y a donc aussi des gens qui créent des organisations pour fournir une aide pratique plus large et permanente - comme les jeunes de plus d'une douzaine de villes américaines qui livrent des produits alimentaires et des fournitures aux personnes âgées et immunodéprimées via un réseau appelé Zoomers to Boomers - et d'autres qui organisent un soutien émotionnel pour cell·eux qui se sentent isolé·es, notamment le programme britannique "Adopte un grand-parent". Il existe de nouveaux groupes, projets, organisations et réseaux, ainsi que d'anciens groupes qui se réoutillent pour faire face à la crise.
Thelma Young-Lutunatabua, organisatrice de la lutte contre le changement climatique basée à Fidji, m'a parlé du retour des formes traditionnelles fidjiennes de distribution équitable et coopérative de la nourriture, afin de s'assurer que personne ne soit laissé de côté. "C'est ensemble que nous nous en sortirons", a-t-elle déclaré.
Il y a quinze ans, immédiatement après l'ouragan Katrina, une organisation d'entraide appelée Common Ground Relief a été fondée par une poignée de personnes vivant dans la zone sinistrée, dont l'ancien Black Panther Malik Rahim. (Aux États-Unis, les exemples passés les plus célèbres d'entraide sont sans doute les programmes alimentaires du Black Panther Party dans les années 1960, destinés à soulager la faim dans les quartiers défavorisés). Le slogan du groupe était "solidarité, pas charité", une phrase inspirée par l'écrivain uruguayen Eduardo Galeano : "Je ne crois pas à la charité. Je crois à la solidarité. La charité est tellement verticale. Elle va du haut vers le bas. La solidarité est horizontale. Elle respecte l'autre personne. J'ai beaucoup à apprendre des autres."
Pour définir les idéaux de l'entraide, l'expression "solidarité pas charité" réapparaît sans cesse aujourd'hui. La charité implique souvent que la population touchée est impuissante ou incompétente pour répondre à ses propres besoins. Parfois, elle peut enlever la confiance et la fierté, même si elle apporte une aide tangible. La solidarité est, avant tout, une affirmation que nous sommes dans le même bateau, et l'entraide démontre que même en cas de crise, nous avons la force et la capacité de prendre soin de nous-mêmes. Le terme vient du livre de 1902 du philosophe anarchiste Pierre Kropotkine, L'Entraide, un facteur de l'évolution qui affirme que l'aide et la protection des autres et la satisfaction des besoins du groupe plutôt que de l'individu ont été essentielles à la survie de nombreuses espèces et sont évidentes dans les sociétés humaines anciennes et traditionnelles.
À l'époque actuelle du coronavirus, l'entraide a été utilisée pour décrire la myriade de nouveaux projets de coopération bénévole qui ont vu le jour en réponse à la catastrophe. Mais le paysage de l'entraide est complexe et varié. Prenez, par exemple, la création et la circulation des masques. Il existe tout un éventail d'économies des masques, allant du profit corrompu et du vol pur et simple - y compris par le gouvernement fédéral américain - au monde très différent de l'entraide créative. Beaucoup d'entre nous, moi y compris, ont fabriqué quelques masques pour cell·eux qu'iels connaissent. D'autres se sont lancé·es dans la production en série.
Matt Haney, superviseur de l'administration locale de San Francisco, a collecté des fonds et organisé la distribution de milliers de masques pour les habitant·es pauvres et sans logement du quartier de Tenderloin, qu'il représente. Adriana Camarena, une avocate de Mexico, a réalisé que les travailleur·ses journalier·es sans papiers près de chez elle, dans le quartier de Mission à San Francisco, avaient peu de matériel de protection et peu d'accès aux informations sanitaires pour faire face à la crise. Elle a donc commencé à fabriquer et à distribuer des masques en tissu et du désinfectant pour les mains, et à donner de brèves conférences éducatives pour les accompagner.
Pendant ce temps, l'artiste et professeure d'art Stephanie Syjuco s'est lancée dans la production de masse de masques pour répondre aux besoins des habitant·es d'Oakland et de Berkeley, en commençant par des masques pour un groupe qui lutte contre l'insécurité alimentaire chez les étudiant·es de l'UC Berkeley. Fin avril, elle avait déjà fabriqué 700 masques. L'Auntie Sewing Squad, fondée par Kristina Wong, une artiste de Los Angeles, compte aujourd'hui plus de 500 membres et a produit plus de 20 000 masques, selon Mme Wong.
Les tantes (et les oncles, mais surtout les tantes) ont commencé par fabriquer des masques pour les travailleur·ses hospitalier·es, puis pour les ouvrier·es agricoles, les personnes libérées par l'ICE (Immigration and Customs Enforcement) ou sortant de prison, les communautés de migrant·es et d'autres groupes vulnérables. Il s'agit d'un modèle d'organisation décentralisé et basé sur le volontariat : quiconque constate un besoin obtient des promesses de dons de la part des fabricant·es jusqu'à ce que le nombre requis soit atteint, et les masques magnifiquement fabriqués sont rassemblés et expédiés à leur destination. Nombreux·ses sont cell·eux qui paient leurs propres matériaux et le transport, et des dons soutiennent les autres. Cette semaine, l'équipe envoie une camionnette remplie de fournitures, notamment des masques, des matériaux et trois machines à coudre, à la nation Navajo, qui a été durement touchée par le virus. Les Navajos ne sont qu'une des nombreuses communautés indigènes auxquelles iels ont prêté main forte.
The Auntie Sewing Squad s'est même étendu à la cuisine pour soutenir cell·eux qui cousent. "Quand on est penché sur une machine à coudre pendant 12 heures, une bonne portion de pad thaï est vraiment la bienvenue", m'a dit une tante.
Les fabricant·es de masques américain·es, comme les donateur·ices aux programmes de distribution alimentaire, compensent en partie l'échec du gouvernement. Si le gouvernement fédéral s'était préparé à la crise et avait suivi les avis scientifiques sur la manière de répondre aux pandémies, ces efforts d'entraide auraient été moins nécessaires. On a beaucoup parlé des conditions de santé sous-jacentes qui rendent les individus plus vulnérables au Covid-19. Les États-Unis dans leur ensemble présentent des conditions sous-jacentes - racisme systémique, pauvreté et précarité financière, manque d'accès aux services de santé et à l'internet pour les familles rurales et pauvres - qui ont rendu cette crise bien pire qu'elle n'aurait dû l'être. Le vieil argument conservateur contre les programmes sociaux était que ces besoins devaient être couverts par la générosité des individus et des institutions indépendantes. Dans les sociétés inégalitaires, celles-ci n'ont jamais suffi à répondre aux besoins.
Ce que je retiens de cette crise, c'est qu'il n'y a pas de distinction claire entre les initiatives purement basées sur le bénévolat et les dons, et toute une série d'autres initiatives qui tentent de répondre aux besoins du moment. Il existe de nombreuses façons dont les entreprises et les travailleur·ses intensifient ou modifient ce qu'iels font et comment iels le font, par altruisme. Un groupe bouddhiste de Tallahassee, en Floride, a collecté 500 000 dollars pour acheter des masques en Chine destinés aux travailleur·ses médicaux·les de sa région. Le jet appartenant à l'équipe de football des New England Patriots a fait venir 1,2 million de masques directement de Chine pour contourner la surenchère du gouvernement fédéral sur les équipements de protection individuelle (EPI) du Massachusetts.
Ailleurs, le New York Times a publié un article sur des familles amish qui, alors que d'autres emplois se tarissaient, se sont mises à produire en masse des masques en tissu, des écrans faciaux et autres EPI pour la clinique de Cleveland, qui en avait un besoin urgent. (À l'instar du programme gouvernemental californien qui permet aux restaurants fermés de livrer des repas aux personnes âgées isolées, c'est là que l'aide devient littéralement mutuelle, répondant aux besoins des deux côtés de l'interaction). Il y a aussi les 43 ouvrier·es d'une usine de Pennsylvanie qui ont choisi de se confiner sur leur lieu de travail pendant un marathon de 28 jours de 12 heures, au cours duquel iels ont produit des dizaines de millions de livres de polypropylène, la matière première à partir de laquelle sont fabriqués de nombreux EPI. Comme les Amish, iels étaient payé·es pour leur travail, et travaillaient de manière intense et nouvelle, alimentée par un engagement social, pour répondre à un besoin urgent. L'un·e des travailleur·ses a déclaré : "Nous avons reçu des messages sur les réseaux sociaux d'infirmièr·es, de médecins, d'urgentistes, qui nous remercient pour ce que nous faisons. Mais nous voulons les remercier pour ce qu'iels ont fait et continuent de faire. C'est ce qui a fait passer le temps où nous étions là-bas rapidement, juste être capables de les soutenir."
Pendant les 1 000 derniers jours de la Seconde Guerre mondiale, les ouvriers des chantiers navals de la baie de San Francisco ont produit 1 000 navires de guerre - un navire de guerre par jour. Une entreprise aussi épique et urgente semble être à l'œuvre aujourd'hui, mais en dehors du gouvernement fédéral, et de tout gouvernement. Début avril, la branche de la baie de San Francisco du site d'information Hoodline a rapporté : "Jeudi matin, deux tonnes de feuilles de plastique laminées sont arrivées dans un entrepôt d'Alameda. À la fin du week-end, elles étaient devenues 16 000 protections faciales en plastique. Cette transformation spectaculaire est entièrement redevable à l'auto-organisation des fabricant·es de la région de la baie, qui ont transformé les espaces de fabrication, les universités, les ateliers et presque tou·tes cell·eux qui possèdent une machine à coudre, une machine à commande numérique ou une imprimante 3D en un corps ad hoc de fabricant·es de fournitures médicales." Le rapport a qualifié d'"usine partagée" cet effort auto-organisé impliquant des étudiant·es et des enseignant·es en design industriel. De tels efforts décentralisés, organisés sans autorité descendante, constituent une expérience d’entraide exemplaire.
En avril, 14 infirmièr·es et sept médecins de la même institution sont parti·es pour une mission d'un mois dans la réserve Navajo, dont les résident·es sont confronté·es à des niveaux élevés d'infection. Iels étaient coordonnés par l'initiative Heal (santé, équité, action et leadership) de l'UCSF, qui travaille avec des communautés pauvres et vulnérables, de Haïti au Népal. Son énoncé de mission est le suivant : "Nous cherchons à incarner la solidarité et à contribuer au mouvement pour l'équité en matière de santé dans le monde, mené par les communautés elles-mêmes." Cette initiative, fondée sur le principe de "solidarité pas charité", travaille avec des communautés en situation de détresse depuis six ans, et sera toujours là lorsque la crise immédiate sera passée.
Lors de catastrophes "ordinaires" - un ouragan, un tremblement de terre - il existe un phénomène appelé "convergence des volontaires", par lequel des personnes désireuses d'aider se rassemblent dans les zones touchées. Parfois, les gens sont si nombreux et les dons si importants que cela pose des problèmes de gestion à ceux qui sont au cœur de la crise. Il ne s'agit pas d'une catastrophe ordinaire - la zone touchée est située aux quatre coins du monde et la convergence est interdite - mais les gens se manifestent de diverses manières. Une partie de ce travail est toujours en cours - il y a toujours de la souffrance et de l'injustice à apaiser, et il y a toujours des gens qui essaient de le faire.
Même les catastrophes ordinaires ne se terminent jamais vraiment. L'impact de l'ouragan Katrina sur la Nouvelle-Orléans et d'autres parties de la côte du Golfe a duré de bien des façons - mais il y a, au moins, des aspects positifs à cet impact persistant. La Common Ground Health Clinic est née de Common Ground Relief. Quinze ans plus tard, elle fournit toujours des soins médicaux gratuits dans la région de la Nouvelle-Orléans.
La pandémie de Covid-19 et la crise économique ne prendront pas fin - si prendre fin signifie que les choses reviennent à la normale. Quel que soit le sens du mot "normal" au 1er janvier 2020, celui-ci ne reviendra jamais, pas plus que des millions d'emplois financés par le revenu disponible qui vient juste de se tarir. Il est bon de rappeler qu'au cours des dernières décennies, le retour au capitalisme des barons-voleurs du 19e siècle - via le démantèlement des filets de sécurité sociale et la transformation de l'éducation, des soins de santé et d'autres besoins humains fondamentaux en systèmes à but lucratif servant d'abord les actionnaires - a fait que la vie quotidienne était déjà devenue un désastre pour des milliards de personnes avant cette crise.
La route qui nous attend est longue et difficile. Sans changement radical, la façon dont la nourriture, le logement, les soins médicaux et l'éducation sont produits et distribués sera plus injuste et plus dévastatrice qu'auparavant. Il semble probable que les conservateurs plaident pour une austérité brutale et un abandon libéral des plus désespérés, tandis que le reste d'entre nous devra plaider pour une forme de post-capitalisme qui dissocie la satisfaction des besoins fondamentaux du travail salarié - peut-être par le biais du revenu de base que l'Espagne envisage d'introduire.
L'effet économique dévastateur de la pandémie rendra l'innovation essentielle, qu'il s'agisse de repenser l'enseignement supérieur, la distribution alimentaire ou le mode de financement des médias d'information. Le "Green New Deal" offre un modèle pour aller de l'avant en matière d'emploi et laisser les combustibles fossiles derrière nous, alors que ce secteur est en train de fondre et qu'une catastrophe climatique se profile. Les protestations dans de nombreux domaines - notamment les infirmièr·es qui réclament des EPI, et les travailleur·ses des entrepôts, de la livraison et de la restauration qui luttent contre des conditions de travail abusives ou dangereuses - suggèrent que les organisations de travailleur·ses pourraient gagner en force.
Je crois que la générosité et la solidarité en action dans le moment présent offrent un avant-goût de ce qui est possible - et nécessaire. La générosité et l'empathie de base de la plupart des gens ordinaires devraient être considérées comme un trésor, une lumière et une source d'énergie qui peuvent conduire à une société meilleure, si elles sont reconnues et encouragées. La plupart du temps, elles sont négligées, dépréciées et sabotées. Le capitalisme, et ses tentacules que sont le divertissement, la publicité et le marketing, s'efforcent de nous réduire à l'état de consommateur·ices. Cela signifie faire de nous le genre de personnes misérables, égoïstes et solitaires qui cherchent à s'épanouir en achetant des choses, et qui croient en la compétitivité comme force sociale de base. La compétitivité, ce mot moteur de l'idéologie du libre marché, signifie que nous sommes des rivaux·les et qu'il y a pénurie ; chacun·e de nous obtient plus en voyant que quelqu'un·e d'autre obtient moins.
La compétition est l'antithèse de l'entraide, qui n'est pas seulement un outil pratique mais une insurrection idéologique. Le fait que, même dans des pays comme les États-Unis, où ces messages de compétition et d'isolement sont bombardés depuis au moins 150 ans, des millions de personnes continuent à faire preuve de générosité et à répondre aux besoins qui deviennent visibles dans des moments comme celui-ci, témoigne de quelque chose concernant la nature humaine et les possibilités humaines. Ces pulsions sont fortes et profondes, et elles peuvent servir de base à quelque chose de différent. En effet, elles l'ont souvent été auparavant, lorsque la protection sociale européenne a été mise en place, lorsque les filets de sécurité sociale américains ont été créés et lorsque les gens se sont organisés à plus petite échelle pour prendre soin les un·es des autres.
Ce sentiment d'urgence et de destin partagé s'estompera en partie, comme c'est souvent le cas après une catastrophe, mais l'une des choses importantes à retenir est qu'une partie de ce sentiment existait déjà avant cette pandémie. Je pense parfois que le capitalisme est une catastrophe constamment atténuée et néttoyée par les réseaux d'entraide et de parenté, par la générosité des organisations religieuses et laïques, par le labeur des avocat·es des droits de l'homme et des groupes de défense du climat, et par la gentillesse des étranger·es. Imaginez que ces forces, cet esprit, ne soient pas seulement l'équipe de nettoyage, mais qu'iels soient cell·eux qui définissent l'agenda.
Ce que j'ai vu après des catastrophes antérieures, c'est que beaucoup de gens aspirent à "rentrer chez ell·eux" et à "revenir à la normale", mais certain·es trouvent dans l'instant un sentiment d'identité et de connexion si signifiant que quelque chose de ce qu'iels étaient et de ce qu'iels ont fait pendant la crise se poursuit dans la façon dont iles vivent le reste de leur vie. Parfois, il s'agit d'un changement de priorités et d'habitudes et d'un nouveau sentiment d'autonomie, mais il n'est pas rare qu'il s'agisse d'une nouvelle coalition, d'un nouveau réseau, d'un nouvel ensemble de priorités politiques, d'une nouvelle carrière politique ou d'une décision de travailler dans un domaine qui soutient l'ensemble. Et même cell·eux qui veulent que les choses reviennent à la normale constatent souvent qu'iels ont changé définitivement dans l’idée qu’iels se font d’ell·eux même et de ce qui compte le plus.
La pandémie marque la fin d'une époque et le début d'une autre - une époque dont la dureté doit être atténuée par un esprit de générosité. Un·e artiste penchée sur sa machine à coudre, un·e jeune livrant des courses à vélo, un·e infirmièr·e habillé·e pour les soins intensifs, un·e médecin se rendant dans la nation Navajo, un·e étudiant·e diplômé·e plongeant dans le lac Pyramid pour attraper des truites pour les ancien·nes, un·e programmeur·ice créant un site web pour organiser une communauté : le travail est en cours. Il peut être la base de l'avenir, si nous savons reconnaître la valeur de ces élans et de ces actions, si nous reconnaissons que les choses peuvent et doivent changer profondément, et si nous savons raconter d'autres histoires sur qui nous sommes, ce que nous voulons et ce qui est possible.
Publication originale (14/05/2020) :
The Guardian